Le projet Univerbal est un service d’interprétation en milieu social auto-géré par des migrant·e·s. Référentiel métier, rémunération, formation… Comment pérenniser un tel dispositif?
Éduquer: Didier Van Der Meeren, vous êtes administrateur du Monde des possibles, présentez-nous l’association.
Didier Van Der Meeren: L’association est située au centre de Liège, dans un espace de 650 m2 qui permet d’accueillir 200 personnes par semaine. 115 personnes suivent les cours de français langue étrangère, les autres suivent des projets plus spécifiques. Je pense, par exemple, au projet Hospi’Jobs qui se déroule dans les hôpitaux de la région liégeoise où les personnes peuvent s’initier aux métiers non médicaux des hôpitaux. L’asbl est reconnue sur deux axes: en initiative locale d’intégration par la Région wallonne et en Éducation Permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle est agréée en Économie Sociale par la Région Wallonne et reconnue ECOSOC par les Nations-Unies, ce qui permet d’interpeller les États sur les questions d’inclusion.
Éduquer: Vous développez un projet très intéressant, Univerbal, est-ce que vous pouvez en parler?
VDM: Univerbal, c’est un projet d’économie sociale autogéré par les personnes migrantes pour développer un service d’interprétation en milieu social. Nous travaillons au développement des compétences linguistiques des personnes migrantes dans leur langue natale et en français pour structurer un service d’interprétariat communautaire. Ce projet encourage à tenir compte de la diversité des compétences des personnes migrantes. En Univerbal, il y a aujourd’hui environ 35 interprètes, dont une quinzaine très actifs qui s’impliquent dans la gestion quotidienne de la coopérative, dans les inter-visions, dans la définition des profils de compétences avec l’Université de Mons et de Liège pour définir un référentiel métier. En effet, avec les autres opérateurs qui travaillent l’interprétariat en milieu social comme le SETIS Bruxelles, le SETIS wallon, Bruxelles Accueil, l’Université de Mons, nous travaillons ensemble à définir les compétences requises pour être un interprète en milieu social. Il s’agit de définir des tâches, des responsabilités et des critères qualité. C’est un vrai chantier qui est en lien direct avec l’économie sociale parce que l’économie sociale est justement censée fournir un service de qualité.
Éduquer: Comment l’asbl Le Monde des Possibles défini l’économie sociale et solidaire, et quelles valeurs porte-t-elle selon vous?
VDM: Pour nous, les valeurs fondamentales sont la coopération et la solidarité. Plutôt que de parler d’intégration, nous préférons le terme «inclusion» qui suppose que dans un collectif quand un nouveau membre apparaît, la question première n’est pas: «qu’est-ce que ce nouveau membre doit faire pour s’intégrer dans le collectif», mais plutôt: «qu’est-ce que nous pouvons faire ensemble pour être plus d’efficace, plus qualitatif dans ce que nous faisons?» L’approche inclusive en ESS incarne ce que nous aimerions bien voir dans une société plus inclusive. Par ailleurs, l’ESS repose sur des éléments très pragmatiques. La question de la rémunération des travailleurs par exemple. Concrètement, les interprètes de notre service Univerbal ont générés 80 000 € de revenus en 2021 mais ce n’est pas suffisant, ne serait-ce que pour se faire un contrat minimal de 3 mois à chaque personne. Nous voulons éviter l’ubérisation, la rémunération au lancepierre, mais comme nous nous reposons sur un principe de l’économie sociale – à savoir l’autonomie de gestion, l’indépendance par rapport au pouvoir public – c’est compliqué. Ce que nous essayons donc de faire c’est d’utiliser la force du Monde des Possibles comme opérateur reconnu pour introduire des demandes de subventions afin de pouvoir rémunérer les interprètes, non pas sur base de leur prestation auprès d’opérateurs privés mais sur base de leur prestation au Monde des Possibles sur des projets spécifiques. Nous croisons ces interprétations à l’externe dans les hôpitaux avec des subventions à l’interne - qui viennent des pouvoirs publics - et qui permettent de rémunérer les interprètes pour les prestations, pour du travail préliminaire, pour de l’analyse, des contextes. Par exemple, les quinze interprètes les plus engagés participent à la gouvernance et ce sont eux-mêmes qui définissent les orientations, les priorités, quels sont les appels à projets auxquels nous allons candidater avec le Monde des Possibles. Cela permet de compenser cette ubérisation potentielle. Par ailleurs, ces interprètes ne généraient pas du tout assez de revenu pour pouvoir rémunérer notamment un comptable. C’est pourquoi, toujours dans cette logique hybride, le comptable du Monde des Possibles devient le comptable d’Univerbal.
