Physique de la voiture urbaine - Plaidoyer pour «Bruxelles Ville 30»

Mardi 23 février 2021

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

Depuis le 1er janvier 2021, toute la région Bruxelles-Capitale, à l’exception de certains grands axes[1], est limitée à 30 km/h. Cette mesure a suscité de nombreuses réactions, y compris une pétition s’y opposant[2]. Je voudrais ici présenter les arguments scientifi ques en faveur de «Bruxelles-30», en utilisant notamment les enseignements des lois de la physique. Nous nous concentrerons essentiellement sur les aspects suivants: sécurité, temps de parcours, pollutions.

En ville: piétons et cyclistes premières victimes des accidents

D’après les statistiques nationales, en Belgique[3], 29% des 600 tués sur les routes chaque année sont «usagers faibles» (piétons et cyclistes). Cette proportion devient encore plus élevée en ville, où les accidents voiture-voiture tuent beaucoup moins que les accidents voiture-piéton. Par conséquent, nous retenons qu’une grosse partie des accidents mortels bruxellois résultent d’un choc entre automobile et usager faiable, au détriment de ce dernier. Nous allons donc, dans la suite, nous concentrer sur l’analyse d’un incident urbain typique: «un piéton ou un cycliste surgit à quelques mètres (par exemple 15) devant un véhicule». Par souci de commodité, nous appellerons un tel événement un «PS à 15m».

Passage de 50 à 30: 40% d’accidents en moins?

Après tout, diront les anti-30, «30, c’est 40% moins vite que 50. En limitant à 30, il y aura 40% d’accidents en moins, cela ne changera pas beaucoup la mortalité». Cet argument, qui repose sur un raisonnement de proportionnalité, semble de bon sens. Hélas, il est tout à fait faux. Car d’après les lois de la physique, appuyées par l’observation[4], la mortalité d’un accident n’est pas proportionnelle à la vitesse, mais «plus-que-proportionnelle»: doubler la vitesse fait beaucoup plus que doubler la mortalité. C’est ce que nous allons voir en analysant ce qui se produit lors d’un «PS à 15 m».

Physique de l’accident: la vitesse aggrave les choses à deux niveaux

Que se passe-t-il en cas de «PS à 15m»? On peut diviser l’événement en deux parties: d’abord, si le piéton a été remarqué[5], la voiture ralentit. Ensuite, s’il lui reste suffisamment de vitesse résiduelle au niveau du piéton, le choc a lieu. Des forces sont exercées par la carrosserie sur le corps de la personne, forces qui éventuellement provoquent blessures ou décès. Or, pour ces deux phases (distance de freinage puis choc), la science nous enseigne deux mauvaises nouvelles pour les amateur·trice·s de vitesse. D’abord, la distance de freinage n’est pas proportionnelle à la vitesse, mais plutôt au carré de la vitesse[6]. Ce qui signifie que cette distance (et donc les ennuis!) à 50 n’est pas le double de celle à 25, mais presque le quadruple. La vitesse aggrave donc le problème du freinage de manière «surproportionnelle». Ensuite, la mécanique nous enseigne que les forces exercées sur le corps lors du choc, et donc la violence de celui-ci, sont également proportionnelles au carré de la vitesse résiduelle lors de la collision. Ce qui signifie, là aussi, qu’un choc à 50 occasionne quatre fois plus de forces qu’un choc à 25. Des données expérimentales (diagramme ci-contre) nous confirment ceci: on y constate qu’aucun choc n’entraîne la mort sous les 20 km/h, alors que presque tous tuent au-delà de 60[7]. On parvient donc à ce constat accablant pour la vitesse: augmenter celle-ci lors d’un «PS à 15m» aggrave la situation de la victime à deux niveaux (distance de freinage et violence du choc), et, de plus, de manière «surproportionnelle».

