L’université est moins démocratique aujourd’hui
Mercredi 9 mai 2018
Qu’est devenu le mouvement étudiant qui a fait trembler les recteurs à Paris comme à Bruxelles, Liège ou Louvain en 68? Comment a évolué l’Université considérée à l’époque comme un ghetto élitiste et autoritaire? Pour Renaud Maes,
professeur à Saint-Louis, assistant et chercheur au Centre de recherches en psychologie des organisations de l’ULB,les étudiant.e.s ont gagné le combat de la participation, pas celui de l’ouverture de l’Université.
Éduquer: La contestation de Mai 68 a touché plusieurs campus européens. En Belgique, on a souvent l’impression que la question linguistique, le «Walen Buiten» de Louvain a joué un rôle aussi important si pas davantage que les occupations d’universités suscitées par les événements de Paris.
Renaud Maes: Ce n’est pas tout à fait exact. Il y a eu un «Mai 68» belge mais il s’est structuré très différemment d’une ville à l’autre. Parallèlement aux événements de Louvain, l’agitation a gagné Mons, Liège, Bruxelles, Gand, chaque fois avec des enjeux spécifiques. À Bruxelles, les étudiants de l’ULB se sont rassemblés dès la fin du mois d’avril pour contester la légitimité du conseil d’administration. L’occupation de l’université va durer jusque fin juin et on y mettra fin manu militari. À Anvers, l’enjeu de la contestation étudiante était l’accueil des étudiants étrangers. Le point commun de tous ces mouvements étudiants était la critique des figures d’autorité.
Éduquer: Côté francophone, le premier mouvement étudiant structuré né de 68 a été le Mubef (mouvement unifié belge des étudiants francophones). Il n’a pas tenu longtemps. Pourquoi?
R.M.: Au sein du Mubef, il y avait des groupes plus radicaux liés à des structures politiques comme le Parti communiste. Ces groupes ont durci le ton, trop par rapport à ce que les plus démocrates pouvaient accepter et ceci a très vite paralysé le Mubef. Les plus démocrates se sont retrouvés dans des associations comme l’assemblée générale des étudiantsde l’ULB, de l’UCL.
Éduquer: Les étudiant.e.s remettaient en cause un système universitaire jugé peu démocratique dans son fonctionnement. Ont-ils gagné la bataille de la participation?
R.M.: Cela dépend d’une université à l’autre. A l’ULB, le premier acquis a été une participation quadri-paritaire dans un conseil d’administration provisoire composé pour moitié de professeurs et pour autre moitié de représentants de corps minoritaires comme les chercheurs,le personnel, les étudiants. Cette proposition transitoire est devenue définitive. Mais, pour moi, la plus grande victoire des étudiants concerne le domaine social avec la refondation de la politique sociale au sein de l’université. On a vu se développer des vraies politiques pour démocratiser l’accès à l’enseignement, pour faire la jonction avec le milieu ouvrier, ce qui était une des grandes revendications du mouvement étudiant. Ces étudiants vont réussir à faire venir des enfants d’ouvriers à l’université. La politique sociale de l’ULB va lui permettre de «recruter» dans des endroits que l’université ne touchait pas:le Hainaut, les quartiers les plus défavorisés de Bruxelles.
Éduquer: Cette démocratisation est-elle toujours d’actualité aujourd’hui?
R.M.: Nous sommes dans une situation étrange. Le mouvement étudiant a obtenu bien des acquis en matière de participation. La FEF, l’Unecof, sont consultés sur tous les projets de décret qui concernent les étudiants et pourtant l’université est beaucoup moins démocratique aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années 90. On assiste à un vrai repli des élites universitaires sur elles-mêmes. À Bruxelles, dans le Hainaut et à Liège, les enfants issus de milieux populaires ne vont pas à l’université parce qu’ils n’y pensent même pas. Cela échappe complètement à leur champ du possible. Quand on observe la courbe démographique, on devrait avoir un effet de massification» entraînant un nombre important d’inscriptions à l’université et ce n’est pas le cas. Les inscriptions stagnent ou se réduisent parce que des cohortes entières de jeunes renoncent à l’université. C’est la faute notamment au système scolaire qui fait le tri en amont mais aussi à la communication des universités qui est beaucoup moins ouverte aujourd’hui.
