Manger végétal ou colonial ? Les (vrais) enjeux de l’histoire de la colonisation
Mercredi 15 novembre 2017
L’histoire de la colonisation belge reste peu enseignée dans les écoles secondaires. Il est à craindre, au vu de la considération limitée que lui accorde le Pacte d’Excellence, que cet état de fait perdure. Les tensions récurrentes que suscite le passé colonial dans l’espace public nous rappellent pourtant à quel point il est essentiel de fournir aux élèves des outils et des connaissances sur un phénomène qui, entre dynamiques globales et ancrages locaux, a façonné nos sociétés contemporaines.
Depuis la fin des années 1990, les questions soulevées par le passé colonial de la Belgique ont fait un retour fracassant dans les débats politiques et médiatiques. Des controverses autour des violences du régime léopoldien aux révélations sur l’assassinat de Patrice Lumumba, en passant par la polémique concernant la propagande raciste véhiculée par Tintin au Congo, l’histoire de la colonisation est source de tensions qui n’épargnent pas les salles de classe. Plus récemment, les violentes manifestations «congolaises» de l’hiver 2011-2012 à Bruxelles ont ré- vélé l’urgence de questionner les discriminations dont étaient victimes les Afro-descendants en Belgique au regard du passé colonial. Le triomphe du Congo de David Van Reybrouck a par ailleurs démontré tout l’intérêt de la population à l’égard de l’histoire de l’ancienne colonie. Aujourd’hui, une initiative militante ou culturelle faisant écho à cette histoire éclot quasi chaque semaine (pensons par exemple aux récents débats sur la place des monuments coloniaux dans l’espace public). Cette actualité a même conduit la Fédération Wallonie-Bruxelles à financer, pour la première fois en 2017 et à hauteur de 60.000 euros, des projets en lien avec la transmission de la mémoire coloniale. Parce que les héritages du passé colonial se donnent à voir dans la complexité des rapports de migration ou dans les représentations des «Autres» toujours à l’œuvre dans une série de discriminations actuelles, parce qu’ils peuvent se révéler des champs d’affrontements mémoriels et d’affirmations identitaires, l’histoire de la colonisation constitue parfois un terrain miné pour les enseignants. Ce constat ne rend à nos yeux que d’autant plus nécessaire le développement d’un savoir historique critique sur ces questions. Face aux impasses mémorielles, «il ne nous reste que l’éducation», plaidaient déjà des collègues en 20071 . Un an plus tard, le constat implacable d’une enquête menée auprès des rhétoriciens belges démontrait l’urgence de leur appel: un quart d’entre eux ignoraient que le Congo avait été une colonie belge2.Entre apologie et amnésie
Même durant la période coloniale, le Congo n’a toujours revêtu qu’une importance secondaire dans l’enseignement. L’histoire de la Belgique métropolitaine occupe alors le devant de la scène. Les évocations de la colonie sont néanmoins puissantes et toutes entières placées au service d’une vision héroïque de « l’œuvre coloniale» belge. Jusqu’aux Indépendances, ces récits restent dominés par des perspectives historicistes et eurocentrées. Les Africains n’y apparaissent pas ou très peu, figurants anonymes d’arrière-plan d’une intrigue dominée par la geste des conquérants européens. Après la décolonisation, la place du Congo dans les enseignements se fait plus ténue encore. Les éditions successives des manuels de référence témoignent bien de la chape de silence qui tombe sur le passé colonial belge à l’école. Les années 1970 et 1980 ne changent guère la donne. Si les réformes de l’enseignement «rénové» encouragent une vision (légèrement) plus critique de l’impérialisme et des décolonisations, elles contribuent aussi à faire sortir ce chapitre du champ de l’histoire de Belgique pour le faire entrer dans celui de l’histoire internationale. Il est donc certes question de colonisation, mais pas (ou très peu) de celle du Congo.Quelle formation de base à l’histoire de la colonisation aujourd’hui ?
