Jonathan, maraîcher bio: «Mon métier me rassure»
Lundi 19 octobre 2020
Ayant revu à la baisse mes ambitions de vacances cet été, j’ai décidé de rendre visite à un ami maraîcher bio à 30 km de Bruxelles, quelque part entre Leuven et Wavre. D’emblée, j’ai été frappé par le charme du lieu: au creux d’un vallon champêtre, le potager ne se contente pas d’aligner parallèlement des légumes au ras de terre, mais contient plusieurs étages de végétation alternant plantes potagères très variées, fl eurs, plantes aromatiques, buissons de baies, arbres fruitiers, haies vives. Certes, le maraîchage n’est pas à proprement parler une activité scientifique, mais celui qui s’intéresse au sujet touche quand même à diverses sciences: biologie, écologie, chimie, sans oublier un peu de calcul... Entretien avec le principal ouvrier du potager de Graines de vie.
Jonathan Pulichino: Je m’appelle Jonathan Pulichino, 36 ans, je suis maraîcher depuis bientôt cinq ans. J’ai une formation de luthier; j’ai exercé quelques années dans ce domaine, que j’ai quitté en 2010. Après quatre ans de divers emplois, je me suis intéressé à l’alimentation durable après une formation en éco-conseil. De fil en aiguille, grâce à une formation au maraîchage à Anderlecht, j’ai été introduit au projet Graine de Vie[1], où je travaille comme ouvrier depuis deux ans.
Éduquer: En quelques jours, j’ai vu beaucoup d’espèces d’oiseaux pas toujours très courants: bruants, mésanges, fauvettes, gobemouche, linottes, chardonnerets, bergeronnettes, hirondelles, moineaux, faucons hobereaux, crécerelles, buses; quelques papillons intéressants comme le machaon, et même un hérisson et un petit lièvre. Même en bio, je ne m’attendais pas à une telle diversité sur un lieu de production agricole. Pourquoi autant d’animaux? Peux-tu nous décrire ce que nous voyons?
J.P: L’exploitation est en deux parties: un plein champ et le potager. Le plein champ est une culture bio ordinaire de pommes de terre, carottes, etc. Dans le potager par contre, nous alternons des «planches» de plantes potagères (80 cm de large et 25 m de long) avec des «buttes permanentes» plantées en buissons et arbres: rhubarbe, groseilliers, pruniers, cerisiers, etc. Quatre planches, une butte, quatre planches, une butte. Inspirées de la permaculture[2], ces buttes coupent le vent, diminuent l’évaporation, empêchent les inondations lors de grosses pluies, donnent des fruits, et permettent à des oiseaux ou des hérissons de s’installer, et donc permettent cette biodiversité que tu as observée. L’idée des buttes est permacole, mais je ne me considère pas du tout comme un permaculteur. Ce qu’on fait ici est du maraîchage bio, donc sans intrants[3] de synthèse et sans OGM, intensif, et très peu mécanisé. Nous travaillons sur 1,5 ha de superficie totale. En retirant les chemins, il y a environ 2500 m2 nets de potager, et le «plein champ» de 5000 m2. Donc on a, en gros, une surface cultivée nette de 7500 m2.
Éduquer: Quelle est l’ordre de grandeur de la production de cette surface?
JP: Une moyenne de 100 paniers par semaine, qui vont à Bruxelles et dans quelques villes du Brabant, toute l’année sauf entre mi-décembre et mi-janvier. En ce moment par exemple, un panier, ce sont: tomates, chou frisé, poivrons, aubergines, haricots, concombres, pour une valeur entre 10 et 27 euros selon la taille. En gros, on produit donc pour 1500 euros de légumes par semaine presque toute l’année.
Éduquer: Combien de personnes travaillent sur cette surface?
JP: Nous sommes deux temps-plein. Et il faut ajouter l’aide substantielle des stagiaires et woofers[4], sans laquelle on aurait une charge de travail très importante. Avec en plus dans le plein champ le travail d’Olivier et ses deux chevaux, on peut dire que cet hectare est cultivé par à peu près trois personnes toute l’année.
Éduquer: Que faites-vous en bio face au trio maladies/mauvaises herbes/ravageurs?
JP: Pour les mauvaises herbes, désherbage manuel, qui constitue un tiers du travail total. Mais si je suis efficace au niveau du timing, je m’épargne beaucoup de travail, en évitant par exemple que les mauvaises herbes soient trop enracinées ou montées en graines. Sur des planches non mises en culture, on bâche ou on paille. En maladie, je citerais le mildiou sur les tomates, sur lequel on peut tenter une pulvérisation de bicarbonate de soude pour augmenter le pH. On peut aussi jouer sur la chaleur sous serre, car le mildiou est stoppé au-dessus de 30°C. On lutte contre les maladies par les rotations des cultures, qui perturbent le cycle des pathogènes. Si une maladie du pois reste dans le sol cette année, l’année prochaine elle n’aura plus de pois à attaquer à cet endroit. Je sélectionne aussi, tout simplement, les plantes qui résistent bien. Mais on a peu de maladies. Peut-être grâce à notre sol, qui est équilibré et en bonne santé. J’ai hérité d’une belle terre qui a été respectée pendant des an-nées, et j’en vois le résultat. Les ravageurs: quelques insectes, et le campagnol. Pour les insectes aériens comme la piéride (un papillon), on installe des filets sur les cultures. Comme pour les maladies, on pratique aussi les rotations, qui bousculent les cycles des ravageurs. Pour les campagnols, on installe des pièges. Chez nous, les campagnols sont heureux, car on remue peu la terre: les buttes permanentes sont des autoroutes à campagnols! Il y a des plantes répulsives, il faudrait que je regarde ça. J’ai encore beaucoup à apprendre! Les rapaces et les renards font aussi du bon travail. On pourrait peut-être mettre des perchoirs pour les buses.