Éduquer: Pourtant les auditoires sont pleins…
R.M: Il y a davantage d’étudiants mais trop peu par rapport au nombre qu’ils devraient représenter. Ce qu’on observe, c’est une dualisation des filières au sein de l’université. Il y a des filières pour étudiants riches et d’autres pour étudiants plus pauvres. Il y a Solvay pour les uns, la faculté de sciences économiques pour les autres.La composition sociologique des auditoires est beaucoup moins mixte dans les facs de sciences éco et de sciences po que ce n’était le cas il y a encore dix ans, et moins encore qu’il y a 20 ans.
Éduquer: Comment l’expliquez-vous?
R.M: La perte de mixité sociale s’explique par la précarisation des milieux populaires et des classes moyennes inférieures. L’université est le reflet de cette tendance. Mais s’ajoute à cela des exigences de plus en plus fortes qui ne peuvent pas être rencontrées par les jeunes issus de milieux populaires. La pédagogie du projet, introduite pour dynamiser l’enseignement universitaire, a eu un effet de ségrégation. Une partie des étudiants n’a pas pu s’accrocher» parce qu’ils ne disposent pas du capital social, du réseau de contacts nécessaires.
Éduquer: C’est déjà ce qui se dénonçait en 68. L’absence de capital social, demaîtrise de la langue de l’élite était considérée comme excluant de facto les enfants d’ouvrier.e.s.
R.M.: Tout à fait. On retrouve aujourd’hui des problématiques que l’on croyait résolues mais qui se posent à nouveau, avec une violence encore plus grande. L’université et l’enseignement supérieur ont perdu des moyens financiers par étudiant. On augmente la taille des groupes, on diminue l’encadrement. Tout cela a forcément des conséquences sur l’échec de certains étudiants.
Éduquer: Autrefois, les étudiant.e.s issus de milieux défavorisés travaillaient pour payer leurs études. Aujourd’hui, avec la multiplication des travaux pratiques, les contrôles de présence aux cours, c’est bien plus difficile.
R.M.: Officiellement, les universités se sont engagées dans la possibilité d’apprendre à tout âge, par des filières de cours en alternance notamment. Mais on constate que ces filières, qui étaient fréquentées par les étudiants travailleurs ne le sont plus en raison d’un mécanisme de «scolarisation» de la vie étudiante. Dans toutes les universités européennes, on constate ce mécanisme. On est dans une logique où il ne suffit pas d’avoir un diplôme, il faut aussi performer dans chacune des «briques» qui mènent au diplôme, on construit des «suppléments» au diplôme qui seront observés par l’employeur. On rajoute aussi, pour des raisons pédagogiques, des évaluations intermédiaires qui ont pour conséquence d’écarter les étudiants qui travaillent.
Éduquer: Il y a moins d’étudiant.e.s issus de milieux défavorisés et pourtant on parle de plus en plus d’une précarisation accrue des étudiant.e.s.
R.M.: Quand on parle d’étudiants précarisés, on regarde souvent vers les universités mais il y a aussi toutes les hautes écoles. C’est à elles que l’on doit l’essentiel de la mixité sociale dans l’enseignement supérieur. C’est là que se trouve la majorité des étudiants qui ne sont pas issus d’un milieu universitaire. Chez ces étudiants, il y a une dégradation objective de leurs conditions de vie depuis une bonne dizaine d’années. Un élément a joué un rôle essentiel: la réforme du chômage et la suppression de la dispense de pointage pour les étudiants, ce qui les a amenés vers les CPAS… Pour autant que ceux ci prennent le relais. On semble découvrir le grand nombre d’étudiants qui émargent au CPAS mais c’est un phénomène continu depuis 2002.
Éduquer: Le mouvement étudiant est-il assez conscient de ce recul de la démocratisation des études? On a parfois l’impression qu’en 2018 les revendications sont surtout corporatistes.
R.M.: La FEF et l’Unecof continuent à porter de l’attention à la question de la démocratisation mais il est vrai que les revendications ont évolué. C’est la fin de revendications jugées très idéalistes voire irréalistes comme le refinancement de l’enseignement supérieur via un refinancement de la Communauté française ou une autre politique fiscale.
Éduquer: Refinancer l’enseignement a pourtant amené les étudiant.e.s à manifester pendant les années 90. Au départ, ilsprotestaient contre le décret Lebrun sur le financement de l’enseignement supérieur mais finalement la mobilisation a porté sur cet enjeu plus global du refinancement. Ce n’est plus possible aujourd’hui?
