Carl Rogers ou la «révolution silencieuse» dans l’enseignement comme dans toute relation

Jeudi 18 mars 2021

Carl Rogers (1902-1987) est un psychologue humaniste américain, également pédagogue et chercheur, auteur de nombreux livres. S’il a influencé les métiers de la relation, il reste pourtant peu et mal connu, tant du grand public que des professionnels. Partant de ce constat, nous avons eu l’envie de vous faire découvrir la vie de cet homme, son œuvre et sa conception novatrice de la relation à l’autre.

1902: naissance de Carl Rogers dans la banlieue de Chicago.
1927-1939: psychologue dans une institution pour la protection de l’enfance.
1940-1965: enseignant dans diverses universités américaines, il développe sa propre méthode d’enseignement.
1951: publication et succès de «la thérapie centrée sur le client», qui deviendra l’Approche Centrée sur la Personne (ACP).
1957 et après: intérêt croissant pour les groupes et organisation de groupes de rencontres pour les enseignant·e·s. Aide à la résolution de conflits internationaux.
1987: nomination au prix Nobel de la Paix et décès.

Sa vie

Carl Rogers est né en 1902 dans la banlieue de Chicago au sein d’une famille nombreuse. Ses parents lui donnent une éducation très stricte, empreinte des valeurs religieuses du protestantisme associées à la vertu du travail. Il a 12 ans lorsque ses parents décident de déménager à la campagne pour y exploiter une ferme selon les dernières techniques de pointe, son père étant ingénieur. C’est là que Carl commence à s’intéresser à la Nature, au vivant et son évolution, passion qu’il va garder toute sa vie. Son quotidien se caractérise dès lors par un double travail : le travail scolaire et celui de la ferme, qu’il sait accomplir en parfaite autonomie. Autonomie et responsabilité sont deux qualités qui seront plus tard au cœur de son approche. A 20 ans, il a l’opportunité de faire un voyage de groupe de 6 mois en Chine ; ce périple va profondément influencer sa vie. Il découvre d’autres manières de vivre qui développent sa liberté de penser et sa confiance en son intuition. Féru de lecture, il s’intéresse à de nombreux domaines. Après avoir commencé des études d’agronomie puis de théologie, il trouve finalement sa voie dans la psychologie et plus tard dans l’enseignement de cette matière. Dès 1927, il commence à travailler au sein d’un institut pour la protection de l’enfance, ce qui le met en contact avec des délinquants: «Dans les premiers temps, il applique les méthodes en vigueur, basées sur les mensurations et les statistiques (…) Mais ces méthodes où la dynamique de la personnalité et le propre avis du patient ne sont pas considérés, lui paraissent vite limitées. A l’évidence, ce qu’il a utilisé jusqu’alors pour aider ses jeunes délinquants ne produit pas les effets durables escomptés»[1]. Il lui semble que les résultats superficiels obtenus proviennent du fait que les jeunes sont dirigés vers une solution connue du psychologue, mais sans sollicitation de leur avis ou vécu. Il développe donc une manière très personnelle de mener ses entretiens. Il s’inspire notamment de sa rencontre avec Otto Rank, dont il apprécie la façon d’entrer en relation avec le patient, de personne à personne, et non en tant qu’expert (posture tout à fait inédite pour l’époque). Se fiant de plus en plus à sa propre expérience, la pratique de Rogers évolue. Il met en œuvre une forme de psychothérapie innovante, qui va connaître un succès mondial considérable: l’Approche Centrée sur la Personne. Il publie le résultat de ses recherches (en lien avec sa pratique) dans plusieurs ouvrages considérés comme fondamentaux: Relation d’aide et psychothérapie (1942), Client-Centered Therapy (1951) et le célèbre Le développement de la personne (1961). Les titres de ces ouvrages reflètent l’évolution de l’approche de Rogers. Dans son premier ouvrage, Rogers invente le terme de non-directivité, qu’il abandonne dès 1951. En effet, la notion de non-directivité a fait couler beaucoup d’encre, surtout en Europe… Elle est l’objet de malentendus encore tenaces: on l’associe souvent à de la passivité ou de l’indifférence, ce qui n’était pas l’intention de Rogers. Il a, dès lors, préféré la notion d’approche centrée sur le client (pour accentuer la position égalitaire qu’il préconise) et enfin d’«Approche Centrée sur la Personne» ou ACP. Comme nous allons le voir, cette approche a révolutionné le monde de la psychothérapie, mais pas seulement: en effet, elle trouve de nombreuses autres applications, notamment dans les secteurs de l’éducation, l’enseignement, la médiation, la santé et l’accompagnement social[2] .

