Récit d’une expérience collaborative en période de crise sanitaire

Mercredi 24 juin 2020

"La pandémie, l’école et moi"

Situation inédite au 21e siècle: nos écoles n’ont plus été en mesure d’accueillir leurs élèves, comme à l’accoutumée, entre mars et juin 2020. D’un arrêt brutal et généralisé des leçons à des formes de reprise partielle, laissées à l’appréciation de chaque Pouvoir Organisateur, le contexte actuel questionne et interpelle. Dans un tel paysage, des membres du Centre de Recherche des Sciences de l’Éducation (CRSE) se sont rapidement inquiété·e·s des retombées de cette crise sur l’enseignement et notamment sur des questions liées aux inégalités. De ces inquiétudes et questionnements, mais également d’une série d’opportunités qu’ils semblent identifier dans ce contexte, les chercheur·se·s lancent une recherche à visée collaborative: «La pandémie, l’école et moi». Le présent article vise à relater le lancement de cette expérience, les enjeux qu’elle comporte, et ses premières retombées.

Aux origines: une situation inédite, une circulaire… et des questions qui se posent

Le 16 mars 2020 marque une date clé de notre histoire: il a fallu dans l’urgence suspendre les leçons scolaires. Rapidement, les autorités ministérielles rédigent et transmettent la circulaire n°7515 qui dresse les orientations à poursuivre par les établissements :
  1. ne pas entamer de nouveaux apprentissages mais proposer des activités de «révision, consolidation, dépassement»;
  2. en cas de recours à des modalités d’apprentissage en ligne, il est impératif pour l’enseignant·e de «s’assurer que chaque élève du groupe-classe dispose du matériel et du soutien pour s’y consacrer dans des conditions optimales»;
  3. pour toute activité proposée, il doit être possible pour l’élève de la réaliser en parfaite autonomie, avec un accès égal au matériel d’apprentissage.
Toutes ces précisions trouvent pour conclusion l’impératif suivant: en aucun cas, les circonstances exceptionnelles que nous connaissons ne pourraient porter préjudice à la scolarité des élèves. Ces orientations, très louables, se sont rapidement suivies d’une série d’improvisations et de tâtonnements, d’une bonne dose de créativité de la part des équipes éducatives… et finalement d’une application très différenciée de cette circulaire en fonction des établissements. La mise en confinement de tous les élèves, la sortie de cette circulaire et les actions qui en ont découlé ont amené l’équipe du CRSE à mettre sur pieds une recherche collaborative. Le projet «La pandémie, l’école et moi» vise à (s’)interroger sur bien des chantiers: inégalités, forme scolaire, autonomie et savoirs seront passés au crible de cette crise sanitaire inédite. Ces quatre axes, identifiés par les chercheur·se·s et praticien·ne·s, présentent des enjeux de taille sur lesquels il convient de s’interroger.

Un travail collaboratif entre chercheur·se·s et praticien·ne·s

Pour interroger les différentes dimensions de la recherche, l’équipe s’est rapidement constituée de scientifiques, de futurs praticien·ne·s et de praticien·ne·s déjà en fonction dans l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire, et de parents. Elle continue à s’élargir au fur et à mesure de l’avancée et se réunit pour coréfléchir et coconstruire autour de ces quatre chantiers/axes et des enjeux qu’ils posent.

Des questionnements sur plusieurs champs

Dans le cadre de la recherche ici lancée, il s’agit donc d’interroger les inégalités, la forme scolaire, l’autonomie et les savoirs en situation de confinement/déconfinement. Mais qu’est-il entendu par ces concepts? Que recouvrent-ils? Quels sont les enjeux qui se cachent derrière? Si ces axes ont été définis comme à explorer, c’est sans aucun doute parce qu’ils viennent (re)questionner les pratiques d’usage dans l’enseignement et la forme même de notre modèle scolaire.

Les savoirs scolaires en période de confinement/déconfinement

La circulaire qui a jalonné les débuts du confinement et de la suspension des cours mentionnait l’interdiction de réaliser des apprentissages nouveaux et préconisait des activités que les élèves pouvaient réaliser en autonomie. Qu’est-il advenu de ces savoirs en période de confinement puis déconfinement? À ce titre, Bernard Rey revient sur cette notion de savoir: «Ne peut-on imaginer, même en confinement, des savoirs plus savoureux? Oui. Car ce qui est vraiment intéressant dans un savoir, ce n’est pas uniquement les indications qu’il nous apporte sur le monde, mais c’est surtout le fait qu’il nous oblige à changer nos façons de penser». Avec la crise sanitaire, les enseignant·e·s ont dû user et ruser de créativité pour tendre vers cet objectif. En parallèle, il est intéressant de constater à quel point elle est venue remettre en cause le monopole du savoir par les institutions scolaires. Elsa Roland précise: «Avec ce confinement, on aura réactivé l’idée qu’on peut apprendre partout. C’était une évidence au XIXe siècle. Puis l’école est arrivée et a disqualifié les savoirs non appris en son sein. Les savoirs tels qu’ils apparaissent à l’école sont tributaires de l’organisation en classe, en année. C’est très intéressant de voir, à cette période où tous les murs de la classe sont tombés, la démultiplication des savoirs».

