Les plaques tectoniques de la société bougent!
Jeudi 19 décembre 2019
Quelles seraient les spécificités du mouvement #metoo par rapports aux vagues précédentes? Quels sont les points d’accointance? Et quels enjeux pour la suite du mouvement féministe?
Historienne, Sophie Pereira s’occupe de la revue Chronique Féministe éditée par l’Université des femmes. Fondée en 1982 par des figures féministes de la deuxième vague, Hedwige Peemans-Poullet et Françoise Collin, l’Université des Femmes se définit comme un laboratoire de recherche, d’enseignement et de réflexions féministes sur la condition des femmes.
Éduquer: Avant d’évoquer la vague #metoo, il nous semble intéressant de redéfinir la troisième vague. Il semble, en effet, qu’il n’y ait pas un consensus des historien·ne·s autour de son existence. Qu’en pensez-vous?
Sophie Pereira: Les objectifs des première et deuxième vagues étaient assez clairs. Les revendications de la première portaient sur l’accès aux droits civils, politiques et à l’éducation. La deuxième concernait le rapport au corps mais aussi les violences faites aux femmes, des aspects davantage en lien avec des questions sociétales. S’il est relativement facile de définir les enjeux de ces deux périodes, il est plus difficile de le faire, selon moi, pour les vagues suivantes, dans le sens où les enjeux profonds n’ont pas vraiment évolué. La question des violences faites aux femmes, par exemple, est toujours abordée lors des troisième et quatrième vagues, ce n’est donc pas un nouveau corpus de revendications. Selon moi, ce que l’on a appelé «troisième vague», correspond davantage à un tournant conceptuel. En effet, il est indéniable que depuis 30 ou 40 ans, en termes d’approche intellectuelle au niveau des études de genre, il y a eu une explosion de réflexions. Le mouvement féministe est actuellement tellement riche qu’il est à la fois à l’origine de questions, qui engendrent des réponses, qui elles-mêmes engendrent de nouvelles questions et réflexions, parfois contradictoires. C’est vraiment cela qui a changé par rapport aux deux premières vagues, quand il n’y avait pas encore ce foisonnement de questions féministes. Par contre, lors de cette période dite de la«troisième vague», est-ce qu’il y a eu un mouvement social comparable aux deux premières? Je ne sais pas.
Éduquer: Cette quatrième vague dont on parle actuellement, vous parait-elle plus définie?
S.P: Pour ce qui est de la quatrième vague, il est incontestable qu’il se passe quelque chose. #Metoo a été un déclencheur. Il y a une ampleur, des mobilisations considérables, on a l’impression que les plaques tectoniques de la société bougent. Plus que le propos, puisqu’on est à nouveau sur la question des violences sexuelles, c’est la réception sociale qui a évolué, et le phénomène me semble plus durable et plus profond. Par exemple, alors que les questions liées à l’avortement étaient bloquées d’un point de vue législatif en Belgique, on est actuellement dans un processus d’accélération, de proposition de textes de discussion qui est sans précédent.
Éduquer: Certain·e·s disent que l’action sur les réseaux sociaux se serait substituée à une mobilisation dans la rue, qu’en pensez-vous?
S.P: Les réseaux sont une caisse de résonance du féminisme, c’est inédit et ils sont un facteur incontournable de la mobilisation. Ils offrent, certes, une autre possibilité de diffusion mais il ne faut pas oublier qu’il y a des millions de femmes de chair et de sang dans les rues… On le voit encore tout dernièrement avec ces féministes qui se sont mobilisées partout dans le monde autour de l‘hymne chilien «Un violeur sur ton chemin». De même, le 24 novembre, lors de la journée contre les violences faites aux femmes, il y a eu le double des manifestants de l’année dernière à Bruxelles, preuve qu’il ne s’agit pas que d’un militantisme de salon. Mais ça, c’est aussi parce qu’il y a un tissu associatif, des assos qui sont là depuis des années, qui ont un savoir-faire en la matière, une capacité à mobiliser. C’est aussi parce que cette assise est encore présente que l’essor a lieu. C’est un élément important du tableau qui n’est pas forcement mis en valeur par les médias classiques.
