Presque tous les enfants se sont un jour amusés avec de petits jeux de langage comme: «Cette phrase comporte exactement six mots.»; «Long est un mot court!»; «La règle, c’est qu’on peut la changer.». Le point commun de toutes ces assertions un peu bizarres, c’est «l’autoréférence», c’est-à-dire le fait que chacune de ces phrases parle d’elle-même, ou d’une partie d’elle-même. Voici une petite promenade en autoréférence, qui nous mènera du jeu de mots aux mathématiques, des mystères de l’intelligence à ceux de la vie. [1]
“Cet article comporte sept sous-titres”
Habituellement, une phrase banale («Tu vas peut-être voir des aurores boréales», «J’espère que tu vas réussir à voir des baleines», etc.) parle d’autre chose que des mots qui la composent. Mais le langage ordinaire est si riche et précis qu’il donne la possibilité de parler en détail de lui-même, de l’aspect même des mots qu’il utilise: «Le mot court est court». Il existe une foule d’autoréférences plus ou moins subtiles, qui se basent souvent sur le jeu entre la forme et le fond, entre la mention et l’usage: un mot ou un morceau de phrase est «en mention» (on l’écrit alors par exemple en italiques), et le même mot ou morceau de phrase est «en usage» (sans italiques, il a son sens normal qui peut décrire la partie de phrase en mention). Par exemple: «Le mot court est court, mais long n’est pas long». On peut aussi s’amuser avec deux adjectifs différents se décrivant l’un l’autre: «Long est monosyllabique, mais monosyllabique est long». Parfois, toute la phrase parle entièrement elle-même et semble se regarder le nombril dans une autoréférence complète, comme dans «Cette phrase comporte cinq mots». Des images, comme certains dessins d’Escher, évoquent admirablement bien cette notion d’autoréférence.
Autoréférence et paradoxe: juste pour rire et réfléchir?
Les choses deviennent plus troublantes lorsque l’autoréférence, au moyen d’une négation, conduit à une sorte d’impasse logique: «Cette phrase est fausse». C’est ce que les logiciens connaissent bien sous l’appellation de paradoxe du menteur ou paradoxe d’Epiménide. Ce poète crétois a inspiré le logicien Euboulide qui s’interrogeait: «Que penser d’un Crétois qui dit que les Crétois sont des menteurs? S’il ment, alors cette phrase est fausse: donc il ne ment pas, donc la phrase est vraie, donc il ment, etc.». Ce raisonnement en «boucle étrange»[2] ne s’arrête jamais! Il existe, encore une fois, une foule d’autoréférences de ce type contradictoire, généralement des variations plus ou moins subtiles sur le thème d’Epiménide: En voici quelques exemples amusants: «La phrase qui suit est fausse. La phrase précédente est vraie». «Je n’utilise jamais d’anglicismes: c’est has been!». Et que penser de la crédibilité de cet historien de 42 ans qui écrit: «Le meilleur conseil que je pourrais donner à un jeune de quinze ans (…) est celui-ci: ne faites pas trop confiance en les adultes»[3] ? Hors de la sphère du langage, il existe aussi des actes autoréférents contradictoires. Un élu qui prend sa voiture sur un kilomètre pour se rendre à une conférence sur le réchauffement climatique commet une sorte de «paradoxe du menteur» grandeur nature, qui le rend à peu près aussi ridicule que le brillant pédagogue qui fait un cours ex cathedra sur l’inefficacité des cours ex cathedra. Dans le même ordre d’idées, avez-vous remarqué que tou·te·s les touristes («intelligent·e·s», ou qui se croient tel·le·s) veulent aller là où… il n’y a pas de touristes? Euboulide, le logicien grec, s’amuserait bien de tous ces actes paradoxaux s’il n’était mort il y a 2400 ans.
