Un monde modelé par les IA: nouveaux enjeux pour l’enseignement?

Mercredi 13 mars 2019

Comme on l’a vu plus haut, l’IA bouleverse le marché du travail et pourrait menacer les valeurs de l’humanisme, en érodant petit à petit une certaine souveraineté sur nos vies. En même temps, avec les prouesses impressionnantes de l’IA, toute une série de compétences scolaires semblent devenir obsolètes. On pourrait voir l’IA comme une chance de développer à l’école d’autres aptitudes, jusqu’ici négligées. Entre ces menaces et ces performances, que peut l’enseignement pour préparer les adultes de demain à ces perspectives imprévisibles? Personne n’a la réponse définitive, bien sûr, car nul ne sait à quoi va ressembler le monde de 2050. Malgré tout, se préparer à l’imprévisible reste envisageable.

L’enseignement assuré par la machine?

Première question: l’enseignement sera-t-il assuré par les machines? Après tout, on ne compte plus les personnes apprenant le solfège, la cosmologie ou le jardinage sur internet: un enseignement qui ne se résume pas à un professeur filmé, mais propose de véritables méthodes s’adaptant à chacun·e, dont la qualité s’affine avec les progrès des algorithmes. Il serait donc assez tentant de placer l’enseignement sur la liste des métiers menacés par l’IA. Cependant, il ne faut pas négliger l’énorme poids de l’émotionnel dans le métier; la plupart des étudiant·e·s, surtout enfants, ont sans doute fortement besoin d’un contact humain. On se rappelle tou·te·s avoir appris l’anglais tout à coup en cinquième “parce que j’étais amoureuse du prof”, ou avoir brusquement adoré l’histoire parce que “la prof était belle, drôle et passionnante”. C’est sans doute pour ce genre de raisons que, sur une étude de l’université d’Oxford donnant la liste de 700 métiers classés par probabilités d’être menacés par l’automatisation, les enseignant·e·s figurent loin vers la fin: 0,44% de chances d’être automatisé en enseignement primaire, 19% pour les cours d’alphabétisation pour adultes. À titre de comparaison, agent de crédit et réceptionniste caracolent en tête à 96%.[1] Continuons donc, à moyen terme au moins, de croire en l’importance d’une personne physique dans l’enseignement.

Face à l’incertitude: quatre (ou cinq) C

La seule chose qu’on puisse prévoir pour 2049, à cause des progrès de l’IA ou d’événements écologiques et sociaux plus que préoccupants, c’est qu’on ne peut presque rien prévoir. L’éventualité de crises majeures n’est pas à écarter. Faut-il en conclure que l’école ne sert à rien? Non, bien sûr, car même si cela sonne comme un paradoxe, on peut se préparer à l’imprévisible: c’est probablement là une des définitions de l’intelligence et des missions de l’enseignement. Face à cet inconnu, on parle souvent des quatre C: esprit Critique, Collaboration, Communication, Créativité. Voilà un résumé intéressant de compétences majeures pour l’intelligence de demain. Esprit critique, plus que jamais nécessaire dans un monde saturé d’informations. Collaboration, car il est clair que les problématiques de demain ne seront résolues que collectivement. Communication, car le partage efficace de ses expériences et ses connaissances est une aptitude à cultiver, encore peu répandue dans un monde soi-disant hyperconnecté. Quant à la créativité, il ne faut pas l’entendre au sens réducteur de “création artistique”, mais plutôt au sens de création d’une nouvelle approche d’un problème, en posant les questions autrement afin de trouver des solutions originales. J’ajouterais un cinquième C: la capacité à Choisir. À l’heure où l’IA décide de plus en plus à notre place et érode notre libre arbitre, l’aptitude à poser des choix, au lieu de se réfugier derrière l’expertise d’une machine, va devenir une compétence à défendre. Apprendre à choisir, donc former le goût et la volonté.