Éduquer: Avant #metoo, aviez-vous senti les prémisses du mouvement?
S.P: À quel moment cette nouvelle vague commence? Je ne sais pas réellement, mais je dirais à partir des années 2010. Il faut pourtant ajouter qu’il y a toujours eu des personnes, des femmes, qui ont produit des réflexions féministes, qu’elles soient constituées en association ou non, ces mobilisations n’ont jamais disparu. Ce qui change, c’est la réception qui est faite de leurs réflexions. Après, quel sera vraiment l’impact de ce mouvement sur le nombre de féminicides, par exemple, on ne peut pas le savoir à l’heure actuelle. Et puis, il y a aussi des raisons d’être inquiet. Si le contexte politique continue a évoluer ainsi, vers des conservatismes, des «populismes» entre guillemets réactionnaires, il n’est pas exclu que l’on risque de perdre des droits qui semblent pourtant «très très» acquis.
Éduquer: Oui, cela fait penser à cette phrase de Simone de Beauvoir… «N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question». On pense alors à cette tribune rétrograde qui est parue dans la DH, fin novembre, où dix hommes s’expriment sur #metoo…
S.P: Oui, c’est vrai que si certains hommes s’intéressent de plus en plus au féminisme, il y a aussi une montée des masculinismes. Ces hommes qui se sentent menacés par le fait que les femmes aient plus de droits et une position plus favorable qu’auparavant dans la société. Ils constituent un risque puisqu’ils sont présents à tous les niveaux de la société, ils ne sont pas isolés, et cela va de l’antiféminisme le plus ordinaire, et qui semble le moins menaçant, aux incels (Ndlr: ces hommes profondément misogynes ont commis plusieurs tueries de masse en Amérique du Nord). Il ne faut pas oublier que nous sommes, malgré tout, dans une société loin d’être unanime sur toutes les questions féministes et on pourrait tout à fait utiliser les angoisses de certains pour remettre en question les libertés et les droits de toutes…
Éduquer: On observe néanmoins une sensibilisation accrue autour des question de l’égalité femmes/hommes, ne serait-ce, par exemple, parce que de plus en plus de personnes se disent ouvertement féministes…
S.P: Oui, c’est vrai mais il faut être nuancé. Si avant, on disait: «Je ne suis pas féministe mais…», aujourd’hui on dit: «Je suis féministe mais…». On a l’impression que cela va mieux mais il y a aussi beaucoup de feminism washing, sorte d’instrumentalisation du label féministe. Et puis, les expressions féministes qui ont actuellement le vent en poupe sont plutôt liées à un féminisme libéral, le girl power relève un peu de ça aussi, avec cette idée: «ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on va se laisser faire». Mais le féminisme, pour moi, c’est surtout la question des structures qui produisent les inégalités. Même si on a besoin de modèles positifs, il ne faut pas oublier l’approche structurelle. Le féminisme post moderne qu’on voit beaucoup aujourd’hui est peut-être trop axé sur les dimensions identitaires. Comme s’il y avait une opposition entre un féminisme dit «universaliste» et les autres féminismes.
Éduquer: Ce post féminisme qui serait davantage axé sur l’identité, comment se traduit-il?
S.P: Peut-être par la polysémie des modes de revendication, ce qui, en soi, n’est pas une mauvaise chose. Mais ce que je regrette, c’est que cette opposition entre un féminisme universaliste et un autre, entre guillemets «identitaire», fait qu’on a une focalisation extrême, par exemple, sur la question du voile. Comme si c’était la question fondamentale dans notre société par rapport à la condition des femmes, cela au détriment de questions plus structurelles qui ont à voir avec les conditions socioéconomiques, problèmes dont on parle assez peu. Certaines associations féministes n’inscrivent pas ces questions à l’agenda alors qu’il faudrait, selon moi, remettre au centre une approche plus sociologique des enjeux plutôt que de se focaliser sur les choses de manière principalement subjective et individualisée.
