Outil d’autonomie et d’émancipation pour les femmes, le vélo ne leur est pas toujours autorisé et les obstacles mis sur leur route sont encore nombreux. Exploration des inégalités femmes hommes qui entourent les deux-roues, à travers la vie d’Ève, personnage de fiction. Toute ressemblance avec des personnes et situations existantes ou ayant existé ne sera pas fortuite.
L’histoire commence dans un petit village du Pas-de-Calais. Ève et «P’tit Quinquin», «petit enfant» en ch’ti, c’est comme ça qu’on l’appelle dans le patelin, sont amoureux. Les deux voisins tourtereaux, qui s’appellent «mon amour» pour faire comme les grands, se baladent toujours à vélo avec leurs autres copains chenapans. Alors que tous les garçons tiennent fermement leur guidon, Ève, elle, est toujours debout, pieds sur les pédales et mains sur les épaules de P’tit Quinquin[1]. L’homme conduit. La femme est (é)conduite. Ève dans son village du Nord. Ou Wadjda, petite fille du même âge, dans sa banlieue de Riyad en Arabie Saoudite[2]. Même constat, même combat. Les femmes n’ont pas toujours eu le droit, et pour certaines ne l’ont pas encore, de rouler à vélo. Car bicyclette permet aux femmes de prendre la poudre d’escampette… Quand à la fin du 19e siècle, elles – surtout les femmes de classes aisées – enfourchent leur deuxroues, les théories les plus folles circulent à leur égard. L’opinion publique voit le vélo comme une menace pour les femmes, le jugent dommageable pour leur santé et leur réputation. Des médecins le qualifient par exemple de «machine à stérilité» provoquant une «surexcitation lubrique». Le droit de pédaler est donc le fruit d’une conquête des femmes, qui n’est d’ailleurs pas encore gagnée partout, et la pratique du vélo reste freinée par des stéréotypes de genre.
Sentiment d’insécurité
Revenons au 21e siècle et à « Ève », qui a bien grandi. Elle a appris à rouler à vélo grâce à une association de son quartier – ce qui n’a pas été le cas de toutes ses camarades – a perdu de vue «son amour» et a pu choisir ses propres itinéraires, en dehors du destin que sa famille lui réservait. Elle vit désormais en ville, où les cyclistes se multiplient d’année en année. Ève fait partie des 36,1% de femmes cyclistes à Bruxelles (Pro Velo, 2020[3]). Sa première sortie, elle s’en rappellera toute sa vie. Elle qui venait d’un village calme, avec la mer comme horizon, se retrouvant confrontée à la pollution, au bruit, aux voitures collées, aux hommes pressés, aux rues pavées, aux pistes cyclables endommagées. Et à la pluie belge, mais ça, venant du Nord, c’était un détail. «Lorsqu’on tombe de cheval, il faut tout de suite remonter en selle», lui répétait souvent son père. Sa mère s’inquiète, lui dit que c’est dangereux, qu’elle devrait plutôt prendre le bus, ou même, s’acheter une voiture. «Tu serais ‘plus en sécurité’», lui répète-t-elle... Mais Ève non seulement ne dispose pas de moyens suffisants, se préoccupe de l’environnement et puis surtout éprouve un certain goût de la liberté. Et du risque, aussi. «Car mince alors, se demande-t-elle souvent, pourquoi le ‘risque’ serait-il réservé aux seuls hommes? Pourquoi quand une femme roule à vélo, c’est vu comme ‘courageux’ alors que c’est jugé banal chez les hommes?». Elle remontera donc sur son destrier, ne se laissera donc pas déborder par la peur, le danger, les craintes, et continuera de rouler, tous les jours, et par tous les temps.
