une toile d’Antoon Van Dijk (baroque, 17e
siècle).
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Bien que l’inclusion des personnes en situation de handicap soit désormais inscrite au cœur de la constitution belge, l’espace public est encore loin d’être accessible à toutes et tous. En ce qui concerne les personnes déficientes visuelles, peu de lieux culturels sont des espaces accueillants. Certaines solutions pourtant simples suffiraient pour faire de la culture l’histoire de tou·tes.
Les deux dernières années passées sous le signe de la lutte contre la pandémie du coronavirus ont été éprouvantes pour beaucoup. «Pas de futur sans culture», les acteurs et actrices du secteur culturel n’ont eu de cesse de marteler son importance pour l’équilibre mental et le bien-être de la population. «Nul ne met en doute la nécessité vitale pour les personnes, et en particulier pour les jeunes et les enfants, d’avoir une vie sociale, et notamment de partager des émotions. En outre, la culture contribue à assurer l’émancipation des individus», pouvait-on lire dans le communiqué du mouvement Switch Culture On, à l’attention du CODECO. Après avoir finalement remporté le bras de fer contre le gouvernement, nous avons tou·tes repris le chemin de notre cinéma ou de notre théâtre préféré. Tou·tes? Pas vraiment, puisque l’accès à la culture pour les personnes porteuses de handicaps reste extrêmement limité.
Une expérience de l’isolement inscrite dans le quotidien
La convention relative aux droits des personnes handicapées (CNUDPH) émise par l’ONU, en vigueur depuis 2008 et ratifiée par les pays membres de l’Union européenne, stipule que les gouvernements doivent mettre en place les mesures nécessaires afin que toute personne puisse jouir sans entrave d’un accès à la culture et au sport. Le 12 mars 2021, le Parlement votait une modification de la Constitution allant dans ce sens: l’inclusion des personnes en situation de handicap est désormais inscrite au niveau le plus important de l’appareil législatif belge. Il est d’ailleurs nécessaire de souligner la nuance: désigner une situation de handicap induit que les limites ne sont pas inhérentes aux personnes mais plutôt au contexte sociétal dans lequel elles s’inscrivent. Il s’agit d’interroger les limites connues par les individus, de mettre en place des dispositifs pour s’y adapter et de ce fait reconnaître que l’on pourrait faire mieux. Il était temps pour l’État de prendre ses responsabilités: selon un rapport publié par UNIA en 2020, près de 70% des personnes en situation de handicap se sentent empêchées de participer à la vie culturelle et récréative. Pour Jeremy De Backer, directeur du Pôle Culture auprès de l’asbl Eqla à Bruxelles, il est encore trop tôt pour évaluer les effets de cette évolution législative. Cependant, l’association estime qu’il existe une réelle demande de formations de la part des structures culturelles et sportives, ponctuelles ou traduisant des plans de remaniement globaux à plus long terme.
«Durant le confinement, nous avons dû nous réinventer» explique Jeremy De Backer. Depuis 1922, l’une des missions de Eqla, anciennement connue comme l’Œuvre Nationale des Aveugles, est de proposer des solutions d’autonomie et d’épanouissement pour les personnes déficientes visuelles. Aujourd’hui, ses usager·es peuvent bénéficier d’activités à distance: jeux d’énigmes par téléphone, sms et e-mails, bingo téléphonique hebdomadaire, quizz en ligne, visioconférences… Si Eqla a tiré parti de la crise en élargissant son offre, le numérique ne révolutionne pas la donne: la fracture numérique reste une réalité et les sorties accompagnées un incontournable pour des personnes que le manque d’accessibilité dans l’espace public contraint souvent à l’isolement.
La culture à portée de sens
Marie-Suzanne Gilleman est médiatrice culturelle au service «Musée-sur-Mesure» des Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles. Depuis plus de 20 ans, elle guide les personnes déficientes visuelles à travers les expositions mais aussi les collections permanentes de la rue Royale. Ces visites baptisées «Equinoxe» l’ont, dit-elle, bouleversée dans son approche des œuvres: «Je vois désormais plus de choses qu’un guide classique parce que je dois observer plus attentivement, être plus précise pour répondre à leurs attentes. C’est un public très exigeant». Si l’on se représente souvent les musées comme un lieu silencieux où il ne faut rien toucher, les visites ont ici une autre allure: «On s’assied et on dialogue beaucoup. Des supports tactiles sont également mis à disposition», raconte Marie-Suzanne. Ainsi, on peut véritablement toucher certains éléments du tableau, l’appréhender à travers ses textures, ses reliefs. Cela donne lieu à des discussions profondes, qui font émerger de nombreuses questions sur le contexte qui entoure l’œuvre ou l’artiste. Tout comme pour le spectacle vivant, certains tableaux ou sculptures se prêtent mieux à l’exercice que d’autres. Malgré tout, Marie-Suzanne Gilleman insiste sur un point: tout peut être rendu accessible, grâce à la musique, aux mots. «On essaie de rendre l’art vivant, on propose des lectures enrichies de sons. C’est une démarche synesthésique, où l’on jette des ponts entre les sens».