Conclusion: énorme gain de sécurité pour la ville 30

Nous avons maintenant tous les éléments pour montrer les résultats des calculs[8] d’un «PS à 15m» dans trois cas de figure: avec auto lancée à 50, 40, et 30 km/h.

  1. Si la voiture circule à 50 km/h, l’automobiliste n’a quasiment pas le temps de freiner, et le piéton sera heurté à près de 50 km/h: d’après la courbe de mortalité, la probabilité de décès s’élève à 85%.
  2. Si la voiture circule à 40 km/h, elle a le temps de freiner un peu, et le piéton sera heurté à seulement 30 km/h: la probabilité de décès s’élève à 10%.
  3. Si la voiture circule à 30, le piéton ne sera pas heurté du tout, car là l’arrêt a lieu à temps. La probabilité de décès est de… 0% (à moins d’une crise cardiaque due à la surprise!).

En conclusion, dans le cas d’un piéton surgissant à 15m devant une auto, limiter la vitesse de 50 à 40 km/h permet de passer de 85% à 10% de mortalité, et limiter encore de 40 à 30 permet de la faire tomber à zéro. Le même type de calcul pour un «PS à 2m» (un enfant qui bondit juste devant le pare-chocs[9] ) montre que rouler à 30 au lieu de 50 diminue la mortalité de 85% à 10%. On peut reprendre ces considérations en faisant varier les paramètres: route sèche ou mouillée, freins bons ou mauvais, piéton vu ou pas vu, jeune ou vieux, etc. On doit aussi s’intéresser aux blessures et non aux seuls décès. Dans tous les cas, on obtient une baisse conséquente des dommages causés à l’usager faible. En conclusion, il existe un énorme gain de sécurité dans la «ville 30». On peut espérer qu’il entraînera une succession d’avantages: incitation à circuler à pied et en vélo, enfants et personnes âgées osant plus facilement sortir, convivialité accrue, etc.

Augmentation du temps de trajet?

L’argument principal contre le passage à 30 reste, bien évidemment, l’allongement des trajets. «Si on doit faire du 30 au lieu de 50, un trajet de 30 minutes prend maintenant 50 minutes, soit une forte augmentation de temps de déplacement!». Mais il s’agit de nouveau d’un argument faux, pour deux raisons bien distinctes. D’abord, il existe encore à Bruxelles des axes à 50 km/h (Petite Ceinture, par exemple): sur un trajet moyen, une bonne moitié du déplacement reste à 50 comme autrefois. Ensuite, il ne faut pas confondre vitesse maximale autorisée et vitesse effective! En ville, on ne roule en moyenne ni à 30 ni à 50, mais à environ… 20 km/h, en raison, bien sûr, des passages piéton, feux rouges, embouteillages, etc.

Des simulations et mesures[10] montrent que la vitesse moyenne d’une voiture dans une «ville 50» s’élève à 18,9 km/h, contre 17,3 km/h dans une «ville 30», ce qui fait une différence de seulement 10%. Ainsi, un trajet urbain de 5 km qui prenait 17 minutes en 2020 en prend 18 à 19 minutes maintenant, soit une à deux minutes de plus. Pour un trajet de 10 km, l’augmentation s’élève à 3 minutes, et même moins si on tient compte du fait qu’on peut généralement profiter des grands axes à 50. Des pertes de temps plutôt faibles, à mettre en regard avec les gains en sécurité. Il existe même un phénomène surprenant qu’il faut garder à l’esprit : dans une ville 30, beaucoup de feux rouges et de «stop» n’ont plus de raison d’être. Libérée de nombreux feux, «Bruxelles 30» pourrait donc à l’avenir être parcourue… plus vite que «Bruxelles 50». L’argument du temps de trajet pourrait donc paradoxalement se retourner en faveur de Bruxelles 30!  

Et la pollution?