“Apprendre à apprendre”

Quatre ou cinq C donc… Mais alors, que mettre concrètement à l’agenda des écoles? Une chose semble à peu près certaine pour tou·te·s: l’IA signerait la fin de l’enseignement encyclopédique. L’accumulation des connaissances ne serait plus à l’ordre du jour. L’externalisation de la mémoire vers les objets numériques rendrait inutile le savoir livresque, libérant le cerveau pour la pensée et le raisonnement. En définitive, l’important ne serait pas tant “apprendre” que “apprendre à apprendre”. Puisqu’on ne sait pas quelles connaissances seront utiles en 2050 et même 2030, il semble en effet pertinent de préparer maintenant les futur·e·s citoyen·ne·s à l’acquisition de ces connaissances le moment venu. Chinois, menuiserie, couture[2], ou plus probablement quelque chose qui n’existe pas de nos jours, peu importe: la tâche de l’enseignement serait donc de préparer les cerveaux à absorber, structurer et traiter de l’information en temps utiles. Mais qu’est-ce qu’apprendre à apprendre? Il s’agit en quelque sorte d’un “méta-apprentissage” sur ses propres capacités cognitives. Quel type d’intelligence aije? Suis-je plutôt auditif ou visuel, ai-je besoin de bouger pour apprendre? Quels sont mes points forts pour travailler en groupe? Qu’est-ce qui me donne envie d’apprendre? Comment être persévérant·e? Autant de questions intéressantes qui gagneraient à être plus abordées dans l’enseignement.

Libéré de la tâche ingrate d’apprendre?

Dans cette optique (“4C”, “apprendre à apprendre”), l’école deviendrait plutôt un lieu d’auto-connaissance, où l’élève apprend comment il fonctionne, seul·e et avec les autres. Cependant, je me méfie des excès inverses de cette tendance au méta-apprentissage: à la limite, un tel enseignement peut donner une personne de 20 ans, créative, critique, communicative et collaborative, prête à apprendre, mais qui n’a rien appris! Une tête magnifiquement câblée… mais vide. L’idée qu’on puisse penser sans accumuler des connaissances (idée peutêtre inspirée par la distinction “mémoire/ programme” dans l’ordinateur) me paraît naïve. L’intelligence humaine fonctionne différemment! Comme l’écrit l’écrivain G. Picard: “La Toile fournit un prolongement virtuel à notre mémoire personnelle. On peut enfin se croire libéré de la tâche ingrate d’apprendre au profit de l’activité plus gratifiante de réfléchir. Cette erreur de perspective (…) expose les démocraties à des manipulations massives. Car la mémoire n’est pas un lieu de stockage dans lequel le premier imbécile peut puiser. C’est une fonction vivante de la pensée ”.[3]

Gare à la spécialisation! Vers la polyvalence préhistorique?

Il me semble donc que l’externalisation de la mémoire ne nous dispense pas de la tâche d’apprendre. Que peut-on apprendre d’utile, alors, pour quel métier? Comme on l’a vu plus haut, le phénomène de remplacement de l’humain par la machine n’épargne pas plus les professions très éduquées que les emplois sous-qualifiés. En examinant en détail ce phénomène, on s’aperçoit que les intellectuels menacés par l’IA sont, en quelque sorte, piégés par leur spécialisation, spécialisation issue de milliers d’années de division du travail. Car, avec “l’apprentissage profond”, un algorithme remplace plus facilement une radiologue experte en diagnostic de cancer qu’un homme préhistorique devant chasser, cueillir, courir, construire dans la même journée. Cet éventail de tâches quotidiennes, faisant appel à de nombreux types d’intelligence, échappe plus facilement au remplacement par l’IA. Il me semble donc qu’on pourrait tirer la leçon de cet “échec de la spécialisation” pour changer notre fusil d’épaule. Ce que nous enseigne le remplacement de la radiologue par l’IA, c’est qu’il faut peut-être chercher des solutions du côté de cette polyvalence paléolithique, en revenant à une formation la plus généraliste possible. Que signifie ici “polyvalence”? Pas un retour à une vie de chasseur-cueilleur, bien sûr. Mais: savoir se servir d’un outil nouveau, dialoguer avec n’importe qui quelle que soit sa langue, préparer un repas avec les moyens du bord, coudre, se repérer en mer, réparer des objets en bois, semer des graines, soigner les animaux, allumer un feu sous la pluie, chanter, savoir raconter une histoire, apprendre par cœur des poèmes. Des aptitudes à la frontière entre manuel et intellectuel, entre intuition et rationalité, entre oral et écrit, entre collectif et solitude, entre créativité et mémoire brute. Je prends le pari qu’une personne qui maîtrise ces aptitudes “low tech” relativement modestes sera mieux armée dans trente ans que, disons, le possesseur d’un bagage de huit ans de droit international (on pense à la fameuse réplique du ministre congédié par la reine: “Qu’est-ce que je vais devenir? Je suis ministre, je ne sais rien faire!”[4] ). Et ce, non seulement pour l’employabilité, mais aussi pour l’équilibre et la satisfaction personnelle, dans un monde dématérialisé où le contact avec le monde physique risque de devenir de plus en plus vital. Dans son essai Éloge du carburateur, le philosophe et réparateur de motos M. Crawford nous explique de façon très convaincante pourquoi les métiers manuels, à la jonction du manuel et de l’intellectuel, de l’intuition et du rationnel, sont les plus gratifiants pour l’esprit et le corps, et les moins remplaçables par la machine: il ne s’agit pas de sa part d’une nostalgie d’un ordre ancien, mais au contraire d’un plaidoyer très moderne pour un moyen d’“exercer la plénitude de ses facultés” et de se libérer “des incertitudes croissantes qui semblent inhérentes à notre univers économique.”[5] Peut-être donc qu’une astuce pour ne pas être dépassé par l’IA, plutôt que de s’implanter les douteuses électrodes des transhumanistes, serait de soigner un spectre aussi large que possible de compétences basiques, faisant appel à tous les tiroirs de l’intelligence: intuition, créativité, rationalité, sens du beau et de l’harmonie, mémoire, expression de ses émotions et décodage de celles des autres, etc. Concrètement: maçonnerie, théâtre, cuisine, tricot, musique, plomberie, survie en forêt. Tout ceci à l’école? Et pourquoi pas? Beaucoup d’établissements tentent déjà un enseignement plus manuel et plus porté sur les arts, dans les limites parfois étroites du programme, en s’ouvrant à des professionnel·le·s extérieurs, etc. Et toutes ces matières permettent également d’“apprendre à apprendre” et de cultiver les “4C”.