L’autoréférence: énigmes mathématiques et développements informatiques
Dans les années 1910, B. Russell, logicien et mathématicien, cherche à refonder toutes les mathématiques sur des axiomes simples. Ce faisant, il bute rapidement sur une difficulté de type «Epiménide». Ce «paradoxe de Russell» (assez simple à comprendre d’ailleurs[4] ), plus qu’un obstacle, a en fait joué un rôle d’aiguillon, stimulant toute une génération de mathématiciens cherchant à bâtir une solide théorie des nombres. Un peu plus tard, en 1931, le jeune logicien K. Gödel transpose le paradoxe d’Epiménide dans le monde de la théorie des nombres, en créant en quelque sorte une phrase mathématique équivalente à «Je suis une phrase fausse». Il montre ainsi un résultat étonnant: il existe en mathématique des vérités indécidables, c’est-à-dire des faits dont on ne peut démontrer s’ils sont vrais ou faux. Dans le même ordre d’idées, A. Turing (considéré comme un des fondateurs de l’informatique moderne), en explorant cette notion d’autoréférence, montre qu’il existe des problèmes mathématiques dont on ne sait si l’informatique pourra les résoudre! Tous ces travaux, qui semblent terriblement ésotériques au non-initié, sont en fait d’une grande importance pour qui veut bâtir des mathématiques cohérentes et une informatique efficace. Par exemple, la question de savoir si tel programme, fonctionnant sur tel ordinateur, sera capable d’aboutir à une solution en un temps raisonnable est liée à ces travaux basés sur l’autoréférence. Et ceci a à voir avec la vie de tous les jours, puisqu’il peut s’agir de calculs liés à l’ingénierie, les assurances, les finances, etc.
Autoréférence et injonction contradictoires: harcèlement et désordres mentaux
En psychologie, l’autoréférence paradoxale est connue sous le nom d’injonction contradictoire. Un exemple fameux est celui du parent qui, trouvant son enfant trop soumis, lui dit: «Arrête de m’obéir!». Si l’enfant obéit, il doit désobéir, mais s’il désobéit, il doit obéir! On retrouve le même genre de contradiction chez le prof qui dit sévèrement à son élève: «Sois détendu!». Ceci pourrait prêter à sourire si les injonctions paradoxales n’engendraient de véritables souffrances, en famille, au travail ou à l’école. Car si le «désobéis-moi!» à l’état pur se trouve sans doute rarement, une foule de parents combinent plus ou moins explicitement l’exigence d’obéissance avec celle d’avoir un enfant indépendant, voire rebelle, un enfant «qui prenne des initiatives». Le même schéma se retrouve fréquemment dans d’autres relations asymétriques: professeur-élève, patron-employé, etc. Ces exigences peuvent alors «coincer» la personne concernée dans un casse-tête absurde où, quoi qu’elle fasse, elle ne pourra jamais satisfaire son supérieur. Toutes ces situations, qui sont en fait des transpositions «dans la vraie vie» du paradoxe d’Epiménide, peuvent causer des dégâts psychologiques considérables, notamment chez les enfants[5].
L’autoréférence au cœur de l’intelligence?
Comment, dans le cadre d’une relation parent-enfant ou professeur-élève, amener vers l’indépendance et l’esprit critique en évitant l’écueil de l’injonction contradictoire? Comment une relation asymétrique peut-elle contenir la notion de règles et de recul par rapport à ces règles? Comment, en somme, apprendre à être intelligent? Imaginons un enfant que l’on veut aider à résoudre le problème suivant: «traverser un carrefour pour aller vers la piscine». Au premier niveau, on proposera une règle simple: «Ne traverser que si le feu est vert». Appelons ce premier niveau l’intelligence de degré 1, celle d’un hypothétique enfant strictement obéissant, ou d’un robot primitif. Clairement, ceci ne suffit pas toujours: par exemple, en cas de panne de feu, l’enfant de degré 1 resterait indéfiniment à attendre un vert qui ne vient jamais! Il faut donc des règles permettant de modifier la règle 1, par exemple: «Si le feu reste rouge ou est éteint, les règles précédentes ne sont plus valables. Il faut les modifier, et la règle supérieure devient: traverser quand on ne voit pas de voiture arriver». Appelons intelligence de degré 2 cette possibilité de modifier les règles de niveau 1, qui permet de faire face à quelques situations nouvelles. Mais si maintenant, suite à une grosse pluie, les routes sont transformées en torrent de boue? Il faut des règles de niveau 3 modifiant les règles de niveau 2: «Réfléchir à ce qui est vraiment important, la piscine ou la vie? et peut-être renoncer à la piscine». Et ainsi de suite, à de très nombreux niveaux suivant les événements. C’est ainsi que, plutôt que de se contenter du niveau 1 de l’obéissance stricte (qui mène à la stupidité ou à l’injonction contradictoire)[6], on peut fonctionner sur une règle contenant différents niveaux pour enseigner efficacement l’adaptation à l’imprévu, le recul sur ce qu’on fait, bref: ce qu’on nomme intelligence.[7] Comme l’écrit Hofstadter: «Il ne fait aucun doute que les Boucles Étranges utilisant des règles se modifiant elles-mêmes, directement ou indirectement, sont au cœur de l’intelligence.»[8]
«La règle, c’est qu’on peut la changer»: une formule gagnante!