Ruses et itinéraires bis
Un jour d’été, alors qu’elle remontait une avenue et mordait un peu trop sur l’espace des voitures, elle s’entendra dire «Retourne dans ta cuisine!». Un autre jour, elle sera sifflée. Être à vélo quand on est une femme, c’est se confronter à une double hostilité – automobiliste et sexiste –, c’est endurer les klaxons et les sifflements, les moteurs et les moqueries. Mais avoir un vélo, c’est aussi bénéficier d’un cocon, d’une protection que la marche ne permet pas toujours. «à vélo, je pourrai toujours m’échapper», se rassure-t-elle. À force de parcourir la ville, Ève développera peu à peu un tas d’itinéraires bis. Elle évite les parcs, mal éclairés, le soir. Elle prend l’ascenseur pour s’épargner les côtes quand elle rentre chargée de ses courses. Elle aime les pistes cyclables en site propre, mais quand elle se sent oppressée par des cyclistes pressés, hop, elle bifurque pour aller à son rythme. Puis, faut bien avouer, prendre le temps, c’est éviter de débarquer suante au boulot. Un jour qu’elle se rendait à un entretien d’embauche, elle était arrivée en nage. Depuis, elle pensait à se laisser un peu de marge avant des rendez-vous pour pouvoir sécher et laisser les rougeurs de ses joues disparaître. Des petites stratégies secrètes. «C’est stupide de s’en faire pour cela», elle le savait, se le répétait, mais «c’est dur de toujours être au front contre les injonctions»... D’autres amies, contraintes par leur employeurs à des tenues vestimentaires dites «féminines» et des brushings parfaits, ont d’ailleurs laissé leur bicyclette au vestiaire. D’autres encore, cyclistes aguerries comme elle, ont raccroché quand elles sont devenues mères. Trop de trajets, trop de charges, trop de peurs pour leurs enfants, aussi. Certaines sont remontées en selle, sur des vélos cargo électriques. Fini les trottoirs trop petits pour les poussettes, place à la quête de pistes cyclables aménagées. Plus de stress des bus bondés et des escalateurs en panne, mais voici les pots d’échappement et le vrombissement des moteurs. Au diable les soucis pour trouver une place où se garer, et bienvenue l’absence de parkings sécurisés pour leur vélo à plusieurs zéros. Mais aussi, «une certaine autonomie», un «gain de temps», «moins de charge mentale», «du plaisir pour les gamins», lui expliquent ses copines. Ève est contente pour elles, mais ne peut s’empêcher de rager quand elles les voit, toutes ces femmes, marmots derrière, paniers de courses plein à craquer devant, bravant le vent, pendant que ces messieurs foulent les pavés sur leur destrier design et léger.
Le vélo comme émancipation
À l’aube de ses trente ans, alors qu’elle se rend au café féministe le Poisson sans bicyclette, ça ne s’invente pas, elle fait la connaissance des Déchaîné·e·s. Inspirées de «The Ovarian Psycos Bicycle Brigade» une brigade féminine d’origine latino-américaine de la côte ouest californienne, elles revendiquent la place des femmes, des personnes trans, non-binaires et au genre fluide sur la route et l’espace public. Pour ce collectif, le vélo est un outil d’autonomie individuelle mais aussi de lutte et de rassemblement contre les violences sexistes et patriarcales. Ève les rejoint ensuite lors d’une ride, durant laquelle des femmes déboulent sur leurs petites reines dans les rues bruxelloises pour se réapproprier l’espace. Elle ressent un sentiment jusqu’alors inconnu: celui d’être accueillie dans un espace qui trop souvent lui semble inhospitalier. Ève apprend aussi via ce collectif à réparer son vélo dans des ateliers mécanos en non-mixité où elle ne doit subir ni sexisme, ni paternalisme
Quelle ville pour les plus vulnérables?