Éduquer: On a aussi l’impression que les débats autour de la prostitution restent importants entre les différentes mouvances féministes…
S.P: Oui, c’est un point de friction et ce n’est pas nouveau… C’était déjà le cas au début des années 90. Mais entre féministes, on n’est pas obligées de se mettre d’accord sur tout. Ce qui est important, c’est de continuer à discuter et établir des coalitions.
Éduquer: En ce moment, on parle aussi beaucoup «d’empowerment» (ndlr: accroissement d’un pouvoir), est-ce une notion individualiste?
S.P: Oui, l’utilisation qui en est faite dans nos sociétés se fait plutôt dans une perspective individualiste. Pourtant, à l’origine, c’est un outil de mobilisation collective. Bien sûr, encore une fois, il faut examiner le contexte structurel et sociologique de son utilisation, ce n’est peut-être pas la même réalité partout. Cela reste un outil très intéressant. Il ne faut pas renoncer à la complexité des concepts, c’est ce qui fait la richesse des réflexions et mouvements féministes mais cela fait aussi leur conflictualité, jusqu’à un certain point. On parle aussi beaucoup de féminisme intersectionnel actuellement. C’est un concept très intéressant mais ce n’est pas le sésame absolu. Ses apports sont tout à fait importants puisqu’il permet de prendre en compte des mécanismes de domination croisés, pas forcément cumulatifs mais qui interagissent, comme le genre, la race, la classe sociale. Ce n’est pas un concept aussi nouveau qu’on peut le penser, puisque dans la deuxième vague, il y avait déjà une prise en compte, même si elle n’était pas formulée comme cela, de cette articulation des oppressions. Le problème, c’est que plus les approches sont culturalistes, plus on risque de perdre de vue une forme d’oppression politique commune des femmes en tant que catégorie sociale et politique. D’autre part, on perd aussi de vue «à qui profite le crime». D’un point de vue purement matériel, d’un point de vue socioéconomique, quand on est en train de s’écharper sur les questions, le nœud du problème n’est pas résolu. Pour moi, il reste toujours une donnée fondamentale qui est la domination masculine dans nos sociétés qui s’est construite de façon inégalitaire et asymétrique. Plus que de subjectivité, je préfère parler des rapports politiques en tant que tels. Aujourd’hui, on va être plus intéressé par le fait de parler d’identité: «Comment je me sens par rapport au genre» plutôt que de discuter de ce qui fait l’assignation et ses conséquences. Personnellement, je ne sais pas si je me sens femme ou pas, je ne sais pas ce que ça veut dire être femme, mais je sais que ça veut dire un certain nombre de choses qu’on m’a apprises parce que je suis née avec un vagin, c’est ça le rapport politique. Maintenant je refuse de dire que les autres approches ne sont pas pertinentes. Être féministe, c’est s’intéresser à tout ce qui fait la condition des femmes dans la société, dans la vie personnelle et collective, on n’est pas obligé d’avoir un avis définitif sur tout.
Éduquer: Un mot en guise de conclusion?
S.P: Pour revenir à cette histoire de vagues, ce que je n’aime pas, c’est que cela donne l’impression qu’il y a des passages successifs de mobilisations féministes dans la société, qui s’additionnent, «vague après vague» les questions se régleraient. Mais ce n’est pas le cas puisque les mêmes revendications reviennent vague après vague. Ce qui change, c’est l’expression, la conception sociale de ces expressions et leur réception. Mais sur le fond, pour reprendre l’expression de la sociologue féministe Christine Delphy, il faut déconstruire le mythe de «l’égalité déjà-là». Nous ne sommes pas dans une conception progressive, évolutive, dans le sens où on irait vers un progrès continu en termes de situation des femmes dans la société. C’est une vision simpliste et idéalisée des choses, qui ne prend pas en compte la complexité des réflexions féministes en cours, et qui ne rend pas justice à la dureté persistante de la situation des femmes dans notre société.
Juliette Bossé, responsable de la revue
ILLUSTRATION: Manifestation contre les violences faites aux femmes / 24 novembre 2019 © Camille Wernaers