Éduquer: Vous évoquez une autre valeur de l’ESS, à savoir la gouvernance partagée. Comment la vivez-vous au quotidien?
VDM: Les intelligences multiples et les intelligences collectives font partie de notre fonctionnement hérité de l’éducation permanente. Nous travaillons avec huit professeurs de français langue étrangère en sociocratie. Ils définissent toutes les semaines leurs priorités, leur usage du budget, les rôles occupés dans le groupe de travail – et organisent les élections sans candidat. Le groupe de travail veille à ce que le pouvoir ne s’installe pas, que le pouvoir circule. Mais parfois certaines personnes nous disent: «Moi, il me faut un chef, sans chef, ce n’est pas possible. Comme elles disent «un chef» et non pas «une cheffe», cela pose vraiment question. Notre démarche sociocratique a été très bien accompagnée par Collectiv-a, une structure basée à Bruxelles, qui nous a donné quelques très bons conseils. Et puis on adapte, on regarde ce qui fonctionne, ce qu’il faudrait améliorer… Je pense que la démarche sociocratique, basée sur les valeurs de l’association, s’enrichit de toute la dimension d’éducation permanente travaillée depuis 20 ans. Elle s’enrichit aussi de certaines pratiques qui peuvent exister dans certaines cultures via la logique de concertation, de gestion participative. Je pense, par exemple, aux tontines qui sont des mécaniques collectives où le groupe réfléchit à ce qu’il va faire du pot commun auquel chaque personne a contribué: qui va en bénéficier, comment cet argent va être redistribué? J’assimile cela à une forme de sécurité sociale. Il y a là des mécaniques participatives qui peuvent faire écho à la sociocratie telle qu’on essaye de la travailler dans la gouvernance de l’économie sociale.
Éduquer: Quels sont les autres chantiers sur lesquels vous allez travailler?
VDM: Nous travaillons actuellement à la création d’un statut qui soit original, qui puisse tenir compte de la singularité de la fonction d’interprète. Par ailleurs nous réfléchissons au concept de coopérative d’activités qui permettrait de pouvoir garder une allocation sociale tout en expérimentant un modèle économique, une activité. Ainsi, les interprètes bénéficieraient d’une période transitoire et d’un accompagnement afin de tester si leur activité est viable. Cela rejoint le concept de coopérative éphémère que nous voudrions mettre en place en avril prochain. Pour ce faire, nous avons sollicité des agences-conseils en économie sociale comme SAW-B ou Propage pour voir ce qui est faisable. Un autre chantier important est la coopération entre opérateurs qui travaillent dans le champ de l’interprétariat dans le milieu social. Actuellement, ces opérateurs travaillent encore de manière très isolée. Il s’agirait de faire un alignement pédagogique sur les compétences des interprètes, de réfléchir aux outils qui permettent d’évaluer le développement de ces compétences. C’est tout l’enjeu dans nos échanges avec la Région Wallonne: arriver à ce que l’interprétariat en milieu social soit mieux reconnu. Enfin, il y a un travail nécessaire pour professionnaliser les inter-visions, cet accompagnement avant et après toute séance d’interprétariat via un feedback avec le ou la professionnel/le mais aussi au sein d’un groupe de supervision régulier. Les psychologues qui travaillent autour des situations de viols, par exemple, ont un encadrement régulier pour en parler et apprendre à évacuer le stress que ça peut générer. Or cela n’existe pas aujourd’hui chez les interprètes alors qu’ils sont aussi confrontés à ce type de récits qu’ils entendent dans la langue d’origine des personnes et qu’ils doivent raconter en français.
Clémentine Delahaut, Ligue de l’Enseignement et de l'Education permanente
Le Monde des Possibles
Le Monde des Possibles ASBL a fêté ses 20 ans en 2021. L’association est spécialisée dans l’apprentissage et la formation professionnelle des migrant·es et des diasporas. Elle organise des formations en français langue étrangère et en informatique, dans l’esprit de l’éducation populaire.