L’autonomie comme valeur préconisée en temps de crise

L’autonomie est préconisée à bien des égards: autonomie des élèves et autonomie des équipes éducatives pour faire face à la situation. En ces temps qui poussent l’école à ne plus être celle que l’on connaissait, l’autonomie règne en maître mot. Saisir l’occasion de ce moment pour comprendre ce que vit l’élève lorsque l’on s’imagine qu’il/ elle réalisera la tâche seul·e en parfaite autonomie et lorsqu’on occulte la dimension sociale et collective de l’école semble essentiel. Appréhender les différentes dimensions et les multiplicités de sens que peut revêtir cette valeur d’autonomie apparait indispensable dans un contexte de pandémie qui pousse tout un chacun à adopter des stratégies révélatrices de bien des phénomènes: des familles poussées à s’improviser enseignant·e·s, des apprenant·e·s à la fois enfants de la famille et élèves.

La forme scolaire à l’épreuve d’un contexte inédit

Ces dernières années ont vu apparaître bien des expériences d’écoles «différentes» ou «alternatives». Malgré ces nombreuses initiatives institutionnelles et individuelles, notre modèle scolaire dominant se caractérise bien souvent par une école fermée sur elle-même, cadenassée par des programmes et des épreuves «normalisantes» (la nécessité de «voir le programme» ou de «driller aux évaluations») et entièrement disciplinarisée (en termes de savoirs mais aussi de comportements des divers·e·s acteur·trice·s). Ce modèle est au centre de bien des critiques tant du point de vue des élèves, que des enseignant·e·s et des nombreux acteur·trice·s qui gravitent sur ses contours. Aujourd’hui, avec la fermeture des écoles, il semble que tous les murs des institutions scolaires soient tombés. Il n’y a plus de clôture scolaire: plus d’école, plus de classes (ou seulement virtuelles/partielles) ou des classes régies par de nouvelles conditions sanitaires et pédagogiques. L’enseignement simultané tel que nous le connaissons n’est plus possible. Il en est de même pour la progressivité de l’apprentissage et le contrôle continu du travail des élèves. Elsa Roland précise que «En ces temps de pandémie et de confinement puis de déconfinement progressif, il serait peut-être pertinent de questionner ‘l’école sans école’ plutôt que de vouloir continuer l’école telle que nous la connaissions avant le confinement». Il s’agit, via la recherche en cours, de comprendre le regard que portent les élèves et acteur·trice·s du monde de l’enseignement sur l’institution scolaire et son fonctionnement, à travers les manques d’école et ce qui est considéré comme superflu, voire néfaste dans le modèle que nous connaissons actuellement.

Les inégalités (ré)affirmées par la crise du Covid-19

Pour l’équipe de recherche, cette épreuve du coronavirus est venue agir comme miroir grossissant d’inégalités déjà bien prégnantes de notre système éducatif. À ce sujet, Sylvie Van Lint estime que: «La crise sanitaire du Coronavirus et le confinement ont eu pour conséquence une très grande mise en évidence des différences là où, en classe, les élèves paraissaient tous assez semblables. Il en va des connexions Internet et du matériel informatique disponibles à la maison mais aussi d’un minimum de matériel scolaire (qui, parfois, est resté en classe), d’un espace calme personnel pour réaliser une tâche scolaire, d’une disponibilité mentale non paralysée par des peurs, etc.» Hormis ces éléments d’ordre matériel et psychologique déjà considérables, trois inégalités pédagogiques sont mises en évidence parce que jugées susceptibles de passer inaperçues: le devenir de la langue, de l’apprentissage scolaire et de la culture scolaire en temps de confinement puis d’après Covid-19.