Les années passent. Ève prend de l’âge, ses articulations rouillent. Elle pédale plus lentement, se fait dépasser continuellement par des vélos mais aussi des trottinettes et autres engins connectés dont la prolifération la réjouit autant que la questionne. Elle (re)prend peur, perd ses réflexes. «La rue est à moi, mais elle ne veut plus de moi», se désole-t-elle… Ève a aujourd’hui un âge certain, celui où l’on devient «citoyen de troisième zone qu’on range, invisibilise et conserve», comme l’écrit la journaliste Laure Adler, dont elle a dévoré le dernier livre[4] . Elle observe de la fenêtre de son petit appartement les vélos filer à toute allure. La solitude la gagne, le grand air lui manque. Une amie lui parle d’une association qui emmène des seniors faire leurs courses ou se balader, en rickshaw, ces tricycles tous colorés qui inondent les villes indiennes[5]. Ève prend rendez-vous et la voilà assise confortablement aux côtés d’une de ses vieilles voisines, emmenée par un jeune homme du quartier, volontaire dans cette association. Elle repense à P’tit Quinquin mais surtout à tous les kilomètres parcourus depuis, à la seule force de ses mollets. Elle sent le vent lui caresser les joues et l’énergie, doucement, remonter le long de ses jambes ankylosées, prête pour à nouveau s’envoler...
Manon Legrand, journaliste
Photo: Tessie Reynolds: l’une des premières femmes à vélo. En 1893, Tessie Reynolds enfile un pantalon et enfourche un vélo pour relier Londres. Une sortie qui marque son époque, l'histoire et le vélo au féminin. © Domaine public. Cet article est inspiré de l’étude de l’enquête «être femme & cycliste dans les rues de Bruxelles», menée en 2019 ainsi que des recherches d’Yves Raibaud, chercheur en géographie au CNRS de Bordeaux qui a consacré plusieurs travaux à la dimension du genre dans la ville. Il est aussi inspiré de ma pratique du vélo à Bruxelles et de celles de nombreuses amies.
Apprendre à rouler
- Via Velo propose des cycles de formations pour des associations bruxelloises dont les membres souhaitent apprendre à rouler et à se déplacer à vélo en ville en toute sécurité;
- «Les Hirond’Elles» est un cours d’initiation au vélo dédié aux femmes du quartier Maritime, de Molenbeek et d’ailleurs. Outre l’apprentissage du vélo, les ateliers abordent également d’autres thématiques liées aux déplacements à vélo comme les vêtements adaptés, le choix des parcours, les lumières et les règles basiques de la circulation.
Réparer
- Les fiches brico d’axelle, disponibles gratuitement en ligne www.axellemag.be/focus/ guide-bricolage-feministe-gratuit/
- La Doyenne est un atelier vélo participatif, 100% géré et tenu par des femmes, dans lequel vous pourrez trouver des outils et des conseils pour l’entretien et la réparation de vos vélos. Rue du Doyenné 35A, 1180 Uccle;
- Cycloperativa est un atelier coopératif basé dans le quartier Anneesens à Bruxelle. On y apprend – avec, aussi des femmes techniciennes – à réparer gratuitement son vélo;
- Les Déchaîné.e.s organisent des ateliers mécaniques.
Se réapproprier la ville
- Masses critiques: rassemblement de cyclistes tous les derniers vendredis du mois
- Les Déchaîné.e.s organisent tous les 3e vendredis du mois des virées à vélo en mixité choisie (sans hommes cis).
[1] . P’tit Quinquin est une mini-série française en quatre épisodes réalisée par Bruno Dumont en 2014. Elle est toujours visible sur Arte. La scène relatée ici est juste. Le reste de l’article ne relate pas la série. [2] Wadjda est un film réalisé par Haifaa Al Mansour en 2012. Il raconte le combat d’une petite fille pour s’acheter un vélo dans un pays où la pratique du vélo est interdite aux femmes. L’interdit qui leur était fait a été levé en 2013 par la Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du vice. [3] Etre femme et cycliste dans les rues de Bruxelles. Résultats de l’enquête disponibles en ligne. www.provelo.org/fr/page/ femmes-cycliste-bruxelles [4] Laure Adler, La voyageuse de nuit, Grasset, 2020. [5] Ce projet existe dans plusieurs pays du monde et plusieurs villes de Belgique. Il s’adresse aux personnes âgées mais aussi aux personnes à mobilité réduite.