Éduquer: Parle-moi de la problématique de la matière organique.
JP: Il y a une fuite de la matière des campagnes vers les villes: chaque panier de légumes qui part à Bruxelles, c’est de la matière organique perdue, qui finit dans les égouts ou dans les tas de composts urbains. Donc nous devons absolument enrichir le sol. En conventionnel, les nutriments viennent surtout de l’industrie chimique, par exemple le nitrate d’ammonium[5]. Nous utilisons du compost et des engrais verts. Les engrais verts sont des plantes que l’on cultive et que l’on incorpore dans le sol. Elles enrichissent en matière organique et en azote[6]. On a également un projet de fumures par le collègue qui possède un cheval, et à partir de vaches toute proches. Nous avons fait analyser notre sol: globalement, il est bon.
Éduquer: Avez-vous besoin d’arroser beaucoup?
JP: Quand on a beaucoup d’eau, c’est facile d’arroser beaucoup, ça fait de gros légumes pour pas cher. Mais on peut avoir des soucis avec le sol si on arrose trop. Nous avons investi dans un goutte-à-goutte pour plus d’efficacité. J’ai 3000 litres par jour, et les plantes en situation de sécheresse extrême ont besoin de 30 litres par mètre carré et par semaine. Un petit calcul montre que je peux satisfaire les besoins de 35 planches. Or j’en ai 90. C’est insuffisant pour les grosses sécheresses, comme en mai dernier. Cette année, sans surprise, les cultures qui ont bien fonctionné sont celles qui ont été irriguées.
Éduquer: On ne se rend pas toujours compte que ton travail, réputé manuel, demande aussi beaucoup d’activité intellectuelle. A quels niveaux exactement?
JP: Il faut que les plantes se portent bien. Il faut les connaître. J’ai encore beaucoup à apprendre sur chaque plante. Comment elles fonctionnent, comment les soigner, quelles sont leurs maladies. C’est tellement énorme, tout ce qu’il y a à savoir. C’est le travail de toute une vie! Il faut repérer une maladie au bon moment. Un mildiou, il faut le dépister dès le début, sinon les tomates sont fichues. Ce qui est capital, c’est l’observation, en permanence. Je n’ai pas une approche très scientifique, je ne note pas tout sur un carnet de bord. Peut-être que j’y viendrai. J’observe donc, et je sélectionne ce qui marche. Je tiens compte du goût, du comment la culture va se comporter, de la productivité, et aussi du côté pratique. Les courgettes jaunes sont, par exemple, assez faciles à cueillir par rapport aux vertes très touffues, vraiment pas pratiques. Et j’observe la résistance aux maladies. Pour les tomates, par exemple, la «matina» s’est faite attaquée par le mildiou, mais la «primabella» juste à côté est en pleine forme. Donc elle, je la reprends l’année prochaine! Et puis, il faut réagir aux aléas. Jongler avec les imprévus, la météo, se tenir prêt à tout. Prévoir le timing, comme pour les mauvaises herbes. Ensuite, il faut réaliser un bon plan de culture, c’est-à-dire le planning pendant l’année de l’utilisation de chaque planche. On note ce qu’on plante, ce qu’on arrache, les amendements, les dates de récoltes etc. En fin de saison, on revient là-dessus, on peut faire le bilan, de ce qui a fonctionné ou pas, etc. C’est une démarche d’observation, de synthèse, presque scientifique. Je m’occupe aussi de la gestion: des commandes des clients, mais aussi le suivi financier, les commandes de matériel, encoder les factures, etc
Éduquer: Tu parlais d’observer comment vont les plantes. Peux-tu dire que tu as une sorte d’intuition directe de leur état de santé?
JP: Oui, je pense qu’on le sent. Une plante qui va bien ou moins bien, une carence, une vitesse de croissance anormale, tu le vois. C’est de l’observation et de l’expérience. Chaque début de semaine, on passe en revue le potager. Idéalement, il faudrait pouvoir sentir l’état de santé de chaque planche pour réagir vite.
Éduquer: Et la difficulté physique?
JP: Je sens la fatigue un peu plus qu’au début. Je fais environ 15 km par jour à pied! Les outils manuels, c’est très physique. Se baisser, se lever, porter des caisses de 15 kg. Côté météo, je préfère le froid aux grandes chaleurs. Mais en se levant très tôt, la canicule est supportable.
