Décolonisation : ouvrir un débat national
Lundi 29 juin 2020
Nous avons rencontré Gia Abrassart, journaliste décoloniale, antiraciste et féministe. Elle est l’une des porte-paroles francophones de Belgian Network For Black Lives, collectif qui a participé à l’organisation de la manifestation contre le racisme du 7 juin 2020, à Bruxelles.
Eduquer : Le rassemblement du dimanche 7 juin 2020, devant le Palais de Justice bruxellois, a réuni des milliers de personnes. Quels en étaient les mots d’ordre et les objectifs ?
Gia Abrassart : Au départ, la mobilisation a été lancée par l’asbl Change[1] suite au meurtre raciste de George Floyd aux Etats-Unis. Le collectif Belgian Network For Black Lives, qui regroupe une vingtaine d’associations néerlandophones et francophones, est venu apporter son soutien à l’évènement car, évidemment, les brutalités policières à l’égard des personnes racisées[2], le racisme systémique ou la négrophobie existent aussi chez nous, en Belgique. C’est cela qui a motivé la jeune génération à venir en force, avec sa « digne rage », de manière pacifique. Ces 10.000 personnes souhaitaient témoigner de leur solidarité, mais surtout, elles étaient là pour faire un lien avec la réalité belge.
Cette convergence des luttes et des revendications est historique. Cela fait maintenant une quinzaine d’années que des associations travaillent sur ces questions mais depuis ce dimanche, il y a une prise de conscience plus large, surtout autour des violences policières envers les Noir·e·s ou les personnes issues de l’immigration maghrébine. Ce n’est pas rien de réunir en plein confinement/déconfinement, autant de personnes qui acceptent de prendre le risque de se rencontrer, dont beaucoup de familles avec enfants ; et qui, pour la première fois, viennent dire que ce n’est plus possible. Selon moi, on aurait facilement pu arriver à 30 000 personnes dans un contexte hors pandémie.
Eduquer : Quand on est un jeune noir ou arabe, comment se caractérise le racisme ? Il y a quelques temps, sur le site de Franceinfo, un article expliquait que dans les familles issues de l’immigration, la peur de l’appareil policier se transmettait de génération en génération. Les parents mettent en garde leurs enfants en leur disant d’avoir toujours leur carte d’identité sur eux, et face aux agents, de ne pas faire de gestes brusques, de faire attention à leur façon de parler, de regarder...
G.A : Oui, par exemple, mes neveux adolescents métis se font systématiquement arrêter pour des contrôles d’identité. Ces contrôles au faciès sont des pratiques qui relèvent d'un racisme latent en Belgique. Bien sûr, cela pousse ces jeunes à croire que le système policier n’est pas là pour les protéger mais au contraire pour les stigmatiser. Cela les renvoie à leur altérité alors qu’ils sont belges à part entière.
Depuis notre naissance, nous, les personnes racisées, sommes considérées comme des citoyens ou citoyennes de seconde zone
Le racisme est partout. Depuis notre naissance, nous, les personnes racisées, sommes considérées comme des citoyens ou citoyennes de seconde zone. Par exemple, lorsque les médias évoquent des jeunes noirs ou arabes, c’est forcément pour les qualifier de « délinquants » ou de « casseurs », ce qui anime et encourage les discriminations raciales. Je peux aussi évoquer ce qu’on appelle « le plafond de verre racial », cette discrimination à l’emploi et au logement à l’égard des personnes racisées. S’il n’y a pas une décolonisation des imaginaires, les réflexes autour des stéréotypes racistes et sur les Noir·e·s persisteront.
Eduquer : On sait, par exemple, que les programmes scolaires n’abordent pas nécessairement la colonisation belge[3] ; on sait aussi que les enfants racisés vont davantage dans les filières qualifiantes, moins valorisées socialement… Est-ce qu’on peut dire que l’institution scolaire reproduit les discriminations racistes ?
G.A : En effet, les jeunes racisés sont davantage envoyés vers des catégories techniques ou professionnelles, cela parce qu’on part du présupposé que ces personnes, de toutes façons, ne sont pas assez qualifiées. En plus, on a besoin d’une main-d’œuvre servile, en lien avec le système capitaliste, ce qui fait que quelque part, il faut conserver cette forme de travail bon marché. Par ailleurs, le rapport de la Fondation Roi Baudoin ou celui de Khadija Senhadji de Actiris, mettent en exergue le fait que les afro-descendant·e·s, les Congolais·e·s en tous cas, sont quatre fois mieux éduqué·e·s que la population belge blanche, mais ne sont pas valorisé·e·s dans l’inclusion professionnelle.
Eduquer : On croit souvent que l’enseignant·e est neutre et par essence, égalitaire. Pourtant, de nombreuses études mettent à jour le fait que les profs reproduisent inconsciemment les stéréotypes racistes ou sexistes. Sans doute faudrait-il alors mieux les former, afin qu’ils engagent un travail individuel de déconstruction de ces stéréotypes…
G.A : Absolument, car personne n’est neutre, pas même les historien·ne·s qui travaillent sur la question léopoldienne ou sur le passé colonial de la Belgique. Ils peuvent en effet avoir des points de vue complètement divergents puisque la science n’est pas neutre. C’est pour cela qu’il faut former les gens. J’ai étudié le journalisme en 2004 et dans le cours sur l’histoire de la Belgique, il n’y avait qu’une demi-page sur le Congo. C’est donc ainsi qu’on éduque les futur·e·s journalistes, ceux et celles qui devront prendre la parole sur des questions internationales, alors que l’on sait que le Congo est intrinsèquement lié à la Belgique jusqu’en 1960...
