Quand les grands-parents pallient les fragilités des politiques familiales

Lundi 28 octobre 2019

L’allongement de l’espérance de vie et le développement progressif de la sécurité sociale ont eu une grande influence sur les rapports entre les générations. Aujourd’hui, «parler de la grand-parentalité, c’est aborder les liens entre la famille et le travail des femmes, les moyens de garde des jeunes enfants, donc des problèmes au cœur de la société»[1].

S’il semble naturel aujourd’hui de connaître aux moins trois de ses quatre grands-parents, il n’en a pas toujours été ainsi. On a peut-être tendance à oublier que c’est l’allongement de l’espérance de vie qui a permis au statut de «grand-parent» de se généraliser. L’allongement de la vie a changé la donne. Dans les pays occidentaux, être Papy ou Mamy est un statut à la portée de tout le monde, ou presque. Rappelons qu’en Belgique, en 2018, l’espérance de vie à la naissance s’élevait à 83,7 ans pour les femmes et 79,2 ans pour les hommes[2]. «La ‘grand parenté’ est donc devenue un phénomène social massif. Elle concerne environ une personne sur cinq, 50 millions d’Européens environ. Mais ces changements quantitatifs en ont entraîné d’autres, qualitatifs»[3]. On devient grand-parent plus tard qu’auparavant. Fin des années 90, c’était au début de la cinquantaine, actuellement cet âge moyen recule dans nos pays. En France, en 2010, les grand-mères avaient en moyenne 54 ans et les nouveaux grandspères 56 ans[4]. Ceci est notamment dû au fait que les parents eux-mêmes ont leur premier enfant plus tard, vers la trentaine. «Selon Enéo, le mouvement social des aînés en Belgique, environ 60% des personnes de plus de 50 ans sont grands-parents. Et parmi les grands-parents, 6 grands-mères sur 10 et 5 grands-pères sur 10 s’occupent de manière régulière ou ponctuelle de leurs petits-enfants»[5]. La place et le rôle des grands-parents évolue, s’ajustant à la fois aux bouleversements de la démographie, de la société et des familles d’aujourd’hui.


La grand-parentalité en chiffres en Belgique

- Environ 60% des plus de 50 ans sont grands-parents; - environ 6 grands-mères sur 10 et 5 grandspères sur 10 apportent une aide régulière ou ponctuelle à leurs petits-enfants; - la Belgique, par rapport à d’autres pays européens, se caractérise par une grande implication des grands-parents majoritairement dans la garde de leurs petits-enfants; - la Belgique fait partie des pays européens où les grands-parents ont l’âge le plus élevé (en moyenne 68 ans). Données provenant de l’analyse publiée par ENEO en avril 2016.


Une aide financière

Ce n’est qu’à partir du 18e siècle que les générations d’adultes ont commencé à se chevaucher plus longuement et dans un plus grand nombre de familles. Mais à cette époque, seuls les grands-parents de la bourgeoise pouvaient réellement bénéficier de la présence de leurs petits-enfants. Dans les classes populaires, sans protection sociale organisée par l’État, les personnes âgées devaient souvent travailler jusqu’à l’épuisement et dépendaient de leurs enfants pour leur survie. Le développement progressif de la sécurité sociale a eu une grande influence sur les rapports entre les générations. «Avec le système de la retraite, les générations âgées ont vu se libérer du temps et des moyens. La prise en charge financière se fait maintenant généralement dans l’autre sens: des plus âgés aux enfants et petits-enfants»[6]. Les grands-parents apportent du temps et de l’amour à leurs petits-enfants - cela nous semble aller de soi -, mais pas seulement. Bien qu’il semble toujours tabou de parler d’argent quand il y a des sentiments, les grands-parents jouent également un rôle économique non négligeable auprès de leurs descendant·e·s. D’après une étude menée par un observatoire dépendant de la chaîne de magasins Leclerc: «les grands-parents français consacrent 1.650 euros en moyenne par an pour leurs petits-enfants. Ils sont une vaste majorité à apporter une aide financière dès la naissance de leur premier petit-enfant. Pour la moitié d’entre eux, le soutien versé est occasionnel, pour un quart d’entre eux, il est régulier. Par ailleurs, un tiers épargne pour assurer l’avenir des petits-enfants. Parmi les 1.650 euros dépensés pour les nouveaux arrivants dans la famille, on compte 700 euros de budget vacances, pour une durée moyenne de quatre semaines par an»[7]. La sociologue Claudine Attias-Donfut, spécialiste des relations entre générations, résume la situation: les transferts financiers des plus de 50 ans s’adressent prioritairement à leurs enfants. «Ils s’adressent un peu plus souvent directement aux petits-enfants lorsque les grands-parents ont plus de 75 ans, alors que leurs petits-enfants s’approchent de l’âge adulte et ont besoin d’aide financière. Le cycle grand-parental comporterait ainsi deux phases: au cours de leurs premières années en tant que grands-parents, le soutien se manifesterait sous forme de garde, auquel se substituerait l’aide financière dans la phase suivante»[8].

