Un objet en porcelaine est fragile: il se brise de façon irréversible en cas de chute. Quelque chose de robuste, comme une tasse en fer, reste indifférent au choc. Ainsi, la «robustesse» s’oppose à la «fragilité». Mais comment appellerait-on quelque chose qui ressortirait plus grand, plus vigoureux, plus fort, d’un choc?
Anti-fragilité
Les exemples viennent généralement de systèmes plus complexes que des tasses de café, notamment des êtres vivants. Ainsi, un peu d’effort physique chaque jour permet d’augmenter sa capacité cardiaque et musculaire, et donc, de faire face à plus d’efforts. Lorsqu’un enfant apprend à marcher, chaque chute, loin de le «casser», le rend plus habile et apte à éviter les prochaines chutes. Du côté des végétaux, si on coupe le bourgeon terminal d’une plante vigoureuse (ce qu’on appelle «pincer»), on n’abîme pas la plante, mais au contraire, on la rend encore plus touffue.
L’essayiste N. Taleb a proposé le terme «anti-fragilité»[1] pour ce genre de phénomènes: on pourra dire avec les exemples précédents que le système musculaire est anti-fragile vis-à-vis d’efforts modérés, le petit enfant vis-à-vis des petites chutes, et la plante vis-à-vis de petites coupes. Ainsi se dessine toute une classe de processus pour lesquels la survenue d’une perturbation (stress, choc, échec, ou tout événement a priori destructeur ou déstructurant) augmente la capacité du système à faire face à d’autres perturbations plus grandes. La fameuse phrase de Nietzsche «tout ce qui ne tue pas rend plus fort» résume le concept d’anti-fragilité, en lui donnant un caractère d’universalité chez l’humain: on y reviendra.
Mieux que la résilience
L’anti-fragilité se rapproche de la notion de résilience, sans décrire exactement le même phénomène. En physique, chimie, biologie, la résilience décrit un système qui revient à son état d’équilibre en cas de perturbation. Une forêt, après la chute d’un arbre foudroyé, «rebouche» la trouée en quelques décennies. Un réfrigérateur thermostaté à 6°C, après une modification accidentelle de sa température, redescendra à 6°C. Chez l’humain, la cicatrisation, la guérison d’une fracture, d’une petite maladie ou d’une déchirure musculaire, etc., font partie de ces processus résilients.
Le système anti-fragile, d’une certaine façon, montre encore plus d’efficacité que le système résilient pour faire face aux imprévus, puisque non seulement il revient à sa position initiale, mais il y revient encore mieux préparé face aux imprévus. Ceci nécessite des mécanismes actifs, qui apportent de l’énergie et de la matière pour restaurer et augmenter ce qui a été sollicité. Par exemple, dans les muscles, l’utilisation répétée de fibres musculaires stimule des mécanismes qui, au moyen de protéines et d’énergie, construisent de la nouvelle matière musculaire. C’est ainsi que la force physique augmente avec l’entraînement… à condition de bien manger (apport d’énergie et de matière)!
On peut citer d’autres exemples d’anti-fragilité, comme le système immunitaire, qui est stimulé par l’exposition fréquente à de petites agressions (vaccin, ou contenu bactérien d’une maison pas trop aseptisée), ou la résistance au froid: un matin à 5°C nous paraît glacial en octobre, mais facile à supporter en février, après l’hiver qui nous a endurci·es.
Mais… anti-fragile jusqu’où?
Mais où sont les limites? Tout système anti-fragile ou résilient, trop agressé, finit par devenir fragile. Évidence ici: rien ne résiste à des chocs trop grands.
Ainsi, l’humain montre de la fragilité dans beaucoup de domaines où l’auto-réparation ne fonctionne pas: carie dentaire, fracture très grave, amputation d’un membre (grande supériorité du végétal sur l’animal!). En sport, à partir d’une certaine fréquence ou intensité d’entraînement, les risques de fracture, de déchirement ou d’accident cardiaque, apparaissent. Une plante dont on supprime les bourgeons tous les jours finit par mourir. Une forêt abattue sur une trop grand surface verra son sol lessivé par les pluies, et ne repoussera plus jamais. Dormir dehors par -30 °C n’aide pas à supporter le froid de la journée suivante: on risque tout bonnement de mourir de froid, au lieu de s’endurcir.