En 1999, un nouveau référentiel de compétences et de savoirs historiques a été adopté pour l’ensemble des humanités en Belgique francophone. Ce référentiel est toujours d’application pour les humanités générales et technologiques3 . Il prévoit la maîtrise, par les élèves, des concepts suivants: les «principaux éléments constitutifs d’un processus de colonisation ; d’un processus de décolonisation ; d’un processus de type néocolonialiste; d’une politique impérialiste»4 . Aucune autre indication ne filtre. Les multiples programmes en histoire - nous en avons dé-nombré au moins treize différents pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, établis en fonction des différents réseaux et pouvoirs organisateurs5- ne sont pas toujours beaucoup plus explicites. Comme le soulignait en 2012 un inspecteur responsable des programmes d’histoire, «quel que soit le réseau ’enseignement, [ces derniers ne mentionnent] ni l’Afrique, ni l’une de ses régions, ni le Congo [comme] contenus obligatoires à aborder par les titulaires des cours de 5e et 6e années»6 . Certes, ceci n’implique pas une absence complète du «cas» colonial belge, ni dans les programmes, ni dans les manuels. Parmi ces derniers, certains y consacrent même plusieurs pages. Aujourd’hui, outre la persistance du caractère optionnel de cette histoire dans une série de programmes, c’est en fait davantage la manière dont ce contenu continue d’être abordé qui pose question. Prenons l’exemple d’un des plus récents programmes en histoire validé en Fédération Wallonie-Bruxelles. D’application pour les humanités professionnelles et techniques7 , il prescrit deux unités d’enseignement dévolues à la (dé) colonisation au Congo belge. Présentant la colonisation avant tout sous le prisme du phénomène migratoire, il en propose une histoire largement eurocentrée. A l’image d’autres programmes et manuels, les populations colonisées y font de manière générale figure d’objets d’histoire plutôt que d’acteurs à part entière. La violence coloniale est évoquée mais sur le ton de l’euphémisme; le mode passif est le plus souvent de mise. Il est aussi frappant de constater que comme souvent, les évocations du passé colonial belge mettent l’accent sur les deux «temps forts» de la colonisation, son début (la conquête et la période de l’Etat Indépendant du Congo) et sa fin (l’accession à l’Indépendance). Le temps plus long de la colonisation, dont l’étude permettrait pourtant d’analyser plus largement les aspects structurels de la domination coloniale, est peu évoqué. Autre lacune d’envergure: les territoires sous mandat du Rwanda et du Burundi ne sont cités à aucun endroit. En bref, un professeur qui n’aurait pas été formé à l’histoire de la colonisation - puisque que ce n’est pas non plus une priorité dans toutes les universités belges francophones - dispose là d’un canevas limité...Pour un enseignement obligatoire et renouvelé de l’histoire de la colonisation belge
Les professeurs comme les élèves méritent mieux. Encourager l’inscription de l’histoire de la colonisation belge comme contenu obligatoire dans un nouveau référentiel serait un excellent début. A l’évidence, une révision et une harmonisation des programmes en matière d’histoire coloniale, intégrant les perspectives et les avancées des recherches récentes, ne serait pas non plus du luxe.Pour que les futurs diplômés sortent de l’enseignement secondaire avec un meilleur bagage dans ce domaine, leurs professeurs ont besoin à la fois de plus de temps à y consacrer et d’outils plus performants sur lesquels s’appuyer. On ne peut donc qu’encourager la mise sur pied de formations dynamiques et la promotion d’outils pédagogiques. Des initiatives et productions intéressantes existent déjà en la matière (voir encadré ci-contre), mais force est de constater qu’elles restent sous-utilisées, malgré leurs qualités. Elles sont pourtant nécessaires pour espérer transmettre aux élèves une compréhension actualisée de l’histoire de la colonisation.Le contraire d’une histoire «à part»
