Le marché a récupéré les valeurs de liberté et d’autonomie

Mercredi 9 mai 2018

Paris, événements de mai-juin 1968. Manifestation du 6 mai 1968 au Quartier Latin. Bagarre, boulevard Saint-Germain. RV-357415K
Mai 68 a fait vaciller les institutions: l’école, l’entreprise, la médecine. Tout ce qui incarnait l’autorité, la hiérarchie, l’obéissance. La contestation a transformé profondément certaines d’entre elles, à peine effleuré d’autres.

Mai 68 n’a pas seulement fait voler les pavés dans les rues de Paris. Une contestation profonde s’est développée dans les institutions, surtout celles qui incarnaient l’autorité. L’antipsychiatrie va remettre en cause l’hôpital  psychiatrique et faire sortir les patient.e.s dans des communautés locales. A l’école,  le pouvoir des enseignements est critiqué. Un peu partout  en France, puis en Italie, des grèves éclatent. Les ouvrier.e.s  contestent l’autorité des patrons, des coopératives de travailleur.se.s se créent. Les  revendications ne portent pas seulement  sur les conditions de travail  ou les salaires. On remet  en question la gestion même  des entreprises voire la finalité  de  certaines d’entre elles, la question n’étant plus «comment produire?» mais «que produire?» «Ce qui est contesté, c’est à la fois la finalité, la légitimité de certaines institutions (les prisons, par exemple) mais surtout leur  logique de discipline, d’autorité,  explique Andrea Rea, sociologue,  doyen de la faculté de philosophie et de sciences sociales de  l’ULB. Ces institutions produisaient des conduites, des manières d’être qui laissaient peu de place à l’autonomie de l’individu». La contestation la plus radicale a touché la psychiatrie avec une remise en cause de la notion même de «normalité» et de la logique qui veut que ce soit le  médecin qui décide quand et si la personne est guérie. «Il s’agissait  de sortir de la tutellisation des individus, résume Andrea Rea. C’était vrai pour le médecin mais aussi pour les travailleur.se.s sociaux, pour les enseignant.e.s, les contremaîtres sur les chantiers. Il fallait s’opposer à cette tutelle pour aller vers un rapport plus égalitaire des individus qui sont dans ces institutions.». Des nouveaux idéaux apparaissent alors comme l’autogestion dans l’entreprise, la participation des usagers dans les services qui leur sont destinés.

Critique artistique et critique sociale

C’est dans le domaine de la santé sans doute que les résultats ont été les plus durables.Les premières maisons médicales voient le jour chez nous  en 1972. Des petites équipes de médecins,  de kinés s’établissent dans les quartiers les plus défavorisés pour garantir l’accès aux soins de tous. Les maisons médicales s’organisent sur le mode de l’autogestion avec une égalité salariale stricte. Aujourd’hui, elles sont 175 et poursuivent leur pratique d’une médecine de proximité, très orientée vers  la prévention et la prise en charge pluridisciplinaire. L’école? Elle n’a été transformée qu’à la marge, cantonnant la remise en cause du pouvoir du «prof» et de l’obéissance aux pédagogies alternatives. Pour  les chercheurs de l’ULB qui, sous la houlette d’Andrea Rea, ont exploré les événements de 68 et leurs échos en 2018, c’est l’entreprise privée qui a le plus changé, et cela de la manière la plus durable. «Les sociologues Boltanski et Chiapello constatent qu’avec Mai 68 apparaissent deux types de revendications, nous explique Andrea Rea. Il y a ce qu’ils appellent la critique artistique qui consiste à revendiquer la liberté, l’autonomie, l’authenticité. Elle était portée essentiellement par les classes moyennes et supérieures, scolarisées, celles présentes  donc sur les campus universitaires et qui tentent de s’opposer à la société de consommation. Mais il y a aussi la critique sociale qui dénonce l’exploitation des  travailleurs dans les entreprises. Cette critique-là, disent ces sociologues, a ‘explosé’. Elle a été contestée en permanence et n’a abouti à rien alors que la critique artistique, celle qui portait les valeurs d’autonomie, de singularité  a être totalement récupérée par le marché». La liberté  devient flexibilité, l’autonomie entreprenariat, l’authenticité, une marque de produit de consommation.

La fragilisation des entreprises publiques

Pour Andrea Rea, cette récupération ne s’est pas limitée au monde de l’entreprise privée. «En 2018, le rôle assuré par les institutions publiques comme l’enseignement, la sécurité, la santé, est lui aussi ouvert au marché  supposé être plus attentif à l’autonomie des personnes». En 68, les patient.e.s, les usager.e.s des services sociaux revendiquaient un droit de participation à  l’institution, ils sont désormais appelés des «clients». «Cette libéralisation a fragilisé les institutions publiques qui assument moins leur rôle intégrateur».  Pour le sociologue, la précarité aujourd’hui est fortement liée à la destruction de ce rôle intégrateur des services publics. Les  entreprises publiques sont transformées à des fins de réduction de coûts, on augmente les externalisations, on pousse les travailleur.se.s à prendre le statut d’indépendant.e plutôt que de salarié.e ou de fonctionnaire. «Dans le  rivé, la flexibilité devient impérative. Il faut s’adapter aux carnets de commande, travailler quatre jours pendant  douze heures si nécessaire. L’idéal d’autonomie du travailleur a été broyé dans une logique marchande.» L’enseignement n’a pas échappé non plus «à une marchandisation effrénée» avec un esprit de compétition de plus en plus perceptible entre les écoles et les universités.  «On considère que l’enseignement supérieur et universitaire  sont d’un moindre niveau et qu’il faut se diriger vers des écoles internationales  privées. On voit aussi apparaître une déconsidération des sciences sociales. Mai 68 est né dans les facultés de sociologie or  aujourd’hui, on observe, y compris chez des personnalités politiques de gauche, une contestation de la légitimité même des sciences sociales à avoir un discours scientifique. Parce que ce discours, quand il aborde le thème de l’exclusion, ne rentre pas dans la ligne politique actuelle.» Autogestion, participation, autonomie, authenticité, ces valeurs ont été récupérées. Bien sûr, souligne Andrea Rea, il existe des expériences citoyennes qui mettent  en œuvre ces idéaux mais elles restent marginales. Et quand on demande au doyen de l’ULB,  quel est finalement l’apport le plus bouleversant sur le plan sociétal de Mai 68, la réponse fuse: l’expression de la liberté  individuelle. «C’était les assemblées libres, la conviction que l’on était dans une démocratie par seulement par les élections, c’était les occupations,  les manifestations, tout ce que j’appelle l’expression de la liberté. Mais ce qui a marqué le plus durablement notre société, c’est  la liberté d’expression. Avec la dérive actuelle que l’on observe sur les réseaux sociaux  où l’on peut dire tout et n’importe quoi. En  mai 68, il y avait une parole libérée et  collective. Aujourd’hui, c’est surtout une parole individuelle avec des faiseurs d’opinions démultipliés qui fait que plus rien n’est lisible». La  dimension collective était très importante, conclut Andrea Rea. Elle s’est étiolée au fil  des années même si des initiatives citoyennes tentent actuellement de renouer avec cet esprit collectif mais aussi attaché à l’autonomie de l’individu.

Martine Vandemeulebroucke, secteur communication

mai 2018

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