On entend également parfois que Bruxelles-30 connaîtra plus de pollution car «à 30, les automobiles polluent légèrement plus qu’à 50». Une fois de plus, mentionnons qu’une voiture en ville ne roule pas à 30 ni 50, mais environ à 20. Et une ville 30 au trafic moins nerveux, avec moins de feux rouges, moins de stop, et tout simplement moins de véhicules à moteur, pourrait bien au contraire devenir plus respirable[11]. Ensuite, le problème des gaz d’échappement se joue surtout dans le type de moteur (beaucoup trop puissants pour la ville). Du point de vue du bruit, une autre forme de pollution automobile, la limitation à 30 permet des progrès, en limitant par exemple l’intensité des cycles accélération-décélération entre feux successifs. Les considérations de pollution penchent donc en faveur de Bruxelles 30.

La sensation de lenteur

Parmi les raisons pour lesquelles rouler à 30 km/h engendre de la frustration, je pense que la principale tient à la sensation de lenteur. En effet, en l’absence de vibration et de bruit, l’estimation de la vitesse par une personne à bord d’une véhicule repose essentiellement sur l’observation du paysage qui défile. C’est un phénomène bien connu: de nuit, dans une voiture assez confortable sur une autoroute toute droite, si on ferme les yeux (si on est passager!), on a vraiment l’impression de ne pas bouger. Ceci découle directement du principe de relativité de Galilée, qui stipule que, sans repère, le mouvement rectiligne uniforme ne se distingue pas de l’immobilité. Donc, dans une auto confortable et silencieuse, on a besoin du paysage pour savoir si on va vite. Mais, pour des raisons géométriques, le défilement du paysage paraît plus rapide dans une rue étroite qu’en région monotone et plane. À 70 dans une ruelle de Bruxelles, on se sent rapide, alors qu’à la même vitesse sur l’autoroute au large de Gembloux, on se sent terriblement lent. Ainsi, l’essentiel de la frustration d’un automobiliste condamné à rouler à 30 (le «on n’avance pas!») relève d’une impression de lenteur et non d’une lenteur objective.

Éthologie et psychologie

Quelles sont finalement les raisons profondes de l’opposition à Bruxelles 30? D’abord, donc, cette sensation de lenteur. Presque personne ne mesure soigneusement sa vitesse moyenne, personne ne peut distinguer 17 de 18 minutes, donc presque personne ne se rend compte qu’on ne perd pour ainsi dire pas de temps dans une ville 30; mais presque tout le monde se base sur cette sensation désagréable de «ne pas avancer». Ensuite la violence routière reste très cachée. L’accident mortel demeure, pour beaucoup, une abstraction: très peu de personnes ont blessé ou tué avec leur voiture[12]. Et, de nouveau, la sensation de lenteur dans un véhicule confortable donne l’impression fausse qu’on ne représente pas de danger. Ensuite, aimer rouler vite n’a souvent rien à voir avec le temps gagné: celui (beaucoup plus souvent que celle) qui monte à 70 dans une petite rue, au prix d’une forte accélération et d’un vacarme aussi bref qu’intense, ne le fait pas pour gagner deux ou trois précieuses secondes sur un agenda serré, mais plutôt sous l’impulsion d’un réflexe ancien, à rapprocher du paon faisant la roue, ou de la buse mâle effectuant un vertigineux piqué au-dessus de la forêt. Ces intéressants comportements de parade nuptiale relèvent de l’éthologie et non de l’optimisation d’emploi du temps. Mentionnons également le phénomène, bien connu en psychologie, des «coûts irrécupérables»: après avoir acheté une bolide de 110 chevaux, il semble difficile de ne pas subir un terrible sentiment de frustration en l’employant à moins de 15% de ses capacités. Ainsi, il me semble que l’opposition à Bruxelles 30 doit être expliquée par la psychologie ou l’éthologie, qui cherchent à comprendre pourquoi Homo sapiens s’obstine à prendre des décisions irrationnelles, plutôt que par l’étude sérieuse des faits - accidents, temps de parcours, pollution -, qui plaident clairement pour Bruxelles 30.