Car ce pan de l’histoire souffre encore de nombreux préjugés. En premier lieu, l’idée est très présente en Belgique que l’histoire de la colonisation serait une histoire «à part», un chapitre certes important à aborder mais qu’il ne serait pas nécessaire de lier systématiquement aux évolutions politiques, économiques ou culturelles des sociétés européennes. En corollaire, l’histoire de la colonisation est encore parfois perçue comme concernant principalement les minorités d’origine immigrées, comme si la colonisation était avant tout l’histoire «des autres». Elle fut, bien au contraire, l’affaire de tous - pays colonisateurs comme colonisés; elle est constitutive à la fois de l’histoire de l’Europe, de l’Afrique et du monde. À cet égard, l’argument selon lequel une histoire plus «diversifiée» se justifierait en raison de la diversité du public scolaire ne nous semble mener qu’à une impasse. Le rôle de l’apprentissage de l’histoire ne devrait pas être « d’édifier» les élèves d’une quelconque manière que ce soit. Soyons aussi assez lucides pour renoncer à l’illusion que l’histoire devrait nécessairement nourrir un sentiment d’appartenance commune: même s’il ne s’agit plus de forger l’adhésion à un patriotisme national mais bien à une société multiculturelle (objectif par ailleurs tout à fait louable), «une histoire qui sert» est toujours «une histoire serve», pour paraphraser Lucien Fèbvre. C’est parce que nous sommes convaincus que les bénéfices citoyens de l’enseignement de la colonisation sont fondamentaux que nous pensons qu’ils méritent mieux que des vieilles recettes et de fausses bonnes idées.Une grille de lecture sur l’histoire de la mondialisation
L’histoire est avant tout méthode. En dehors du fait qu’elle est fondamentale pour appréhender le contexte de mondialisation dans lequel nous vivons et les rapports de domination sur lesquels il s’est construit, l’histoire de la colonisation permet un décentrement des regards sur le passé plus que jamais nécessaire. Cette histoire ne peut en effet se résumer à celle de «l’expansion européenne outremer». Elle est un terrain riche en opportunités, à la fois pour rappeler aux élèves que les pays colonisés ont eu une histoire avant la conquête coloniale, et pour les inviter à saisir l’épaisseur des changements historiques avec des grilles d’analyse (circulations, interactions, multiplicité des points de vue, etc.) formatrices à de nombreux niveaux. Ces outils participent aussi de la distanciation qui est une des clés essentielles du savoir historique. Une distanciation qui n’implique en aucun cas de minimiser ce que furent les violences coloniales, mais au contraire de les regarder bien en face. La connaissance historique est aussi une procédure de vérité. C’est bien à ce titre que l’histoire de la colonisation devrait voir son enseignement renforcé: parce que son intégration dans le récit de l’histoire de la Belgique (et de l’Europe) permet une vision plus exacte de la manière dont le pays s’est construit et de la multiplicité des acteurs qui y ont joué un rôle.Ni bilan comptable, ni menu végétarien
Promouvoir une approche critique de la complexité de cette histoire et de ses implications ne signifie cependant pas s’en tenir à mettre en balance les aspects supposément «positifs» vs. «négatifs» de ce passé, comme certains programmes actuels encouragent à le faire. L’histoire n’est pas un bilan comptable. Outre qu’il y a quelque chose d’indécent à vouloir soupeser les violences et le racisme institutionnalisé à l’aune du développement d’infrastructures éducatives ou de santé, il s’agit fondamentalement d’un «raisonnement biaisé», comme le rappelait récemment l’historienne Sylvie Thénault: «la colonisation forme un tout inséparable. Elle est l’appropriation illégitime, par la force, d’un territoire et de ses habitants. Cette appropriation a signifié à la fois la violence et les souffrances de ceux qui la subissent et la mise en place d’infrastructures administratives et économiques», dans un exercice unique de domination. Les leçons des recherches internationales récentes sur la période coloniale et ses héritages sont, en la matière, essentielles. Elles gagneraient à être mieux intégrées dans les cursus scolaires. A nouveau, il ne s’agit pas