Au cœur de sa pensée: la confiance inébranlable dans le potentiel de la personne, sa capacité à grandir, à trouver ses propres réponses. Chacun a en lui des ressources suffisantes pour réaliser son potentiel

L’Approche Centrée sur la Personne (ACP)

En quoi son approche est-elle novatrice, voire révolutionnaire pour son époque? «Carl Rogers s’oppose à l’objectalisation du patient, au diagnostic, à l’interprétation (de type psychanalytique) et au conseil psychologique. Dès cette époque, il considère que le rôle du thérapeute n’est pas de résoudre les problèmes du client, mais au contraire de l’aider à déterminer ses propres buts. L’objectif de la relation d’aide psychologique est de permettre au client d’acquérir une compréhension de lui-même telle qu’il devient capable de résoudre ses difficultés par lui-même»[3]. L’approche qu’il a élaborée se fonde sur plusieurs concepts-clés. Ce sont des concepts que beaucoup d’entre nous connaissent de nom, sans savoir que c’est Rogers qui les a développés et diffusés. Au cœur de sa pensée: la confiance inébranlable dans le potentiel de la personne, sa capacité à grandir, à trouver ses propres réponses. Chacun a en lui des ressources suffisantes pour réaliser son potentiel Il y a plusieurs conditions nécessaires à cette croissance, ce sont les attitudes que le/la thérapeute, l’enseignant·e, le/la travailleur·se social·e, l’infirmier·e, etc. vont incarner:

  • L’empathie: c’est la faculté intuitive à se mettre à la place de l’autre. Rogers écrit: «Être empathique, c’est percevoir le cadre de référence interne d’autrui aussi précisément que possible et avec les composants émotionnels et les significations qui lui appartiennent comme si l’on était cette personne, mais sans jamais perdre de vue la condition du ‘comme si’»[4].
  • La congruence (l’authenticité): c’est la cohérence entre ce que la personne ressent, pense et agit dans sa relation à l’autre. C’est notamment oser se montrer «tel·le que je suis, vulnérable, avec des défauts, en étant simplement moi». «Lorsque mon attitude reflète l’agacement que j’éprouve vis-à-vis de quelqu’un mais que je n’en suis pas conscient, ma communication comprend des messages contradictoires (…) ce qui crée une certaine confusion chez l’autre personne et la rend moins confiante, bien qu’elle puisse être inconsciente de ce qui cause la difficulté entre nous»[5] .
  • La considération positive inconditionnelle, sans jugement de l’autre et de soi-même: chaque personne est acceptée telle qu’elle est, avec le cadre de référence qui lui est propre. «Il faut que le client se sente en état d’acceptation. En d’autres termes, il faut qu’il éprouve la liberté de me dire tout ce qu’il souhaite, de se présenter à moi sous n’importe quel visage - son discours étant toujours accueilli avec un intérêt soutenu, quel qu’en soit le contenu. Dans le cas d’une jeune fille qui évoque son père, par exemple, il doit être tout à fait évident pour elle que la qualité de mon intention ne changera pas si elle me parle de son amour pour lui, ou si elle affirme le haïr. Je n’ai à préférer ni un sentiment banal, mais positif, ni un sentiment scandaleux (…). Ce qui compte, c’est qu’elle me parle d’elle-même».[6]

En résumé, il s’agit de manifester envers l’autre une attitude humaine, chaleureuse et encourageante. Pour Rogers, ces attitudes ne constituent pas une technique, il s’agit d’une manière d’être avec l’autre, une philosophie. La richesse de cette approche est que ces attitudes peuvent s’appliquer à toutes les relations humaines, nous pouvons toutes et tous nous en inspirer et apprendre à les pratiquer.

Nouveaux axes de travail

A partir de 1965, Carl Rogers a comme objectif de diffuser son approche au plus grand nombre à travers le monde. Initiée pour la thérapie individuelle, il élargit le cadre de son approche aux couples, aux groupes et à l’enseignement. Il consacre les années 70 à écrire des ouvrages de référence pour chacun de ces publics. Dans son livre, «Réinventer le couple», paru en 1973, il décrit longuement des exemples de sa pratique pour mieux aider les couples dans leur relation. La communication tient une place centrale dans son approche: l’écoute de l’autre, mais aussi de soi, de ses besoins. Il invite la société tout entière à s’interroger sur ce qu’est la relation amoureuse: «Pour l’auteur encore, il existe quatre critères déterminants qui peuvent faire espérer une révolution: progresser ensemble, se dire tout, être soi, reconnaître et accepter l’autre»[7]. En 1970, il publie «Les groupes de rencontre», un guide destiné aux animateur·trice·s de groupe et thérapeutes. Il anime lui-même quantité de groupes aux 4 coins de la planète: groupes de thérapie, de professeur·e·s, groupes interculturels… Son action prend une tournure politique lorsqu’il s’implique dans la résolution des conflits en Irlande du Nord, en Amérique centrale ou en Afrique du sud à l’époque de l’apartheid: «Ses actions en faveur de la paix, de la compréhension mutuelle et de la tolérance lui vaudront d’être nominé au prix Nobel de la paix en 1987, mais malheureusement, il meurt cette même année»[8].