Welcome in «Brux Hell»

Pour les anti-30, Bruxelles deviendrait «Brux Hell», un enfer pour les voitures, un enfer où les parades nuptiales des paons et des buses deviennent impossibles. Personnellement, je trouve beaucoup plus infernale une ville où des centaines de personnes finissent à l’hôpital ou au cimetière simplement pour avoir croisé (en tort ou non, peu importe) la trajectoire de 1000 kg lancés à 50 km/h. D’ailleurs, retournons l’argument: Bruxelles doit-elle rester un paradis pour les voitures? Rappelons que les villes, depuis 7000 ans, sont conçues pour qu’y vivent des humains, et non des autos, qui cumulent un nombre impressionnant de défauts en milieu urbain (bruit, pollution, encombrement, sécurité, laideur, maladies liées au manque d’exercice physique). Rappelons également qu’en ville, 40% des trajets en voiture font moins de 3 km, ce qu’un humain normal parcourt à pied en moins de 40 minutes[13] et un cycliste en… 10 ou 15 minutes. Réfléchissons à ceci: en 2021, à l’aube d’une crise énergétique majeure que plus personne ne nie, des millions de personnes utilisent un véhicule de 100 chevaux (700 fois plus puissant qu’un humain!) pour des trajets qu’ils pourraient couvrir sans gros effort par des moyens musculaires. Que penseront les historiens de l’an 3000 de ces comportements aberrants? Sans doute que nous nions l’évidence: la voiture[14] n’a rien à faire dans les villes.

Combattre la violence

Il faut appeler les choses par leur nom: la violence routière est une forme de violence, souvent mortelle, et en tant que telle, il faut la condamner et la combattre par tous les moyens possibles. C’est ce qu’a décidé la Région de Bruxelles, tout comme des dizaines de villes en Europe depuis des années[15], en préférant quelques minutes de perdues au volant chaque jour à des centaines de morts et blessés chaque année.

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques


[1] Carte disponible sur https://ville30.brussels/ [2] Signée par près de 70 000 personnes au 14 janvier. [3] https://statbel.fgov.be/fr/themes/mobilite/ circulation/accidents-de-la-circulation [4] Lois de Newton, éprouvées par 300 ans de mécanique, et données accidentologiques. [5] Ce qui n’est pas le cas dans 60% des cas mortels, où le piéton n’a pas été vu! voir conseilnationalsecuritéroutiere.fr [6] La relation exacte est un peu plus compliquée, voir par exemple https://ville30.org/ le-concept-de-ville-30/30-kmh-et-securite/ [7] En réalité, cette courbe change en fonction de paramètres comme l’âge du piéton, voir par exemple sur https://hal.archives-ouvertes.fr/ hal-01349342/document [8] Calculs qui rentrent exactement dans le programme de 5e secondaire. [9] Ce cas de figure doit nous rappeler que la violence routière n’est pas uniquement le fait des chauffards, comme l’affirment certains “anti30” («Il faut juste punir les chauffards, et non tous les citoyens», peut-on lire sur la pétition www.change.org/p/les-politiques-contre-lazone-30-generalisee-a-tout-bruxelles). [10] https://ville30.org/2012/12/23/ impact-du-30-kmh-en-ville-le-test/ [11] https://ville30.org/le-concept-de-ville-30/ ville-30-et-pollution-de-lair/ [12] Bien sûr, ce sont des homicides involontaires, mais il s’agit bien d’homicides. [13] On peut d’ailleurs s’amuser à calculer que la perte de temps à se déplacer à pied quelques km par jour est largement compensée par l’augmentation de l’espérance de vie en bonne santé. [14] Mis à part, bien sûr, quelques véhicules professionnels et d’urgence. [15] Voir les autres villes 30 sur https://ville30.org/    

fév 2021

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