Donc, pour tout processus anti-fragile, on pourrait dire qu’il existe une «limite de l’anti-fragilité», au-delà de laquelle la fragilité revient.
Et en psychologie?
Faut-il dire que «Les épreuves font grandir»? ou que «Les malheurs finissent par casser notre vitalité»? Autrement dit, la psychologie humaine est-elle plutôt fragile ou anti-fragile? Le cerveau humain n’est pas une tasse de café ni un thermostat de réfrigérateur: une telle question donne lieu évidemment à des réponses complexes suivant les circonstances. Mais on peut tout de même se poser des questions.
Par exemple, faut-il exposer des enfants à de petits stress pour les rendre résistants à de plus grands déboires futurs (cultiver l’anti-fragilité)? Ou faut-il les en préserver (respecter leur fragilité)? On voit ici, de façon schématique, deux extrêmes éducatifs, entre «l’enfant élevé à la dure» et «le gosse de riche». à cette question se rapportent beaucoup de problèmes éducatifs!
Clairement, «mordre sur sa chique», «attendre son tour», «ne pas savoir», bref, faire face à de «petites» frustrations, permet de socialiser et de faire grandir. Si par exemple un enfant ne se trouve jamais dans la situation frustrante de ne pas savoir faire, la notion même de progrès et d’apprentissage n’existe pas. En réalité, une éducation «zéro frustration» se ramène à une absurdité: il faudrait transporter l’enfant sans le laisser tenter de marcher, lire par-dessus son épaule à l’école primaire, lui tenir la main pour qu’il forme ses premières lettres, bref, tout faire à sa place, l’antithèse de l’éducation!
Donc, dans certains domaines au moins, de petites frustrations font grandir: la psychologie humaine montre une certaine anti-fragilité. Mais la question se pose de nouveau: dans quelles limites?
Le pouvoir des métaphores
On n’inflige pas des coups quotidiens aux enfants pour qu’ils résistent mieux aux coups une fois adultes. On ne les jette pas dans un canal en hiver pour leur apprendre à nager et à supporter le froid. On ne change pas tous les quinze jours la langue maternelle d’un bébé pour qu’il parle cinquante langues à trois ans. Nous savons que ces stress trop grands peuvent entraîner de lourdes séquelles à long terme. Cette simple constatation donne tort à la fameuse phrase de Nietzsche déjà citée («tout ce qui ne tue pas rend plus fort»), qui surestime l’anti-fragilité humaine. Pourtant, entre l’absence totale de frustration et les coups quotidiens, il demeure une marge immense où chaque société et chaque individu possède son curseur, variable selon les cultures, les époques, et les circonstances personnelles.
On entend souvent des phrases comme: «Une petite gifle de temps en temps ne fait pas de mal, le caractère doit être trempé, comme l’acier»; ou encore «J’ai été injuste avec cette enfant? Tant mieux. Un peu d’injustice, ça l’entraîne pour l’avenir, qui sera injuste». Ces affirmations dénotent une vision anti-fragile de la psychologie de l’enfant, qui est comparé au métal qu’on refroidit brutalement dans l’eau pour le rendre plus résistant, ou à la musculature qui se fortifie à l’effort. A l’inverse, si on juge que «chaque gifle, chaque mot blessant marque de façon indélébile», ou que «une injustice peut casser un enfant», on suppose une fragilité et donc un risque de briser l’enfant, alors plutôt comparé à la tasse en porcelaine.