Bien sûr, cet exemple est théorique et purement illustratif: en pratique, on n’explicite jamais ces éventualités quand on envoie son enfant se promener. Un tel comportement intelligent se transmet au cours de la vie par imitation, qualité du lien affectif, incitation à la discussion, renonciation à l’exigence d’obéissance stricte, etc. En tout cas, on voit ici apparaître l’autoréférence éducative suivante: on peut transmettre des règles qui contiennent en elles-mêmes l’idée qu’elles peuvent parfois être changées suivant le contexte. En résumé: «La règle, c’est qu’on peut la changer». Attention, cette phrase n’a rien à voir avec: «La règle, c’est qu’il n’y a pas de règle», une autoréférence contradictoire du type «désobéis-moi», menant au blocage vu plus haut. On peut faire un parallèle très intéressant avec l’évolution de la Vie sur Terre. En effet, la molécule d’ADN, qui contient l’information génétique d’un être vivant, est une superbe autoréférence à elle toute seule: elle est la «règle de fabrication» de l’être vivant qui va, en se reproduisant, transmettre cette règle à ses enfants, qui contiendront à nouveau de l’ADN! Ce processus rappelle un peu un texte expliquant comment fabriquer une imprimante destinée à imprimer de nouveau un texte semblable. L’ADN peut donc, comme l’enseignement de la traversée de rue, être vu comme une règle transmise à la descendance. Mais ce qui est fondamental, c’est que l’ADN d’un individu contient toujours la possibilité que celui de sa descendance soit légèrement différent de celui du parent pour mieux s’adapter au contexte! L’ADN est donc une règle autorisant sa propre modification. C’est le cœur de la théorie de l’évolution, qui explique très simplement comment, en un temps suffisamment long, la descendance de petits mammifères gros comme des souris finit par donner une panthère, une zibeline ou un Epimenide. Résumons: avec cette autoréférence astucieuse (la règle qui autorise sa propre modification), la Vie s’est transmise pendant des milliards d’années sans jamais cesser, et a colonisé la planète avec un succès phénoménal: des millions d’espèces parfaitement adaptées, des paramécies aux baleines, des lentilles d’eau aux séquoïas géants. Ce succès devrait nous inciter à appliquer ce genre de méthode pour développer l’intelligence: pour éviter le double écueil de l’obéissance stupide et de l’injonction contradictoire, transmettre des règles contenant le germe de leur propre changement. Plus facile à dire qu’à faire, bien sûr…
Cet article compte bien sept sous-titres…
… et 22 mentions du mot autoréférence. [1] Cet article est en grande partie inspiré du bestseller du scientifique américain D. Hofstadter. Dans ce livre sorti en 1979 (Gödel, Escher, Bach, version française de J. Henry et R. French; Dunod, Paris, 2000), il développe pendant plus de 800 pages ces concepts d’autoréférence dans le langage et la pensée. [2] L’expression est de nouveau de D. Hofstadter, op. cit [3] Y. N. Harari, 21 Lessons for the 21st century, J Cape, London, 2018, p 266 [4] voir par exemple https://fr.wikipedia.org/wiki/ Paradoxe_de_Russell [5] Les psychologues classent, par exemple, les injonctions contradictoires dans le vaste arsenal des techniques de harcèlement, voir par exemple P. Watzlawick, Faites vous-même votre malheur, Seuil, Paris, 1990 [6] Une belle histoire pour enfants, Epaminondas, raconte avec humour l’impasse de l’obéissance aveugle. On y découvre un petit enfant qui, appliquant à la lettre les consignes de sa mère sans réfléchir à un niveau supérieur, enchaîne les catastrophes! (O. Weurlesse, Epaminondas, Flammarion, Paris, 2015). [7] Et c’est également une voie pour créer une «Intelligence Artificielle» [8] D Hofstadter, op cit, p 30.