Une nouvelle pédagogie

Rogers a la conviction que son approche peut être bénéfique à d’autres types de groupes: les élèves de tout âge. Il recommande aux enseignant·e·s de se baser sur les mêmes attitudes d’authenticité, de considération positive et d’empathie. Son livre «Liberté pour apprendre», détaille les fondements théoriques et la mise en pratique de sa pédagogie dans plusieurs types d’enseignement (primaire, secondaire et supérieur). Rogers y critique virulemment l’enseignement traditionnel, qui pousse à l’apprentissage de connaissances par cœur, évalue par des examens, etc. Son objectif: contribuer à une véritable révolution dans l’enseignement, dont la finalité devrait être l’épanouissement de la personne tout entière. Un chapitre de son livre porte un titre on ne peut plus clair et provocateur: «Projet de révolution dans l’enseignement universitaire». Il considère que l’enseignant·e ne doit pas être «un·e maître à penser» mais plutôt un «facilitateur d’apprentissage». «J’en suis arrivé à croire que les seules connaissances qui puissent influencer le comportement d’un individu sont celles qu’il découvre lui-même et qu’il s’approprie. (…). Le rôle du pédagogue n’est pas d’enseigner. Il est d’écarter les obstacles qui empêchent l’élève de comprendre par lui-même le problème posé[9] ». «On peut faire confiance à l’élève, assure-t-il, et celui-ci aime apprendre, pourvu que quelqu’un soit là qui crée, par son attitude surtout, un environnement favorable à une participation responsable dans le choix des buts et des moyens».

Résistances et limites

Une telle pédagogie, séduisante sur papier, n’est pourtant pas toujours simple à mettre en place. Il peut y avoir des résistances à tous les niveaux, le gain d’autonomie à un niveau faisant perdre une partie de pouvoir à un autre. Carl Rogers et les professeur·e·s qui ont pratiqué son approche ont observé des résistances: - de la part d’élèves et étudiant·e·s préférant ou ayant besoin d’un cadre clair, de directives précises; - de la part de professeur·e·s qui ont peur de laisser tout ou une partie de leur pouvoir à la classe en ce qui concerne les décisions d’organisation, de programme à voir, de cotation des acquis, etc.; - de la part des parents qui s’inquiètent de la discipline, de la quantité des apprentissages, etc.; - de la part des directions d’établissements et des administrations qui dépendent des politiques en vigueur, etc. Carl Rogers avait bien conscience que l’implémentation de sa pédagogie constitue un véritable changement de paradigme, un virage à 180 degrés. Virage qui nécessiterait un changement de politique pour être réalisé à grande échelle. Entre ces extrêmes, il appelait chaque école à trouver son juste curseur.

Prolongements

Carl Rogers a toujours refusé de fonder un institut international de l’ACP qui aurait été la seule référence de base et aurait pu rigidifier son approche. Il souhaitait avant tout que celle-ci puisse continuer à évoluer en fonction des nouvelles recherches. Son approche continue d’être enseignée dans divers centres, en Europe et dans le reste du monde. Rogers a contribué à former Thomas Gordon et Marshall Rosenberg, tous deux pionniers dans la diffusion des principes de Communication Non Violente (CNV). De manière plus large, il a marqué de son empreinte tous les domaines du champ social, de la relation d’aide à la pédagogie. Les notions qu’il a mises en avant comme celles de compréhension empathique, de considération positive inconditionnelle, de respect de l’individu, etc., y sont devenues fondamentales et incontournables. C’est à juste titre qu’il est considéré dans plusieurs classements, notamment celui de l’Association Américaine de Psychologie, comme l’un des psychologues les plus influents du XXe siècle.  

Nathalie Masure, Ligue de l’Enseignement


3 conditions sont nécessaires à la croissance de l’individu, que ce soit en thérapie, dans l’enseignement… et même dans toutes nos relations:

  • l’empathie: savoir se mettre à la place de l’autre,
  • la congruence: l’authenticité, l’accord entre ce qu’une personne sent, pense et agit,
  • la considération positive inconditionnelle, sans jugement, de l’autre et de soi-même

Le saviez-vous?

Carl Rogers est considéré comme pionnier dans la recherche en psychothérapie. Il a été le premier psychothérapeute universitaire à utiliser les enregistrements de session de psychothérapie à des fins de recherche scientifique.


Pour en savoir plus:


[1] www.psycho-ressources.com/bibli/carl-rogersbiographie.pdf / page 16 [2] Wikipédia: https://fr.wikipedia.org/wiki/Approche_centr%C3%A9e_sur_la_personne [3] Extrait de Wikipédia, article réalisé pour Wikipédia par l’ACP: https://fr.wikipedia.org/wiki/ Approche_centr%C3%A9e_sur_la_personne [4] Rogers (C), a way of being, Boston 1980, Houghton Mifflin compagny, cité dans: Processus de conceptualisation d’«empathie», Edith Simon, Dans Recherche en soins infirmiers 2009/3 (N° 98), pages 28 à 31: voir lien: www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers2009-3-page-28.htm [5] Rogers, «Le développement de la personne», Editions Dunod, Paris, 2005, p 37 [6] Gilbert Mury, «Introduction à la non-directivité», éditions E. Privat, Toulouse, 1973 [7] http://deployezvosailes.free.fr/Carlrogers/livre/livre%20ACP.htm [8] www.acpfrance.fr/qui-est-carl-rogers/ [9] Cette citation de Rogers est célèbre, elle est notamment en lien avec la pédagogie Freinet: www.icem-pedagogie-freinet.org/node/4387  

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