Blessures d’école

Samedi 1 avril 2017

La «violence» à l’école est définie comme une sorte de violence inédite et d’ampleur effrayante qui émanerait des élèves contemporains, en comparaison d’un âge d’or scolaire où l’enseignant était forcément «respecté». Le problème sociologique oblige pourtant à remonter à l’institution elle-même, à penser l’école et non la seule violence scolaire, bref, à considérer la forêt cachée par l’arbre. De fait, depuis le Moyen âge, l’institution scolaire s’est bâtie sur la violence: autorité rigide, pensionnats-casernes, châtiments corporels, discipline étouffante, etc. et aujourd’hui, exclusion dans les filières de relégation et stigmatisation scolaire…
Comme d’autres sociologues, j’ai eu l’occasion de rappeler à plusieurs reprises, l’intérêt crucial de distinguer, à la suite du sociologue américain Peter Berger, le problème social du problème sociologique. Le problème social, c’est la façon dont le grand public, ou plutôt, de façon plus subtile, les «dominants» d’un monde social posent le problème. La «violence» à l’école est alors définie comme une sorte de violence inédite et d’ampleur effrayante qui émanerait des élèves contemporains, en comparaison d’un âge d’or scolaire où l’enseignant était forcément «respecté». Le problème sociologique oblige au contraire à remonter à l’institution elle-même, à penser l’école et non la seule violence scolaire, bref à considérer la forêt cachée par l’arbre, pour le poser de façon plus directe. Si l’on décide d’appeler «violence» les incidents avec les élèves, cette usure éprouvante que vivent de nombreux enseignants, il importe alors de donner à la «violence», un terme que je préfère garder entre des guillemets prudents, une dimension la plus large possible, qui puisse articuler la violence éventuelle émanant des élèves, dans des situations bien définies, et dans un contexte précis, à la violence institutionnelle, celle qui émane, sous différentes formes, changeantes historiquement, de l’institution scolaire elle-même. C’est l’articulation de ces deux formes qui aide à comprendre le «problème», et non une seule de ces formes prise séparément de façon artificielle.

L’école s’est bâtie sur la violence

Et pour comprendre pleinement le problème sociologique, il est nécessaire de le considérer historiquement, de saisir les transformations de longue durée de ce que nous appelons la «forme scolaire», à la suite du sociologue lyonnais Guy Vincent. Ne mâchons pas les mots. Le bilan sociohistorique est clair. Depuis les débuts de l’école chrétienne primitive, à la chute de l’Empire romain, si l’on suit ce grand sociohistorien qu’a été Émile Durkheim[1], l’institution scolaire s’est construite sous une forme violente. La forme scolaire, aux lentes et longues transformations historiques, s’est bâtie sur une violence fondamentale, aux multiples déclinaisons. L’école s’est avant tout érigée sur une longue tradition de pensionnat, qui culmine sous la forme du pensionnat-caserne qu’ont encore connu nombre de lycéens français et de collégiens et écoliers belges jusqu’au milieu du siècle passé. Ensuite, l’école a instrumentalisé sur le long terme les châtiments corporels, sans que la réflexion humaniste sur ces châtiments parvienne à freiner, dans certains systèmes éducatifs occidentaux, la brutalité calculée des coups de règle, de baguette, de férule, ou de fouet autrefois.

Du Moyen âge à mai 68

Prenons quelques jalons de cette violence-là. Les historiens du haut moyen-âge rapportent l’exemple éclairant d’une école monastique, celle de St-Gall, où les élèves excédés, en l’an 937, finissent par mettre le feu au grenier où l’on conserve les fouets[2]. Dans le collège jésuite, sous l’Ancien régime, l’aversion personnelle des pères jésuites pour l’usage du fouet ne les empêche pas de déléguer cette tâche à un garde-chiourme spécialisé, comme le portier du collège[3]. Plus généralement, au-delà de l’aspect choquant actuellement, en termes de civilisation des mœurs, pour suivre Norbert Elias, de la brutalité physique employée par les maîtres, il faut noter que la forme scolaire, dans le traitement des enfants en particulier, se construit sur une autorité rigide qui se calcifie et s’érige en norme indéboulonnable et indiscutable au point de devenir insupportable pour les lycéens français du XIXe siècle. Ces derniers se rebellent, en particulier sous la Troisième République, de façon spectaculaire. Internats dévastés, barricades, combats à coups de barre-de-fer contre les forces de police qu’on lance à leur assaut, les lycéens se rebellent face à une forme scolaire rigide et carcérale, devenue complètement irrespirable. On leur interdit de se parler (consigne du silence absolu, monacal), de jouer entre eux, de sortir de ces écoles-casernes étouffantes. Ils veulent de la liberté, un relâchement de la discipline. Ils l’auront progressivement, à partir de la toute fin du XIXe siècle[4]. Nos écoliers et «lycéens» belges ne sont pas, historiquement, dans une situation bien différente de celle des Français. L’école, de la petite école des prolétaires à l’athénée des enfants de la bourgeoisie, se construit au fil du XIXe siècle comme le même espace rigide et carcéral, basé sur une discipline étouffante. L’univers du pensionnat belge n’est guère différent de celui vécu par les petits Français. Plusieurs témoignages bien connus de la Ligue de l’Enseignement éclairent sur l’amertume et le ressentiment des anciens élèves: un Alexis Sluys en particulier a bien décrit les conditions infâmes et ahurissantes qu’il a connues dans les petites écoles de Bruxelles et des faubourgs, puis en tant que futur instituteur[5]. Le désir d’une rénovation, d’une modernisation scolaire, porté par la Ligue, incluait celui d’une révision profonde de la forme scolaire autoritaire et cloisonnée dont nous héritions un peu partout en Europe[6]. Un autre prolongement, en direction de l’éducation nouvelle, viendra d’un déçu notoire de l’école du XIXe siècle, Ovide Decroly. S’il fallait poser de façon un peu arbitraire, mais très symbolique, une date dans le XXe siècle où l’affrontement a été emblématique entre les partisans d’une forme scolaire disciplinaire, autoritaire, et les déçus ou opposants de cette méthode, je dirais sans surprendre beaucoup qu’il faut prendre Mai 68 comme balise. Mai 68 n’est, il est vrai, que le produit localisé d’une séquence d’expression et d’émancipation de la jeunesse, notamment universitaire, au courant des années 1960. Mais partout où la contestation se met en place, elle fait chanceler la forme scolaire traditionnelle, à l’université en particulier. D’une certaine manière, plutôt que de poser l’affrontement en Belgique entre le «traditionnel» et le «rénové» comme méthodes pédagogiques, il faudrait poser la confrontation entre une forme scolaire vieillie et ankylosée et une jeunesse en quête d’émancipation qui la voue aux gémonies.

