Depuis deux ans, Elke Van den Brandt, ministre bruxelloise de la Mobilité, fait bouger les lignes. Pour preuve, elle a reçu pas moins de trois prix internationaux pour son action. Son objectif? Réaménager l’espace public autour des mobilités douces pour repenser la vie citoyenne.
Éduquer: Vous avez initié le plan Good Move, approuvé en 2020 par le Gouvernement bruxellois, en quoi consiste t-il?
Elke Van den Brandt: C’est un plan de mobilité mais c’est surtout un plan «qualité de vie», qui va se déployer sur dix ans. Nous voulons utiliser la mobilité comme levier pour changer la ville, la rendre plus attractive pour les gens qui y habitent et qui la visitent, avec des quartiers plus verts, plus agréables, un air moins pollué, davantage de sécurité routière. Mais pour cela, il faut faire d’autres choix en matière de mobilité. Pour l’instant, 70% de l’espace public est occupé par des voitures individuelles, en stationnement ou en circulation. Si on veut gagner de la place, il faut offrir des alternatives pour que les gens se déplacent autrement. C’est pour cela qu’on a investi massivement dans les transports publics, à hauteur d’un milliard d’euros. On est en train d’élargir l’offre: il y aura 30 % de bus en plus, six nouvelles lignes de tram sont actuellement à l’étude, une nouvelle ligne de métro est en construction. On veut aussi augmenter leur fréquence et leur confort. Par ailleurs, on souhaite aussi investir dans les modes de déplacements actifs: la marche et le vélo. Il y a beaucoup à gagner à Bruxelles, si on la compare avec des villes similaires en matière de climat et de reliefs. Pour l’instant, la raison principale qui empêche de rouler à vélo, c’est surtout le manque de sécurité routière. Et pour augmenter la marche, il faudrait faire en sorte que tous les services soient à 15 mn maximum de chez soi, c’est pour cela qu’on a divisé Bruxelles en 50 quartiers qu’on appelle des «mailles». Il faut aussi canaliser le trafic automobile sur des axes structurants afin qu’il n’y ait, dans les quartiers, que du trafic local. Et bien sûr, nous voulons des trottoirs agréables pour que les personnes à mobilité réduite puissent se déplacer. Nous souhaitons pérenniser ce sentiment de bien-être que l’on a lors des journées sans voiture, lorsque la ville est apaisée. J’ajoute qu’il y a aussi toute une réflexion au niveau du transport de marchandises.
Éduquer: Dernièrement, on a vu fleurir les pistes cyclables dans Bruxelles. Est-ce que le confinement a facilité cette mise en place?
E.VDB: Comme les Bruxellois prenaient moins les transports en commun, nous avons eu peur de voir un afflux massif de voitures dans notre ville qui est déjà saturée par les embouteillages. On a voulu encourager l’utilisation du vélo en installant en urgence 40 km de pistes cyclables. Les axes n’ont pas été pris au hasard, ils étaient dans le plan Good Move qui avait été approuvé juste avant le confinement. On a boosté la vitesse à laquelle on a travaillé. On a aussi mis en place des slow streets (ndlr: rues piétonnes) pour que les gens puissent garder une distance de sécurité entre eux. Lors du confinement, les Bruxellois ont pris conscience de l’importance de l’espace public puisque la plupart ne possédaient pas de terrasse ou de jardin. Et comme ils ne pouvaient pas partir en vacances, on a créé le projet pilote «Bruxelles en vacances», qui permettait de bloquer certaines rues pour mettre en place différents évènements organisés par les habitants. Cela a été un énorme succès, il y a eu beaucoup de projets déposés par les habitants. Cette année, on a d’ailleurs doublé le budget. Cela montre bien que les Bruxellois ont une vision, des envies pour leur quartier. Si on fait d’autres choix de mobilité, on gagne à la fois de l’espace mais aussi de la cohésion sociale. Bruxelles a un autre potentiel qu’accueillir seulement du trafic. En plus, la Belgique est dans le Top 10 des pays au niveau international où les enfants ont des difficultés respiratoires liés à la pollution de l’air à cause du transport routier. C’est un vrai problème, surtout dans les quartiers les plus précarisés.
Éduquer: Est-ce qu’il y a de grosses résistances par rapport au développement des mobilités douces?
E.VDB: Au départ, lorsqu’on parle de mobilité douce, tout le monde est partant, mais dès qu’on met concrètement un projet en œuvre, une piste cyclable, par exemple, où il faut supprimer un peu de place pour les voitures, c’est compliqué. Cela fonctionne seulement lorsqu’il y a une vraie concertation avec les citoyens. Dès qu’on explique bien aux habitants ce qu’on va faire ou ce qui a déjà été fait ailleurs, ils adhèrent au projet. Une bonne idée est toujours contagieuse. Au départ, les gens n’étaient pas très enthousiastes au sujet du grand piétonnier, ou de la place Fernand Cocq, aujourd’hui, pratiquement tout le monde est content. On se sert de cela comme exemple. Et puis, il faut pouvoir entendre les critiques qui souvent enrichissent les projets.