Une solidarité intergénérationnelle

Parmi tous ces changements de société, l’augmentation massive des divorces depuis les années 1970 a renforcé l’importance du rôle des grands-parents. Suite aux séparations conjugales, 1 famille sur 4 est aujourd’hui ‘monoparentale’, c’est-à-dire qu’un parent élève seul ses enfants. Le plus souvent, il s’agit de la mère (dans 70% des cas). En Wallonie, une famille monoparentale sur deux vit sous le seuil de pauvreté. À cela s’ajoute que les femmes travaillent plus à l’extérieur qu’auparavant, et que les horaires scolaires sont rarement entièrement compatibles avec ceux du travail. En ville, les places en crèches communales ne sont pas toujours suffisantes et les crèches privées pratiquent des prix dissuasifs. Pour toutes ces raisons, la garde des petits-enfants par les grands-parents s’avère de plus en plus nécessaire lorsque c’est possible. C’est ainsi que les grands-parents sont devenus un soutien précieux, voire indispensable pour les familles modernes où les deux conjoints travaillent, aussi bien que pour les parents se retrouvant seuls.


La famille en chiffres

- Des ménages de petite taille: la taille moyenne d’un ménage belge est de 2,31 personnes; - l’espérance de vie est de 79 ans pour les hommes et 84 ans pour les femmes; - 1 famille sur 4 est monoparentale et 70% sont des mères seules avec enfants; - 1 famille sur 7 est recomposée; - 1 personne sur 3 est isolée: on vit des périodes de plus en plus longues seul·e; - des familles plus pauvres: le risque de pauvreté concerne 1 personne sur 5. Données provenant de l’analyse publiée par ENEO en avril 2016


Grand-père, grand-mère: des rôles genrés

On parle souvent des «grands-parents», pourtant, «grand-père ou grand-mère (…) ne sont pas interchangeables»[9]. Déjà, les femmes deviennent grandsmères plus tôt que leur conjoint et vont connaître leurs petits-enfants jusqu’à un âge plus avancé, au regard de leur durée de vie plus longue. L’étude sur la grand-parentalité réalisée en Europe publiée en 2013[10], indique que ce sont en priorité les grands-mères jeunes, en bonne santé et avec des petits-enfants plus jeunes, à qui l’on confie la garde des petits-enfants. Bien sûr, les grands-pères actuels s’occupent davantage des petits-enfants que les générations antérieures, mais rarement en étant seul: la présence de la grand-mère est requise. «Les grands-pères gardent rarement leurs petits-enfants en l’absence des parents sans que les grands-mères ne soient présentes elles aussi»[11]. La grandmère reste donc la référence: «les grandspères apparaissent essentiellement comme ceux qui accompagnent les actions assurées par leurs conjointes, les grands-mères, plutôt que ceux qui les conduisent personnellement». La garde des petits-enfants par la grand-mère est parfois indispensable pour l’exercice de la profession de la mère. «Les mères d’antan éduquaient leurs filles pour être de bonnes ménagères et de bonnes épouses; aujourd’hui, elles aident leur fille (ou leur belle-fille) à développer leur carrière professionnelle et à s’épanouir»[12]. Notons tout de même de nouveaux comportements apparus chez les grands-pères depuis une trentaine d’années, puisqu’en tant que pères déjà, cette génération se démarquait des précédentes en consacrant plus de temps à ses enfants. «Plus grande proximité corporelle, gestes ostensiblement affectueux, soins aux tout-petits, affaiblissement des manifestations de l’autorité masculine comme mode d’éducation… sont les aspects les plus marquants»[13]. Alors que les femmes accomplissent encore aujourd’hui 80% des tâches domestiques, on constate que même chez les grands-parents, ce sont à nouveau les femmes qui prennent en charge la majeure partie des soins aux petits-enfants. En outre, c’est souvent la lignée maternelle qui est plus investie que la lignée paternelle.