Des dispositifs pour investiguer ces chantiers

Pour explorer ces différentes dimensions, l’équipe de chercheur·se·s s’est lancée dans la construction collective d’outils. Les questionnements qui viennent d’être présentés peuvent être explorés de manière ludique et attractive avec les élèves. La proposition de l’équipe de recherche est de mettre en place des activités qui permettent d’extraire des informations sur les différents chantiers interrogés. Un guide a été rédigé à usage de tou·te·s celles et ceux qui, de près ou de loin, remplissent des missions d’éducation ou s’y intéressent. Ces propositions permettent de: - créer (maintenir) du lien, recueillir des informations sur les réalités des élèves et les défis de l’après Covid-19; - construire collectivement des savoirs (ensemble face à une situation inédite, on prend du recul, on analyse) et finalement, prendre du plaisir, moteur important de l’apprentissage, par l’aspect ludique et attractif. Un protocole précis disponible sur le site Internet de la recherche permet de comprendre les démarches à entreprendre pour se saisir de ces outils. Des équipes enseignantes rejoignent au compte-goutte le projet et ce qu’elles permettent de mettre en évidence est très riche d’enseignement et mérite de s’y attarder.

Les premières retombées de la recherche

- L’importance du collectif et de la coréflexion/ coconstruction: donner la parole à tou·te·s les acteur·trice·s Ce que nous révèle, entre autres, le lancement de cette expérience de recherche est l’importance du collectif et de la coréflexion/ coconstruction. Expérimenter des dispositifs qui visent à rendre compte des réalités des élèves/des équipes éducatives, à les laisser s’exprimer sur leurs vécus et regards personnels à propos du fonctionnement de l’école permet de faire ce qui est rarement possible dans un contexte scolaire habituel caractérisé par un devoir d’agir rapide. Prendre le temps de partager ensemble autour des expériences scolaires et donner la parole à chaque acteur·trice permet un croisement de regard et la construction collective d’une réflexion sur des expériences qui se rejoignent. Penser avec plutôt que de penser pour amène à une tout autre dynamique. - Une confrontation aux réalités quotidiennes des élèves… et des prises de conscience chez les enseignant·e·s Nous le mentionnions déjà, la mise en place d’activités qui permettent de récolter les vécus, de les analyser, de prendre le recul nécessaire pour réfléchir à nos actions n’est pas chose courante. À ce titre, les enseignant·e·s-praticien·ne·s déjà engagé·e·s dans le processus de recherche affirment en tirer des bénéfices du point de vue de leur sensibilité aux réalités quotidiennes des élèves auxquels ils enseignent. C’est le cas de Marie, institutrice primaire de formation initiale, qui affirme: «En tant qu’enseignant, avoir un regard sur ses pratiques est d’une grande importance: nous faisons du mieux que nous pouvons, mais avons-nous vraiment conscience de l’impact de nos choix? Avec cette recherche, j’ai encore plus pris conscience de l’importance des actes et des choix de chaque enseignant dans le combat contre les inégalités scolaires». - Un manque d’école essentiellement orienté sur la dimension relationnelle et collective Pour la grande majorité des enfants, ce sont les copains/copines et récréations qui leur manquent. C’est après que viennent des motivations liées à l’apprentissage. On retrouve ces mêmes conclusions dans la littérature autour de la déscolarisation. La relation entre pairs manque aussi à la réflexion, le manque de collectif appauvrit la réflexion. Parmi les données recueillies à ce stade, les propos rejoignent fortement ceux de cette enfant de 3e primaire: «Ce qui me manque le plus c’est de m’amuser avec mes camarades de classe pendant notre temps libre». - Une appropriation très diversifiée de la circulaire et des recommandations en matière de poursuite de l’enseignement, vecteur d’inégalités encore plus marquées L’un des faits les plus marquants des débuts de cette recherche repose sur l’appropriation très diversifiée de la circulaire et des orientations préconisées après la suspension des cours. À l’écoute des partages d’expériences il est aisé de se rendre compte que l’autonomie des équipes éducatives a pu conduire à des situations très différentes d’un élève à un autre sur un même territoire. Cette diversité des choix ne s’identifie d’ailleurs pas uniquement dans les modalités adoptées juste après la suspension des cours: désormais au stade d’un déconfinement avancé, nous constatons une inégalité dans le retour à l’école. Les horaires des élèves sont bien différents et les activités réalisées au sein des classes également.

En guise de conclusion provisoire…

À ce stade, une série d’éléments de réflexion peuvent être relevés. Ce sont ces points qui ont été détaillés au sein de ce présent article. Cependant, ces réflexions ont pour limite d’être «en cours de maturation». La poursuite de la recherche et un important travail de collaboration permettront de figer davantage les données récoltées et d’en retirer des réflexions plus fines encore. Cette recherche se veut collaborative et souhaite délibérément profiter des expertises de tou·te·s. Les lecteur·trice·s de ces lignes sont vivement encouragé·e·s à rejoindre les réflexions et à apporter leurs expériences et analyses en consultant le site Internet de la recherche ou en contactant directement le comité scientifique via l’adresse mail. Talhaoui Amina, enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie   Pour plus d'informations, découvrez également l'article « La pandémie, l’école et moi » Journal d’équipes éducatives confinées  

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