Le mystère de l’efficacité des mathématiques

Lundi 26 février 2018

à quoi servent les mathématiques? Entre autres, à compter. Des poissons, des fruits, des personnes. Nous savons que certains animaux autres que Homo sapiens sont capables de «compter» jusqu’à quatre, cinq ou même dix. Il s’agit d’une aptitude bien utile à la survie (compter ses petits, retrouver des objets cachés, etc.) que l’espèce humaine a poussé bien au-delà du simple dénombrement. Depuis quelques centaines d’années, les mathématiques sont ainsi devenues un outil formidablement puissant pour comprendre le monde qui nous entoure, tellement puissant même que beaucoup de gens sérieux se posent cette question apparemment bizarre: Pourquoi, au fond, les mathématiques sont-elles si efficaces? Nous allons voir ici que cette question est moins étrange qu’elle n’y paraît.

Au commencement était l’entier

Très probablement a-t-on créé en premier le concept de nombre entier: 1, 2, 3… Pourquoi? Sans doute parce que notre monde est rempli de choses bien définies, dénombrables et fixes dans le temps: poissons, fruits, personnes, et plus tard, pièces de monnaie, maisons, champs. Notons que si le monde était peuplé de choses floues, amorphes, changeant sans cesse (par exemple, uniquement des gaz ou des liquides coulant sans arrêt, comme sur Jupiter), la notion de nombre entier nous apparaîtrait sans doute moins naturelle! Puis, la nécessité d’inventer d’autres nombres s’est fait sentir: fractions (pour régler les problèmes de partage, notamment d’héritage)[1], qu’on appelle aujourd’hui nombres rationnels. Nombres négatifs ensuite, bien utiles pour traiter les dettes dans une comptabilité. Enfin, certains problèmes de géométrie, comme la mesure de la diagonale d’un carré ou de la circonférence d’un cercle, ont rendu nécessaire la création de nombres «irrationnels» (qui ne sont pas des fractions). L’ensemble des nombres rationnels et des irrationnels constitue ce qu’on appelle maintenant les nombres réels, qu’on peut se figurer comme une bande infinie et continue, sur lesquels on travaille couramment aujourd’hui.

Un premier sujet d’étonnement: précision des inventions mathématiques pour la physique

Ainsi, on a inventé des notions mathématiques (non seulement des nombres, mais des figures géométriques et encore beaucoup d’autres concepts) pour décrire ce qu’on observe dans le monde: objets, partages, dettes, diagonale de carré, etc. Les mathématiques apparaissent donc comme un langage créé «sur mesure» pour décrire les phénomènes naturels, comme l’exprime Galilée en 1623, dans ce texte souvent considéré comme fondateur de la science moderne: «La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance dans un labyrinthe obscur.[2]» Les siècles suivants donneront raison à Galilée: dépassant toute espérance, les outils mathématiques appliqués à la physique permettront, grâce à des lois étonnamment simples, d’expliquer un grand nombre de phénomènes avec une précision stupéfiante. Par exemple, on mesure le temps avec des horloges atomiques qui se décalent d’une milliseconde tous les 15 millions d’années - grâce à la mécanique quantique. On se repère sur Terre au centimètre près grâce au GPS, dont le succès est dû entre autres aux théories de Maxwell et Einstein. On remercie Newton pour les calculs de mécanique, de l’architecture de bâtiments aux lancements d’hommes sur la Lune. Et tous ces résultats à peine croyables reposent sur quelques lois physiques et concepts mathématiques qui tiennent dans un petit cahier! Pourquoi les concepts mathématiques créés en observant le monde se sont-ils révélés aussi précis dans leur concision? Voilà un premier sujet d’étonnement.

Deuxième sujet d’étonnement: une recette de frites au ketchup avant Christophe Colomb

Tout le monde apprend en secondaire inférieur que «moins multiplié par moins égale plus». Par exemple, -2 multiplié par -4 font +8. Par conséquent, il n’existe aucun moyen de trouver un nombre réel qui, multiplié par lui-même, donne -1. On dit que «-1 n’a pas de racine carrée». De même, -4, comme tous les négatifs, n’a pas de racine carré. «Qu’à cela ne tienne», dit en substance Bombelli, mathématicien du 16e, «je crée le nombre, qui élevé au carré, donne -1! Peu importe le monde réel. Je le crée, parce qu’il me permet de résoudre des problèmes (par exemple, résoudre certaines équations, ou trouver la racine de -4).» Ce nombre, qu’on écrira plus tard i (comme imaginaire), est à l’origine du développement d’immenses branches des mathématiques dites «complexes»: algèbre, géométrie, etc. Aujourd’hui, les étudiants de rhéto, après un moment de stupeur devant ce nombre qui semble impossible («racine de -1? Mais on nous apprend depuis cinq ans que les nombres négatifs n’ont pas de racine!»), manipulent aisément les quantités complexes, qui n’ont finalement rien de bizarre quand on s’y est habitué: il suffit pour cela de ne pas chercher à les relier au monde réel, mais de les accepter comme des abstractions, avec leur règles propres. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais aux 19e et 20e siècles, ces nombres, en facilitant des calculs, rendent de grands services à de nombreuses branches de la physique (notamment en optique et électricité, et plus tard en mécanique quantique). A tel point qu’aujourd’hui, on peut affirmer avec le grand physicien R. Penrose que «les complexes sont magiques», car «les lois gouvernant le comportement du monde à son échelle la plus intime sont, fondamentalement, gouvernées par le système des nombres complexes.[3]». Ainsi, dans ce cas, l’invention mathématique a précédé la physique qui en a eu besoin. Voilà un fait vraiment troublant: c’est un peu comme si, trois cents ans avant 1492, un habitant de Bruxelles avait écrit par pure fantaisie une recette de frites au ketchup - avant même de pouvoir imaginer ce qu’est une pomme de terre ou une tomate, avant même que le mot «tomate» n’existe en Europe. Le cas des complexes n’est absolument pas isolé: au contraire, il existe une foule d’exemples tout aussi fascinants d’inventions des mathématiciens, initialement «inutiles», qui se sont révélées indispensables pour faire des sciences. A tel point que certains des pans de la physique théorique progressent aujourd’hui en analysant des propriétés mathématiques d’équations avant d’observer le vrai monde réel! Voilà le deuxième sujet d’étonnement: un mathématicien imaginatif invente un nouveau concept, et le monde semble se couler dedans! Un scénario aux antipodes de notre conception habituelle des mathématiques («des outils inspirés par le monde réel»).