Sans entrer dans les détails des conséquences de telle ou telle pratique[2], je voudrais mentionner la puissance parfois dangereuse des métaphores. Parler de «caractère qu’il faut tremper» à force de gifles, dire qu’un peu d’injustice peut «immuniser» ou «entraîner» pour affronter d’autres injustices, c’est prendre pour acquis que la psychologie humaine fonctionne «comme» de l’acier, «comme» un système immunitaire, «comme» une musculature. Ce type de comparaisons fréquemment entendues finit par s’imposer insidieusement comme une évidence. Or ce «comme» pose problème, car justement, la psychologie humaine n’a pas grand-chose à voir avec ces systèmes-là! Aucun élément rationnel ne permet de comparer les transformations subies par les atomes de fer et de carbone d’une épée trempée dans l’eau d’une part, et ce qui se passe dans un enfant subissant des coups, d’autre part. Comparaison n’est pas raison: cette métaphore ne vaut absolument rien, et sert surtout à cautionner des pratiques (gifler, humilier, agir injuste - ment) dont la motivation véritable est plus difficile à avouer (manque de patience, goût pour la domination, enfant non désiré, etc.).
«Soyez anti-fragiles!» vraiment?
Les notions de résilience et d’anti-fragilité en santé humaine et psychologie me semblent intéressantes, car elles pointent les facultés de réparation de l’humain après un choc, et peuvent apporter de la force à une personne malmenée par la vie, dans un processus de guérison.
Mais lorsqu’une autorité ou une pression sociale incite à devenir anti-fragile ou résilient, il faut se méfier. Des injonctions comme «soyez résilients», ou «devenez anti-fragiles, capables de prospérer dans un monde de chaos et d’incertitude!»[3] , me paraissent extrêmement pernicieuses, pour plusieurs raisons. D’abord, comme on l’a dit, l’anti-fragilité possède des limites au-delà desquelles l’humain devient fragile, et donc finira tout simplement par «casser». Ensuite, ces injonctions font peser sur des épaules individuelles des maux globaux (pensons à la résilience exigée par l’instabilité du monde du travail et du chômage: «créez votre propre job»). Par conséquent, elles dispensent de chercher collectivement à rendre le monde moins chaotique et incertain. Et enfin, ce type d’injonction devient un subtil outil de domination. Une entreprise (ou gouvernement) poussant ses employés à devenir anti-fragiles pourra leur présenter un durcissement de leurs conditions de travail comme une merveilleuse occasion de grandir – un sommet de perversité!
Ce cas pourra sembler exagéré. Mais tout un zeitgeist contemporain, notamment dans l’entreprise[4] , va dans ce sens, glorifiant la flexibilité, les bienfaits du choc, le «stress positif», le «rebondir» et dénigrant l’enracinement, l’immobilité, le confort, la stabilité[5]. Par exemple, les lieux communs positifs souvent entendus par les personnes atteintes de cancer («prends-le comme une belle leçon de vie», «ça va te faire évoluer», etc.), illustre parfaitement cette injonction d’anti-fragilité qui s’impose de façon plus ou moins subtile aux malades[6]. Dans le même ordre d’idées, l’expression à la mode «il faut sortir de sa zone de confort» relève aussi de cette tendance à voir systématiquement les perturbations comme des occasions de devenir plus fort, plus intelligent, etc. Ces dérives du «développement personnel» deviennent dans certains cas des outils parfaits pour imposer chocs et perturbations en toute impunité, à des personnes qui doivent en plus les accueillir avec le sourire: «Licenciement, maladie, burn-out? Parfait, c’est l’occasion de rebondir».
Donc, cultiver résilience et anti-fragilité, pourquoi pas. Mais pas si cela permet de faire supporter n’importe quoi. Et surtout pas si cela dispense de chercher des solutions pour rendre le monde plus agréable à vivre.
François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences
[1] Nassim Nicholas Taleb, Antifragile: les bienfaits du désordre (Les Belles Lettres, 2013) [2] Qu’on peut trouver dans l’abondante littérature consacrée aux conséquences des punitions, gifles, humiliations, etc. [3] . https://medium.com/essentiels/antifragilecomment-prosp%C3%A9rer-dans-un-monde-dechaos-et-dincertitude-d4da2823b667 [4] Par exemple, Blog Innovation, entrepreneuriat, surprises stratégiques et ruptures: L’incertitude nous rend libres (06/2013), ou encore https:// spinpart.fr/antifragilite/ [5] Les résultats de recherche de mots-clés «stress positif et travail» sur internet illustrent cette culture d’entreprise! [6] Voir par exemple l’excellent article www.terrestres.org/2022/10/19/ octobre-rose-ou-la-non-politique-du-sein/