Éduquer: Est-ce que les associations d’automobilistes sont puissantes?
E.VDB: Oui. Après, il faut être à l’écoute. S’il y a moins de voitures sur la route, les automobilistes qui n’ont pas d’alternative vont profiter d’un trafic plus fluide. Les cyclistes, les piétons, sont leurs alliés parce qu’ils ne sont pas devant eux dans les embouteillages, parce qu’ils ne sont pas en concurrence pour leur place de stationnement. Tout le monde y gagne si on fait d’autres choix. Après ce qui compte aussi, c’est d’alterner les moyens de transport. Mais c’est vrai qu’en Belgique, on est trop souvent monomodal: on est ou cycliste, ou «stibien», ou automobiliste.
Éduquer: En Ile-de-France, il y a une prime de 500 euros pour l’achat d’un vélo électrique, il n’y a pas ce type d’aide en région bruxelloise. Et pour l’achat d’un vélo normal, si certaines communes proposent 50 euros, ce n’est pas la norme. Comment expliquer cela?
E.VDB: Notre politique, c’est plutôt d’apporter une aide financière à des publics cibles. La raison, c’est que ce qui empêche vraiment les gens de prendre le vélo, c’est la sécurité routière et le manque de pistes cyclables et donc pas forcément les questions financières, même si cela reste un problème pour certaines personnes. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a mis sur pied un programme de leasing social de vélo (ndlr: trois ASBL travailleront ensemble pour réparer 400 vélos qu’elles pourront rapidement donner à des personnes socialement défavorisées). Il y a aussi la prime «Bruxell’Air»: lorsque l’on rend sa plaque d’immatriculation, on bénéficie d’une aide financière pour acheter un vélo, prendre un abonnement de transports en commun ou parfois des taxis…
Éduquer: N’est-ce pas un peu injuste, qu’un ou une automobiliste ait une prime lorsqu’il rend sa plaque, alors qu’une personne qui utilise les transports en commun depuis toujours (et donc pollue moins) n’a pas d’aide pour acheter un vélo?
E.VDB: Malheureusement, il faut faire des choix. Par exemple, au niveau fédéral, je trouve qu’il vaudrait mieux supprimer le budget «voitures de société» et le redistribuer pour donner à tout le monde un budget mobilité. Ce serait plus juste et cela encouragerait d’autres choix. Mais, comme on dit, le mieux est l‘ennemi du bien.
Éduquer: Et est-ce qu’on peut imaginer un jour des transports en commun gratuits pour toutes et tous?
E.VDB: La gratuité pour tout le monde a un coût. Notre approche, c’est plutôt de réduire les prix pour les groupes cibles. Par exemple, on a changé les tarifs de la STIB pour les moins de 25 ans, cela leur coute à présent seulement 12 euros pour l’année. Et il ne faut pas oublier que pour beaucoup de salariés, l’abonnement est payé par leur employeur.
Éduquer: La mise en place des 30km/h dans Bruxelles a fait couler beaucoup d’encre, quelles sont les premières conclusions?
E.VDB: Rappelons que baisser la vitesse dans la ville à 30km/h, c’était d’abord une mesure de sécurité routière. Nous avons pris pour engagement «zéro blessé grave et zéro mort» sur le trafic en région bruxelloise en 2030. Depuis la mise en œuvre le 1er janvier, on constate comme ailleurs, à Grenoble par exemple, qu’il y a moins d’accidents, donc moins de blessés graves et moins de morts, même s’il faut plusieurs années pour avoir une vue d’ensemble. On peut dire qu’on a sauvé des vies. Par ailleurs, il n’y pas d’augmentation du temps de parcours parce que le trafic est plus fluide. La vitesse est respectée, on a même observé 10% de vitesse en moins sur les axes qui sont restés à 50km/h. Éduquer: Bruxelles est une ville très vallonnée. Est-ce que le vélo électrique va devenir la norme ou est-ce que des aménagements vont être faits pour les vélos normaux? E.VDB: Si on aménage un axe montant, il faut prévoir plus de place pour les vélos non électriques, parce qu’effectivement, ils vont moins vite. En descente, par contre, ces vélos peuvent rouler sur la bande de bus. Après, l’avantage du vélo électrique, c’est que cela touche un nouveau public. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’on ne peut plus seulement réfléchir en termes de «voiture, vélo, piéton» pour la mise en place des espaces, il faut aussi commencer à réfléchir à la vitesse: un enfant sur un vélo normal n’est pas aussi rapide qu’un vélo électrique. L’infrastructure doit suivre ces nouvelles technologies.
Éduquer: Les associations comme le Gracq ou Pro Velo militent pour que l’apprentissage du vélo soit obligatoire dans toutes les écoles, est-ce que vous collaborez avec la ministre de l’Enseignement?