seulement d’une affaire de contenu mais aussi de méthodes. Mettre l’accent sur les expériences et les points de vue des colonisés, porter attention aux stratégies multiples déployées face la domination coloniale (résistances, transactions, instrumentalisations réciproques) ou encore sur les mobilités et les circulations (de personnes, d’idées, de biens, de pratiques de pouvoir) implique de croiser des échelles et des outils d’analyse auxquels peu d’idées préconçues peuvent résister. Nul doute aussi qu’il s’agit là d’outils fondamentaux pour réfléchir aux généalogies coloniales des discriminations racistes et des inégalités actuelles, ainsi qu’aux effets de résonnance de ce passé dans une série de contextes néo et postcoloniaux. Mais, nous le répétons, de tels projets nécessitent de meilleurs relais entre le monde de la recherche et celui de l’enseignement, impliquant des moyens et de la volonté politique. Les propositions du Pacte d’Excellence, qui placent sur le même plan l’enseignement de l’histoire de la colonisation et la promotion de menus végétariens dans les cantines, n’augurent donc rien de réjouissant. Amandine Lauro (FNRS-ULB), avec la collaboration de Romain Landmeters (USL-B) Amandine Lauro est Chercheure Qualifiée du FNRS et Maître d’Enseignement à l’Université Libre de Bruxelles. Elle y mène des recherches sur l’histoire du genre et de la sexualité en situation coloniale et y enseigne l’histoire de l’Afrique, du genre et de colonisation. Romain Landmeters est assistant de recherche (FNRS) à l’Université SaintLouis Bruxelles. Il y mène des recherches sur l’histoire de la Justice belge en contexte colonial.1. Gosselain Olivier et Piette Valérie, «Mais qui se soucie encore de la colonisation?», in La Libre Belgique, 28 septembre 2007. Idem.
2. Hirtt Nico, Seront-ils des citoyens critiques ? Enquête auprès des élèves de fin d’enseignement secondaire en Belgique francophone et flamande, Bruxelles, APED, 2008, p. 33.
3. Le référentiel de sciences humaines (histoire et géographie) des humanités professionnelles et techniques a été modifié en 2014; il ne préconise plus que l’étude, au deuxième degré, du moment clé «Colonisation européenne au XIXe s. Décolonisation».
4. Ministère de la Communauté française, Compétences terminales et savoirs requis en histoire. Humanités générales et technologiques, Bruxelles, 1999, p. 5 et 8.
5. http://www.enseignement.be/index. php?page=25203&navi=2440, consulté le 11/10/2017.
6. Adam Stéphane, «Le fait colonial et les cours d’histoire en Fédération Wallonie-Bruxelles», in Soiresse Njall Kalvin et al., La lutte contre les discriminations au regard de l’histoire et de la mémoire coloniales : état des lieux, Bruxelles, Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, 2012, p. 29-30.
7. Fédération Wallonie-Bruxelles. Administration générale de l’Enseignement. Service général de l’Enseignement organisé par la Fédération Wallonie-Bruxelles, Programme d’études. Histoire. 466/2015/240. Enseignement secondaire et ordinaire. Humanités professionnelles et techniques. 2e et 3e degrés, Bruxelles, 2015.
8. Fèbvre Lucien, Leçon d’ouverture à la Faculté des Lettres de Strasbourg, Strasbourg, 1919.
9. «Peut-on dire, comme Emmanuel Macron, que la colonisation est un ‘crime contre l’humanité’?», in Le Monde, 16 février 2017.
Légende illustration: image tirée du documentaire Congo, Eklektik productionsPour en savoir plus
- VAN NIEUWENHUYSE Karel, «From triumphalism to amnesia. Belgian-Congolese (post)colonial history in Belgian secondary history education curricula and textbooks (1945- 1989)», in Yearbook of the International Society for History Didactics, vol. 35, 2014, p. 79 100.
- VAN NIEUWENHUYSE Karel, «Increasing criticism and perspectivism: Belgian-Congolese (post)colonial history in Belgian secondary history education curricula and textbooks 1990-present)», in International Journal of Research on History Didactics, History Education, and Historical Culture, vol. 36, 2015, p. 183 204. WIRTH Laurent, «L’histoire du fait colonial dans l’enseignement secondaire. De nouvelles perspectives», in Hommes et migrations, n° 1295, 2012, p. 102 109.