Eduquer : La sociologue Amandine Lauro expliquait récemment dans un article[4] que l’histoire de la colonisation au Congo, c’était l’histoire de la société belge, l’histoire de toutes et tous, rejetant l’argument selon lequel une histoire plus «diversifiée» se justifierait en raison de la diversité du public scolaire…
G.A : Oui, elle a raison. Il en va d’une thérapie collective. C’est presque une mémoire transgénérationnelle qui doit être épurée, réhumanisée. Il faut accepter les erreurs du passé, la Belgique doit assumer son passé colonial. La transmission pédagogique de ce qu’était la colonisation au Congo et ses impacts doit se faire dès l’enfance, pour renverser les stéréotypes et harmoniser les récits. Plus on attendra, plus ce sera violent. La ministre de l’Enseignement, Caroline Désir a bien compris les messages[5] de Cécile Djunga[6], qui lui avait adressé une lettre ouverte pour rendre obligatoires les cours sur l’histoire du Congo et de la colonisation dans tous les réseaux et toutes les filières. Mais ça fait plus de dix ans que des associations belgo-congolaises et afro-belges demandent inlassablement des valises pédagogiques pour le corps enseignant et des formations spécifiques pour inclure ce pan du passé colonial...
Eduquer : Vous faites aussi partie de Café Congo, cette plateforme qui invite à poser une réflexion sur les relations belgo-congolaises actuelles. Café Congo s’est positionné dernièrement face au traitement médiatique par la RTBF de la mort de George Floyd. Qu’est-ce qui posait problème ?
G.A : Diffuser la vidéo de la mort de George Floyd pendant plusieurs minutes à la télévision sans prévenir qu’il y a des images qui peuvent être très choquantes, à caractère raciste, sans contextualisation et sans nommer la personne qui a été assassinée, c’est odieux et d’une violence... Il fallait absolument remettre cette séquence dans son contexte. Mais cela rejoint un racisme systémique. Quand on observe le plafond de verre racial dans les conseils d’administration de la RTBF, on comprend que le système a failli. J’ai étudié le journalisme donc je sais très bien que là-bas l’inclusion n’existe pas, il y a juste quelques personnes racisées qui servent d' « alibis ».
Pour en revenir à la manifestation du 7 juin, c’était une injure, ce qu’on a vu à la télévision, le fait que l’accent soit mis sur les détériorations, alors que les fauteurs de troubles ne sont arrivés que 2 heures après le rassemblement. Ces dégradations, que personne ne cautionne, sont le résultat d’une violence urbaine, peut-être de la jeune génération, de quelques dizaines de gens, mais ce n’est rien par rapport à la violence du déni qui a été fait jusqu’à aujourd’hui à l’égard de la population congolaise. Il ne faut pas oublier que la Belgique ne serait pas, architecturalement et économiquement aussi riche, s’il n’y avait pas eu le Congo. Il faut bien que les gens le sachent. Dans le livre «Une histoire financière et économique : Congo 1885-1960», il y a l’index de toutes les entreprises et familles qui se sont enrichies sur le dos des Congolais·e·s, avec le travail forcé des populations locales. Aujourd’hui, certains politiques sont d’ailleurs très frileux sur ces questions parce qu’ils sont, eux-mêmes, issus de ces familles.
Eduquer : En ce moment, on parle beaucoup du déboulonnage des statues de Léopold II… L’UMons a d’ailleurs retiré, il y a peu, suite à la pétition de l’étudiante afro-descendante Marie-Fidèle Dusingize, un buste qui était dans l’enceinte de l’université…
G.A : Oui, les statues de Léopold II sont la première métaphore pour avoir un espace public plus neutre. Mais après, ce qui est important, c’est la réparation mémorielle par rapports aux morts coloniaux, par rapport au travail forcé des populations locales. Se pose aussi la question de la réparation matérielle avec la restitution des artéfacts. En effet, le musée de Tervuren savait que les œuvres avaient été volées de manière violente. La Belgique doit assumer son passé colonial, quitte à présenter des excuses. C’est une revendication, saine, humaniste, pour rééquilibrer l’histoire. Il faut une commission mixte pour réfléchir à tout cela, mais qui ait une force de frappe aussi puissante qu’un ministère. Il faut que la monarchie, les institutions, le gouvernement, prennent leur responsabilité. Aujourd’hui, tout le monde doit passer à la caisse, on ne peut nier un tel passé, qui plus est, avec cette prise de conscience internationale. La mort de George Floyd, la manifestation du 7 juin, qui a réuni 10 000 personnes en moins de 72h, les 60 ans de l’indépendance à venir, tous ces éléments sont en notre faveur pour amorcer un débat national. Il n’y a plus de négociation possible. Nous avons accepté ces violences pendant trop longtemps.
Juliette Bossé, responsable de la revue
[1] Association qui se veut être un mouvement d’afropéens (Afro-Européens) en quête de valorisation et de promotion de la culture africaine. [2] Une personne racisée est une personne vue comme appartenant à une prétendue race et qui souffre, de ce fait, de racisme (femmesdedroit.be). [3] Manger végétal ou colonial ? Numéro 133. [4] Idem. [5] La ministre l’assure, dans le nouveau parcours d’apprentissage des élèves, l’histoire du Congo, de son indépendance et de sa colonisation seront abordées et systématiques. Le Soir 09/06/2020. [6] Ancienne présentatrice de la RTBF. Crédits photos: ©Teddy Mazina