Une implication liée à la politique familiale

Une étude européenne de 2013 réalisée sur la grand-parentalité dans une douzaine de pays a clairement fait ressortir que l’implication des grands-parents dans la garde de leurs petits-enfants est souvent liée aux politiques familiales des pays concernés. «Incitation au travail à temps plein ou temps partiel pour les femmes, allocations familiales, structures de garde jouent un rôle non négligeable dans le rôle des grands parents européens»[14]. L’engagement des grands-parents prend des formes différentes en fonction des pays, qui reflètent la diversité des contextes sociaux et culturels. Ainsi, un plus grand nombre de grands-parents du Sud de l’Europe gardent quotidiennement leurs petits-enfants, se substituant aux parents et aux modes collectifs de garde. En Italie et en Grèce, par exemple, près d’un quart des grands-parents s’occupent de leurs petits-enfants pendant environ 30 heures par semaine. Les facteurs culturels interviennent aussi car ils façonnent «des normes et préférences différentes de garde d’enfants, avec des variations à travers l’Europe dans les croyances sur ce qui est le mieux pour les familles et les enfants»[15].

Les risques

Les auteurs de l’étude européenne mettent en évidence le rôle majeur et pourtant invisible endossé actuellement par les grands-parents. Ils déplorent que l’État prenne ce rôle comme acquis, inquiétude relayée par des associations d’aînés et la presse. Les états européens envisagent diverses mesures pour réduire les dépenses publiques, qui vont fragiliser encore plus le mode de vie de nombreuses familles. Retarder l’âge de la pension va obliger de nombreuses femmes à rester sur le marché du travail. «Comment feront les mères qui s’appuyaient sur leurs parents pour garder quotidiennement ou ponctuellement leurs enfants? Les auteurs de l’étude craignent que cela pousse de nombreuses jeunes femmes à passer à temps partiel voire à quitter leur emploi. De même, les grands-mères toujours actives pourraient être incitées à prendre leur retraite plus tôt, bien que cela signifie perdre le droit à une pension complète. Les auteurs de l’étude estiment que la sécurité financière des femmes de tout âge est ainsi menacée»[16]. Il faut tenir compte aussi du fait qu’actuellement, 17% des grands-parents à travers l’Europe se trouvent dans la ‘génération pivot’, avec leurs propres parents encore en vie. Leurs parents vieillissants nécessitent également leur aide et des soins. Une série d’auteurs pointent l’immense pression sur ces grands-parents nés dans la période du babyboom (entre 1946 et 1964), tiraillés entre leur envie de répondre présent et celle aussi de prendre le temps de vivre pour eux.

Nathalie Masure, Ligue de l’Enseignement et de l’Éducation permanente  

[1] Article «Les grands-parents en Europe: de nouveaux soutiens de famille», de Claudine AttiasDonfut, publié en 2008. [2] Données provenant du site STATBEL, l’office belge de statistiques [3] Article: Les grands-parents, figures du temps, de Louis Russell, sociologue et démographe français, repris sur le site de l’ULB. [4] D’après une étude démographique publiée par l’INSEE en 2013 (l’Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques) français. [5] Analyse publiée par ENEO en avril 2016. [6] Analyse publiée par l’UFAPEC en novembre 2018. [7] Article du 11 avril 2019 sur BFMTV. [8] Article «Les grands-parents en Europe: de nouveaux soutiens de famille», de Claudine AttiasDonfut, publié en 2008. [9] Article «Les grands-mères aujourd’hui. Salariat féminin et construction de l’identité de grandmère», publié par Annette Langevin en 2002, au Cairn. [10] Grand-parentalité en Europe, 2013, Grandparents Plus. [11] Article «Les grands-mères aujourd’hui. Salariat féminin et construction de l’identité de grandmère», publié par Annette Langevin en 2002, au Cairn. [12] Analyse publiée par l’UFAPEC en novembre 2018. [13] Article «Les grands-mères aujourd’hui. Salariat féminin et construction de l’identité de grandmère», publié par Annette Langevin en 2002, au Cairn. [14] Article du Figaro du 14/03/2014: «7% des grandsparents français gardent leurs petits-enfants tous les jours». [15] Étude sur la grand-parentalité en Europe, 2013, p 10. [16] Article du Figaro du 14/03/2014: «7% des grandsparents français gardent leurs petits-enfants tous les jours»      

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