Quelle est la modernité de demain?

Je trouve savoureuse l’idée que ce qui paraît vieillot de nos jours devienne dans quelques temps à la pointe de la modernité. Ce genre d’événements est courant. Nous passons notre temps à redécouvrir l’eau chaude, comme en témoignent ces slogans d’entreprises, qui, de la viticulture à la boulangerie, se vantent d’être “résolument tournés vers l’avenir” tout en “s’appuyant sur des méthodes traditionnelles”. La littérature de science-fiction “post-nucléaire” (comme le roman Malevil, de R. Merle) a abondamment exploité ce thème du retournement de l’utilité des savoirs: dans la petite communauté d’hommes et de femmes occupé·e·s à survivre après l’apocalypse, pas besoin de calcul d’intégrales ni de gestion de portefeuilles boursiers, mais plutôt entretien du potager, soin aux animaux, travail du bois. Certes, l’effondrement brutal de la civilisation high-tech n’aura peutêtre jamais lieu, mais ce retour à l’essentiel post-moderne est déjà une réalité: dans nos villes aisées qui se disent connectées, mais qui sont surtout déconnectées du monde réel, on ne se rend pas compte des millions de personnes, souvent âgées, qui ne vivent décemment que grâce à leur potager et leurs talents de bricoleurs. Ceci a lieu dans une Biélorussie ou une Grèce post-crise, mais aussi dans une Belgique proche à laquelle personne ne s’intéresse.

L’IA nous fait cultiver l’IH

Finalement, la question centrale de l’éducation à l’ère de l’IA est: dans quelle mesure a-t-on vraiment envie de développer l’IH (intelligence humaine) face à l’IA? L’IH doitelle s’adapter à la concurrence de l’IA ou y résister? Chacun.e peut se faire son opinion - l’essentiel est de penser. Au fond, ces deux options scolaires existent depuis longtemps: adapter les futur·e·s adultes au monde de demain, ou leur donner les outils pour le modifier, voire le reconstruire, le réinventer? Entre s’adapter au plan A et préparer un éventuel plan B… la tâche est de grande ampleur, mais passionnante.

[1] Cette précision illusoire n’est pas à prendre au pied de la lettre, mais les ordres de grandeur sont intéressants: The Future of employment: how susceptible are jobs to computerisation? consultable sur www.oxfordmartin.ox.ac. uk/downloads/academic/The_Future_of_ Employment.pdf [2] On peut sourire, mais qui aurait cru en 1940 que l’informatique, alors balbutiante, deviendrait si utile au quotidien en 2019? [3] G. Picard, Penser comme on veut, José Corti, Paris, 2014, p. 142 [4] L. de Funès dans La folie des grandeurs, un film de G. Oury [5] M. Crawford, Éloge du Carburateur, La découverte, Paris, 2010, p. 65

Mar 2019

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