Violence structurelle actuelle

Quasi cinquante ans après, les termes du débat ont changé. Un discours allergique à Mai 68, et sensible aux formes anciennes, conventionnelles autrefois, de «l’autorité» d’airain au recours à «l’internat» comme solution pédagogique, a refait surface, peu importe l’obédience politique d’ailleurs (je me rappelle d’un ministre socialiste français vantant il y a une vingtaine d’années le grand retour de l’internat pour «resocialiser» et «rescolariser» les élèves jugés problématiques). On vante à la télévision française ces mêmes internats, ou un encasernement et un encadrement militaire pour prendre en charge les jeunes des banlieues. L’époque donne ainsi dans le déjà vu, avec des nostalgies politiques ou médiatiques pour des déclinaisons très anciennes de la forme scolaire. Or l’école n’a pas cessé d’être violente, mais sa violence s’exprime autrement aujourd’hui. Elle se situe surtout, sous une forme terrible, dans les processus d’exclusion et d’orientation qui amènent les enfants des classes dominées à se retrouver dans des filières de relégation, en Belgique comme en France. Elle culmine, en tant que violence, dans le rangement de ces enfants et adolescents dans des établissements homogènes du point de vue social, parfois ethnique, parfois même de genre dans les filières professionnelles. à cette violence structurelle, celle que Bourdieu appelait l’exclusion de l’intérieur (le système ne rejette plus de la scolarité à longue durée les enfants des classes populaires, il les «range» simplement dans des filières dominées)[7], s’ajoutent les stigmatisations scolaires diverses subies par les élèves au fil de leur carrière scolaire disqualifiées. La souffrance du «cancre», vécue par l’écrivain Daniel Pennac au fil des stigmatisations scolaires subies, est toujours d’actualité. Les élèves répondent à ces stigmatisations et à ce qu’ils perçoivent malaisément de la violence de l’exclusion de l’intérieur, par des conduites de défi, ces incidents dont je parlais plus haut. L’engrenage se noue entre des enseignants en doute sur leur statut, leur rôle, leur «autorité», et des élèves que leur carrière scolaire a préparés à détester cordialement l’école. L’école, on l’a vu, est violente. Son ADN, si je puis dire, était intrinsèquement violent. Mais de façon ambivalente, l’école porte en elle également des siècles d’histoires de rencontres enchantées entre des enseignants et des élèves, de découverte des savoirs, d’initiation, d’écoute et d’intercompréhension. Cet ADN a muté au fil des siècles, il porte aujourd’hui des visages pédagogiques divergents, qui ont permis, par leur confrontation, par le débat entre ces formes rivales, de ne pas réserver au seul modèle froid, austère, autoritaire d’autrefois l’action éducative. L’école pourrait évoquer le plaisir et l’enrichissement intellectuel, et non l’ennui et le dégoût, voire la phobie, ressentis actuellement par certains élèves. Reste que si cette école clivée, injuste socialement inégalitaire, celle qui produit la relégation, n’est pas prise à bras le corps, et avec les moyens nécessaires, sur cette dimension cruciale, la quête du plaisir par l’école ne sera jamais qu’une marotte envisagée du sommet des classes sociales.   Philippe Vienne, chargé de cours à la Faculté de Philosophie et Sciences sociales de l’ULB [1] DURKHEIM É, L’évolution pédagogique en France, Paris, P.U.F., 2e édition, 1969 [1re édition, 1938]. [2] PICARD J.-Cl., «L’éducation dans le Haut Moyen-Âge», Histoire de l’éducation, n°6, 1980, p. 5. [3] MARCHAND P., «La violence dans les collèges au XVIIIe siècle», Histoire de l’éducation, n°118, 2008, pp. 67-82. [4] THIERCÉ A., «Révoltes de lycéens, révoltes d’adolescents au XIXe siècle», Histoire de l’éducation [En ligne], n°89, 2001, mis en ligne le 13 janvier 2013. URL: http://histoire-education.revues.org/842 [5] SLUYS A., Mémoires d’un pédagogue, Bruxelles, Editions de la Ligue de l’Enseignement, 1939. [6] Histoire de la Ligue de l’enseignement et de l’Éducation permanente. 1864-1989, Bruxelles, Ligue de l’enseignement, 1990. [7] BOURDIEU P. (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, coll. «Libre Examen», 1993.  

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