Ses propos font écho à ceux de Juliette Dulon. Elle pratique l’audiodescription en direct dans le cadre de spectacles vivants, c’est-à-dire qu’elle décrit les éléments visuels importants qui ont lieu sur scène pour les personnes malvoyantes ou aveugles dans le public. Elle a découvert l’existence de ce métier il y a quelques années, presque par hasard: «Je feuilletais des programmes de spectacles, parmi lesquels certains offraient la possibilité d’une audiodescription. Ça a attisé ma curiosité: je connaissais bien entendu le terme pour le cinéma et la télévision mais pas du tout pour le spectacle vivant. J’ai pris contact avec l’un de ces théâtres pour en savoir un peu plus». Juliette se rend alors sur place et assiste à une pièce pour enfants. Munie d’un casque semblable à celui porté par les jeunes spectateur·trices déficient·es visuel·les, elle profite d’une représentation sublimée par des commentaires qui traduisent en mots ce que les yeux ne permettent parfois pas de voir. Elle décrit l’expérience qu’elle vit ce jour-là comme un véritable coup de foudre. Elle fait également connaissance avec un public qu’elle connaissait très mal: «À la fin, une rencontre rassemblait tous les jeunes spectateurs dont des enfants aveugles et malvoyants. J’ai découvert qu’ils avaient une sensibilité hyper développée: ils posaient des questions précises et avaient mémorisé très finement ce qu’ils avaient reçu comme descriptif. J’ai eu envie de faire ça, d’offrir ça».
Il ne s’agit pas tant d’une question de budget mais d’une façon de concevoir un projet
Adopter une démarche inclusive dès les premiers temps d’un projet
Pour le moment, l’audiodescription est davantage courante dans les grandes institutions culturelles que dans les lieux alternatifs, ce qui amène à réfléchir à la culture à laquelle les publics porteurs de handicaps ont accès. Pour Juliette Dulon, les limites à la mise en place de l’audiodescription sont avant tout financières: il faut louer du matériel, rémunérer la personne. La solution serait alors à son sens de mutualiser certains coûts: créer une plateforme qui répertorierait les spectacles déjà audiodécrits et permettrait de se rencontrer pour offrir le service s’il n’est pas déjà disponible. De manière générale, elle insiste sur la nécessité d’inclure l’accessibilité à la culture pour tou·tes au budget de tout projet artistique. Sophie Lambert, animatrice culturelle auprès de l’association La Lumière à Liège tend à prendre le problème à l’envers: «Il ne s’agit pas tant d’une question de budget mais d’une façon de concevoir un projet. Si l’inclusion est envisagée dès ses premiers pas, ça ne coûte finalement pas grand-chose pour la réaliser. Ce qui représente un coût c’est d’adapter un contenu qui n’a pas été bien pensé en amont». Ainsi, l’association a rencontré les organisatrices du Festival Voix de Femmes pour réfléchir ensemble aux différentes démarches qui permettraient de rendre l’événement accueillant aux personnes porteuses de handicap. «Il ne manque pas grand-chose pour que tout un chacun puisse assister à ces spectacles», conclut Juliette. «Ce ne sont pas des dispositifs très complexes, c’est même assez simple à mettre en place».
Des échanges dont tout le monde sort gagnant
Pour mettre la culture à la portée de toutes et tous, il ne suffit pas d’installer des rampes d’accès ou des ascenseurs. Juliette Dulon le souligne bien: «l’accessibilité, c’est quelque chose qui se crée dans la relation humaine. Pour moi qui ai la capacité de voir, me former à l’audiodescription c’était comme aider quelqu’un à traverser la rue». Sa démarche, tout comme celle de Marie-Suzanne, s’inscrit dans une pensée du care, une vision de la société où dominent le soin, l’attention à autrui, la sollicitude. Les femmes étant championnes en la matière malgré elles, il n’est pas étonnant qu’elles soient largement majoritaires dans le métier de l’audiodescription. Pour les personnes malvoyantes ou aveugles, expérimenter le fait d’être bienvenues, que les espaces et activités soient adaptés à elles, leur permet de retrouver une place légitime dans la société en tant qu’individus et en tant que citoyennes et citoyens. Ce qui devrait être la norme est malheureusement encore trop rare. De l’autre côté, les personnes voyantes ont beaucoup à gagner à se lancer dans l’aventure. Marie-Suzanne Gilleman explique que depuis qu’elle a commencé son travail de guide, son regard sur le monde a changé: «Je suis beaucoup plus attentive à ce qui est accessible ou non». Oser se mettre à la place de l’autre, se décentrer. Le changement vers une société plus inclusive passe par une étape de sensibilisation, une prise de conscience qu’il s’agit d’une aventure humaine dont tout le monde sort gagnant. Il suffit de franchir le pas.
Elisabeth Meur-Poniris, journaliste
Photo: Photo prise lors d’une visite adaptée pour les enfants dans le Musée Old Masters. Le jeune garçon manipule un dessin tactile devant une toile d’Antoon Van Dijk (baroque, 17e siècle).