E.VDB: Oui, on travaille ensemble avec Caroline Désir. Elle aussi, est persuadée de l’importance de l’utilisation du vélo. Beaucoup de programmes sont mis en place: les plans de déplacements scolaires, par exemple, qui permettent de faire du sur mesure avec les écoles en fonction des déplacements des élèves. Il y a aussi des cours pour apprendre à faire du vélo, des initiatives pour s’habituer à rouler en ville. Les enfants belges, surtout les adolescentes, sont les plus sédentaires du monde. Il faut les encourager à marcher ou à faire du vélo, puisque cela peut avoir un impact à la fois physique, mais aussi mental. Par exemple, dans une école secondaire néerlandophone de Laeken, où 60 % des élèves viennent à vélo, les profs disent qu’en classe, ces jeunes sont plus alertes que ceux venus en voiture. Le vélo ou la marche, c’est aussi une question d’autonomie. Il peut y avoir une fierté de venir seul à l’école. En ce moment, il y a de plus en plus de rangs scolaires à pied ou à vélo. C’est un succès, une ancienne recette de la campagne qui a une vraie valeur en ville. En effet, on peut facilement aller chercher les élèves car le territoire est plus densément peuplé. Il y a 20 ans, les enfants pouvaient se balader seuls sur un périmètre de 2 ou 3 km autour de chez eux. Aujourd’hui, on compte seulement quelques centaines de mètres. Ce n’est pas parce que les parents ne souhaitent pas une autonomie de leurs enfants, c’est surtout parce qu’ils sont inquiets à cause du trafic. C’est pour cela qu’on a mis en place les rues scolaires qui permettent de protéger les abords des écoles au moment de l’arrivée et du départ des jeunes. Mais ce n’est pas encore suffisant, on souhaiterait sécuriser davantage les parcours des élèves de chez eux à l’école. On constate aussi que beaucoup de parents ont peur de rouler à vélo en ville. Les cours pour adultes sont quasiment tous pleins. C’est intéressant parce qu’il n’y a quasiment que des femmes qui sont inscrites. Le but de ces formations, c’est effectivement d’apprendre le vélo, mais surtout, on se rend compte que cela permet aux participantes d’élargir leur territoire. Souvent, ce sont des femmes qui font tout à pied ou en transport en commun, parce qu’elles n’ont pas de voiture. L’utilisation du vélo leur permet d’aller plus loin. Cela leur donne un sentiment de liberté.
Éduquer: Est-ce que vous encouragez l’utilisation du vélo cargo?
E.VDB: Oui, on a un programme de vélos cargos, parce qu’on a reçu un financement de l’Union Européenne. Beaucoup de déplacements en voiture peuvent être remplacés par des vélos cargos. Ce n’est pas forcément une solution pour tout le monde, mais cela peut être une réponse pour plus familles qu’on ne le pense. On propose donc aux parents de les tester. On a proposé à Cambio (ndlr: service de location de voitures sur une courte ou longue durée) d’en ajouter dans leur flotte et certaines communes commencent à proposer des vélos partagés. Sinon, il y a un attrait très large des entreprises de livraison pour le vélo cargo qui est économiquement intéressant. En effet, il permet d’être plus ponctuel, de livrer plus. C’est un moyen de transport qui pourrait prendre sa place mais il faut informer les entreprises et leur permettre de l’essayer.
Éduquer: Dernièrement, il a été mis en lumière le fait que la plupart des livreurs à vélo sont des personnes sans-papiers dont les conditions de travail sont très dures. Est-ce que vous prenez en charge ces questions?
E.VDB: Certes, ces applications sont pratiques, mais il faut avant tout protéger les droits des livreurs. Ce n’est pas une question de mobilité à proprement parler mais on en discute avec les autres ministres et niveaux de pouvoir. En ce moment, par exemple, on travaille sur une nouvelle ordonnance taxi pour mieux protéger les chauffeurs face à la concurrence Uber, je discute donc avec Rudi Vervoort (ndlr: le Ministre-Président de la région Bruxelles-Capitale). Mais pour moi, ce sont surtout des enjeux au niveau du fédéral et de la sécurité sociale.
Juliette Bossé, coordinatrice de la revue Éduquer
Photos: © Saskia Van Der Stichele et Bruxelles, Tour&Taxis © BM Toutes les informations concernant la mobilité à Bruxelles se trouvent sur le site: https://mobilite-mobiliteit.brussels/fr
Quelques chiffres
• Marché du vélo au niveau mondial: 100 milliards de dollars • Nombre de vélos en circulation en Europe: - Belgique: 5,5 millions - France: 26 millions - Pays-Bas: 16 millions • Nombre de vélos neufs vendus en Europe en 2020: 22 millions - vélos électriques 38.6% - vélos mécaniques 61.4% • Augmentation du nombre de cyclistes en 2020 à Bruxelles: 64% • Nombre de vélos neufs vendus en Belgique en 2020: 600.000 Sources: Le Soir, 23/09/2021