Éduquer: Cet endroit est vraiment très beau, avec l’ombre, les fleurs, les insectes, les chants d’oiseaux. On a envie d’y venir juste pour le plaisir. Vous insistez sur l’aspect visuel?
JP: Oui. Il y a des potagers bien moins beaux que le nôtre. Les tisanières plantent des fleurs. Les buttes permanentes et les haies amènent quelque chose de très agréable. Cela change beaucoup par rapport à un simple alignement de légumes. Cela fait du bien au moral. Oui, c’est important.
Éduquer: Que penses-tu de la question «peut-on nourrir la Belgique en bio malgré des rendements plus faibles»?
JP: je pense que c’est possible. Mais le rendement n’est pas la seule question. Il faut voir aussi ce qu’on consomme. Le conventionnel produit par exemple des tonnes de blé. Mais est-ce qu’on a besoin de toute cette production? Cela fait partie de la remise en question. Mais quand je vois que sur 1,5 ha on arrive à trois à nourrir 150 personnes... Pour nourrir en légumes la Belgique, ça donnerait 1000 km2, la surface du Brabant Wallon[7]. Mais avec 200 000 maraîchers compétents! C’est un calcul grossier (j’oublie le blé, la viande, etc.), donc c’est plus que 1000 km2. Mais cela laisse penser que c’est possible, avec cependant beaucoup de main d’œuvre. Donc oui, je suis positif sur la possibilité de se nourrir en bio, mais il faudrait revoir tout le modèle, la surconsommation, la main d’œuvre, la répartition des terres. Autre problème: en Belgique, la pression du béton est très forte. Veut-on des villas ou des légumes? Donc, passer au bio, c’est une vaste problématique qui dépasse largement la seule question du rendement.
... les légumes, tu as l’impression que tout le monde s’en fiche! On est habitué à trouver des légumes en abondance au supermarché: c’est un produit banal qui ne coûte pas cher. Je ne demande pas que les gens me félicitent pour mes courgettes, mais parfois, je vois un décalage, je travaille beaucoup et j’ai affaire à des gens qui ne comprennent pas.
Éduquer: Qu’est-ce qui est difficile dans ton métier?
JP: Un peu la fatigue physique et mentale. Mais c’est une question d’ajustement. Je dois trouver mon équilibre. Moralement, il y a la difficulté de voir parfois des cultures péricliter. Il y a aussi la fatigue de devoir constamment s’adapter aux événements. C’est éprouvant de devoir toujours jongler. Bon, c’est aussi, finalement, ce qui permet de ne pas s’ennuyer! Autre chose qui est difficile: regarde par exemple la coopérative pour le vin de Liège: ils ont levé des millions en deux mois. Donc le vin, ça intéresse les gens. Mais les légumes, tu as l’impression que tout le monde s’en fiche! On est habitué à trouver des légumes en abondance au supermarché: c’est un produit banal qui ne coûte pas cher. Je ne demande pas que les gens me félicitent pour mes courgettes, mais parfois, je vois un décalage, je travaille beaucoup et j’ai affaire à des gens qui ne comprennent pas.
Éduquer: Qu’est-ce qui est gai dans ce métier?
JP: Travailler dehors. Être au contact de la nature tous les jours, dans un cadre superbe. C’est fatigant, mais ressourçant. C’est magnifique! On a des surprises tous les jours; une grenouille ce matin, le gobemouche que tu as vu tout à l’heure... Ensuite, mon autonomie dans le travail, au sein d’une coopérative avec d’autres projets stimulants (les tisanières, l’apiculteur, les chevaux, les cochons, le boulanger). Et puis quand tu sors des caisses de beaux légumes de toutes couleurs et toutes formes, c’est quand même une fierté. Et enfin... ce métier me rassure, la nature me rassure. Avec tout ce qu’on entend comme actualité anxiogène, quand tu vois comme la nature est généreuse quand tu la respectes, les besoins fondamentaux en termes de nutrition sont satisfaits. Avec un petit carré de terre, je ne m’inquiète pas.
François Chamaraux, docteur en physique, enseignant
[1] «Coopérative agricole à finalité sociale qui réunit maraîchage, boulangerie, élevage, arboriculture, restauration, transformation, formation» www.grainesdevie.coop [2] La permaculture est un mode d’agriculture qui vise à produire en recréant ou en mimant des écosystèmes [3] En agriculture, on appelle «intrants» les différents produits apportés aux terres et aux cultures, qui ne proviennent ni de l’exploitation agricole, ni de sa proximité. Les intrants ne sont pas naturellement présents dans le sol, ils y sont rajoutés pour améliorer le rendement des cultures (www.agriculture-nouvelle.fr/). [4] Bénévoles logés et nourris durant le temps de leur coup de main [5] Rendu tristement célèbre par diverses catastrophes, dont les explosions de Toulouse (2001) et de Beyrouth (août 2020). [6] Certaines plantes ont la capacité de capter l’azote de l’air. [7] Seulement 3% de la surface de la Belgique.