Les mathématiques, déraisonnablement efficaces?

Les mathématiques incroyablement simples et précises pour décrire le monde, le monde qui parfois semble suivre les caprices des inventions mathématiques: voilà les deux raisons principales de s’étonner de la «l’efficacité déraisonnable des mathématiques en sciences de la Nature», comme l’a fait le physicien Wigner dans un article resté fameux[4]. Einstein également exprime cette perplexité: «Ce qui est le plus incompréhensible à propos de l’univers, c’est qu’il soit compréhensible». Il existe plusieurs hypothèses pour éclaircir ce mystère[5]. D’abord, cet étonnement doit être ramené à de justes proportions, car les grands succès des équations simples de physique sont ponctuels (les lois de Newton pour les trajectoires de planètes par exemple). Le 20e a abondamment montré qu’une foule de questions ne se traitent pas de façon simple et exacte avec les lois habituelles. Devant des problèmes comme l’écoulement d’eau à grande vitesse autour d’un obstacle, ou la prévision du temps qu’il fera dans trois semaines, sans parler des problèmes de biologie ou de sciences humaines, les équations simples ne donnent pas de résultat aussi impressionnant que pour l’orbite de Jupiter. Autrement dit, dans beaucoup de domaines des sciences, l’efficacité des mathématiques ne serait pas si miraculeuse que cela. Une autre hypothèse intéressante est celle-ci: la sélection naturelle aurait fait évoluer le cerveau humain en le dotant d’outils cérébraux lui permettant de comprendre la Nature, notamment des aptitudes mathématiques. En somme, l’Homme comprendrait la Nature car il en fait partie. Rien d’étonnant à ce qu’il élabore un langage adapté à comprendre son environnement. S’étonner du succès des mathématiques pour comprendre le monde serait aussi naïf que s’extasier de l’efficacité du langage pour communiquer, ou de l’efficacité des yeux pour voir. à mon avis (et de l’avis de beaucoup) cependant, le mystère demeure. Certes, l’évolution nous a dotés du pouvoir de compter. Mais en physique, on ne parle pas seulement de compter: on parle d’inventer des nombres étranges, des géométries bizarres, des vecteurs, des dérivées, des probabilités, bref, de fabuleuses abstractions qui nous permettent un maîtrise et une compréhension du monde réel avec une efficacité sans commune mesure avec le simple dénombrement de poissons ou de fruits.

Les mathématiques: explorer l’Amazonie ou composer une Polonaise?

Une autre piste est donnée par ce qu’on appelle le platonisme en philosophie des mathématiques, qui dit ceci: les idées mathématiques préexistent «quelque part», et attendent d’être découvertes pour que nous expliquions le monde avec elles. Par exemple, Penrose affirme: «Les mathématiciens ont ordinairement l’impression d’être des explorateurs d’un monde qui existe bien au-delà d’eux-mêmes, un monde qui possède une objectivité qui transcende les opinions[6]». Le mathématicien serait un découvreur plutôt qu’un créateur, plus proche d’un Humboldt en Amazonie que d’un Chopin composant ses Polonaises. étrange idée! Où donc serait ce monde platonicien des nombres? Personne ne sait. Dans la structure même de notre esprit, peut-être, qui de fait possèderait donc les capacités cachées pour expliquer le monde.

Réenchantons les mathématiques!

Quelle que soit l’explication de ces mystères (si elle vient un jour), que les nombres aient leur existence propre ou bien qu’ils soient une pure création de l’esprit, il n’en reste pas moins qu’à tous les niveaux (de la maternelle au prix Nobel en passant par le secondaire et le supérieur), les mathématiques sont un outil magnifiquement efficace pour comprendre le monde. Elles nous paraissent souvent ennuyeuses et rébarbatives, mais peut-être devrions-nous de temps en temps rappeler à nos étudiants et enfants que «le miracle de l’adéquation des mathématiques à la formulation des lois de la physique est un merveilleux cadeau que nous ne comprenons ni ne méritons (…). Nous devrions en être reconnaissant.»[7] François Chamaraux, enseignant en physique et mathématiques [1] Une amie institutrice m’a fait part de ce fait intéressant: les enfants uniques ont plus de mal à apprendre les fractions que les autres! [2] Galilée, L’Essayeur, 1623. [3] R Penrose, The road to reality, 2004, Vintage Books, New York, p 73. [4] Wigner, The Unreasonable Efficiency of Mathematics in Nature Science, Communications on Pure and Applied Mathematics. Volume 13, Issue 1, 1960, Pages 1–14 [5] Ce qui suit reprend Laurence Bouquiaux, «De la déraisonnable efficacité des modèles», Dissensus [En ligne], Dossier: Efficacité: normes et savoirs, N° 4 (avril 2011), URL: http://popups.ulg.ac.be/2031-4981/index.php?id=1248. [6] R Penrose, op. cit., p 13. [7] Wigner, op. cit.

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