R.M: Ces revendications ont été progressivement jugées impossibles à obtenir. Il y a tout de même eu un refinancement partiel et les mouvements étudiant et enseignant y sont pour quelque chose mais il est vrai que le discours du mouvement étudiant est plus défaitiste aujourd’hui. Il ne se structure plus sur des propositions politiques touchant à la société en général et cela conduit à un repli vers des préoccupations qui semblent plus corporatistes. Par ailleurs, la participation et l’institutionnalisation de cette participation dans certains organes de pouvoir font qu’il est plus difficile de critiquer avec la même virulence les mesures pour lesquelles on a obtenu des amendements et fini par accepter.
Éduquer: Les protestations parfois virulentes et mêmes violentes à propos de problèmes de société ne sont plus vraiment portées par les étudiant.e.s en tant que tels. Je pense aux manifestations contre le CETA, les centres fermés, à celles qui ont entouré la COP 21 à Paris…
R.M.: Dans les années 90, la FEF avait encore une série d’engagements sur la question du conflit israélo-palestinien, sur le financement du secteur non-marchand. A l’époque où Pierre Verbeeren (NDLR: l’actuel directeur de Médecins du Monde) était président de la FEF, il y a eu des actions importantes pour tenter d’unir le mouvement social, associatif et le mouvement étudiant. Tout ceci s’est estompé au profit d’un recentrage sur les problématiques spécifiquement étudiantes.On observe tout de même un engagement militant chez des étudiants qui ne faiblit pas mais il prend d’autres formes. A défaut de fréquenter les cercles politiques qui sont un peu en déshérence, ces étudiants vont participer à des actions contre le siège de Monsanto, par exemple. Et n’oublions pas la résurgence, très forte, de l’extrême-gauche qui avait disparu dans les années 90. Comac (NDLR: le mouvement des jeunes PTB) draine pas mal d’étudiants.
Éduquer: Vous évoquez l’écoute dont bénéficient les étudiant.e.s auprès des politiques. Mais au bout du compte, cela s’arrête peut-être là. Les étudiant.e.s ne sont-ils pas moins redouté.e.s par le pouvoir qu’il y a 50 ans?
R.M.: C’est une évidence: les universitaires, de manière générale, perdent de la puissance dans la société. C’est une vraie rupture qui est en train de se produire. Je me souviendrai toujours de cette phrase lâchée par le ministre de l’Enseignement supérieur, Jean-Claude Marcourt lors d’une conférence où on l’interpellait sur le fait que le recteur de l’UCL et celui de l’ULB s’invectivaient dans la presse. Il a répondu: «Les querelles de riches ne m’intéressent pas. Le monde est géré par des universitaires et vous trouvez qu’il tourne rond?». C’est très interpellant de constater qu’un universitaire, comme lui, ressente le besoin de se distancier du monde universitaire. La délégitimation des recteurs va de pair avec celle des étudiants, c’est un mécanisme général. Les universités en sont partiellement responsables pour s’être coupées de leur recrutement local d’étudiants en s’engouffrant dans une sorte de concurrence internationale de l’excellence. Le ministre Marcourt ne fait aucune sortie médiatique sans mentionner la FEF. Les étudiants sont écoutés plus que jamais mais les politiques n’éprouvent plus aucune crainte de prendre des mesures qui n’iraient pas dans le sens de ce que les étudiants souhaitent. Ceuxci peuvent bien bloquer les universités, les hautes écoles, les carrefours, les politiques se disent que ce ne sera pas l’enfer…
Martine Vandemeulebroucke, secteur communication
Les Lip, l'imagination au pouvoir, Christian Rouaud, 2007
Ce film part à la rencontre des hommes qui ont mené la grève ouvrière la plus emblématique de l’après 68, celle de LIP à Besançon. Un mouvement de lutte incroyable, qui a duré plusieurs années, mobilisé des foules entières en France et en Europe, multiplié les actions illégales sans jamais céder à la tentation de la violence, poussé l’imagination et le souci de démocratie à des niveaux jusque là jamais atteints. Des portraits, une histoire collective, des récits entrecroisés pour essayer de comprendre pourquoi cette grève porta l’espoir et les rêves de toute une génération.
1968-2018: 50 ans de contestations
Dix-huit chercheur.seuse.s, issu.e.s de six Facultés de l’Université libre de Bruxelles, et plusieurs journalistes du Soir explorent les contestations de 1968 et leurs échos en 2018, à partir de travaux et expertises académiques et de reportages et rencontres de terrain. Publié dans le journal Le Soir, le dossier est enrichi de capsules vidéos, à voir sur ULB tv, la chaine YouTube de l’ULB, playlist «19682018.50 ans de contestations». Un projet coordonné par Andrea Rea, professeur de sociologie, et Nathalie Gobbe, Communication Recherche.