L’asbl Déclic en Perspectives accompagne les projets en économie sociale. Au cœur de leur réflexion, la gouvernance partagée. Quels sont les outils, les enjeux, les écueils à éviter pour donner à chacun·e une place?
Éduquer: Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à vous lancer dans l’accompagnement de projets en économie sociale et solidaire?
Charlotte Lemercier: à Déclic en Perspectives, on est parti d’un constat: notre modèle de société est à l’origine de la destruction du vivant, d’inégalités, de rapports de dominations et de perte de sens collective. Il faut donc un changement sociétal à différents niveaux. Pour cela, on a décidé de prendre l’angle de l’entrepreneuriat social. En Belgique, il y a beaucoup d’organismes qui existent, mais ils accompagnent les personnes quand elles ont déjà une idée. Nous, on a voulu créer des espaces collectifs pour dépasser les freins à l’action, stimuler la capacité d’agir de chacun et chacune pour faire émerger des idées engagées, collectives et inscrites dans les valeurs de l’ES.
Éduquer: Quelle est votre vision de l’économie sociale?
C.L: En formation, quand on doit expliquer l’ESS, on prend appui sur un exemple très concret: le cas d’un enfant à faire garder. Cela aide à comprendre les différents modèles économiques. En effet, si on veut faire garder son enfant, il y a plusieurs solutions. D’une part, on peut s’insérer dans l’économie de réciprocité: la voisine, par exemple, vient garder l’enfant, il n’y a pas d’échange monétaire. On peut aussi avoir recours à l’économie de redistribution: c’est le cas de la crèche publique, l’État crée un service pour les citoyens. Enfin, on peut aussi passer par l’économie de marché: un actionnaire, par exemple, décide d’ouvrir une crèche, les parents payent 1000 euros par mois, et après un an, cet actionnaire récupère x euros. On est ici dans une pure logique de profit. L’économie sociale se trouve au milieu de ces trois modèles. Dans ce cas-là, on peut imaginer une coopérative qui crée une maison d’enfants, sur le modèle d’une maison médicale, avec une psy, une doula[1] , une accueillante… les profits générés vont vers les emplois, le matériel, les nouveaux projets.
Éduquer: On dit que dans le l’ESS, il y a trois grands principes: la finalité sociale, la finalité économique et la gouvernance participative. De quoi parle-t-on quand on parle de gouvernance participative?
C.L: Dans une entreprise classique, ce sont des actionnaires extérieurs qui décident de mettre de l’argent. Leur pouvoir de décision est lié au capital investi par chacun. C’est un vote pondéré. Par exemple, celui qui a mis 50 000 euros a deux voix, celui qui a mis 25 000 euros, une voix… Ils prennent des décisions en AG, qui seront mises en œuvre ensuite par un comité de direction. Les travailleurs ne font qu’exécuter les décisions qui ont été prises, et à la fin de l’année, les actionnaires reçoivent des dividendes sur base de leur investissement financier. Dans des entreprises comme Google ou Amazon, les actionnaires ont un bon retour sur investissement, la finalité pour eux, c’est de faire de l’argent. Dans l’économie sociale, le principe de base est différent, c’est: «une personne, une voix», peu importe les investissements. Du coup, il y a un enjeu fort quand on crée l’entreprise au départ: c’est de savoir qui vont être les parties prenantes, parce que chaque partie prenante a une voix. Cela peut être les travailleurs, les clients, les membres, l’AG... L’Université du Nous, une structure qui existe depuis 15 ans et qui réfléchit autour de la gouvernance, propose 5 questions à se poser au moment de la création de l’entreprise d’ES: Pourquoi veuton participer? Qui participe? Jusqu’où est-ce qu’on va? Sur quels sujets? Où participer? Au niveau des sujets de participation, ils peuvent concerner le niveau stratégique (la vision, le budget, les priorités de l’année, ce qu’on veut faire ensemble), le niveau managérial (les RH), le niveau opérationnel, les gouvernances (qui a des voix, comment on gouverne ensemble).
Éduquer: Est-ce qu’il y a différents types de gouvernances, sorte de modèles, que les entreprises en ESS choisiraient dès le départ?
C.L: Non, il n’y a pas vraiment une nomenclature définie. Bien sûr, plusieurs modèles existent: sociocratie, holacratie... mais après il faut que chaque organisation fasse sa propre «popotte». C’est très difficile de prendre un modèle et de le coller tel quel sur un collectif. Après dans la gouvernance partagée, on parle de quatre niveaux de participations, quatre manières de travailler avec des gens. La première, c’est informer. On donne de l’information aux travailleurs et travailleuses. La deuxième, c’est la consultation, on demande l’avis des personnes mais on reste décideur. Certes, on a besoin d’être nourri mais on reste autonome dans la prise de décision. La troisième, c’est la concertation. Après la récolte des besoins de toutes et tous, on doit prendre en compte tout ce qui a été dit mais la prise de décision n’est pas commune. La quatrième, c’est la codécision, on décide ensemble. Ici, il y a plusieurs modes de décision, le plus connu et le plus habituel, c’est la gestion par consentement. La question centrale que tout le monde va se poser dans la gestion par consentement, c’est: est-ce que la solution proposée nous fait avancer et ne met pas en danger notre projet collectif? C’est pour cela qu’il faut que les bases soient bonnes: quelle est l’intention commune? Qu’est ce qui fait que le groupe veut travailler ensemble?
Éduquer: Concrètement, comment la gestion par consentement se met-elle en place?
C.L: Il y a plusieurs étapes. D’abord, tout le monde donne son avis, on écoute chaque personne. Ensuite, on prépare la proposition qu’on va présenter, elle peut être déposée par tout le monde dans la structure. Il y a un premier tour de «clarification», les gens posent des questions pour savoir s’ils ont bien compris. Au deuxième tour, on aborde les ressentis, les personnes peuvent dire tout ce qu’elles veulent, il y a autant de personnes qui parlent que de personnes présentes. Au bout des deux tours, on peut clarifier, amender ou retirer la proposition. Dans ce dernier cas, on retourne au point zéro. Ensuite, on passe aux objections, on essaie alors de différencier une objection d’une préférence, ça c’est surtout le facilitateur qui fait ça. Lorsqu’il n’y a plus d’objections, la proposition est adoptée et on célèbre cela. S’il n’y a pas d’objections, c’est top, cela veut dire qu’on a passé assez de temps sur les autres parties. La récolte s’est bien passée et la proposition est juste. Ce qui est intéressant avec la gestion par consentement, c’est que l’on n’est pas sur des compromis, où l’on rend tout «gris».
Éduquer: Vous parlez de «facilitateur», quel est son rôle?
C.L: Il va aider le groupe à prendre une décision. Une métaphore qui fonctionne bien pour comprendre son rôle, c’est celle du conducteur de bus. Il ne choisit pas la destination, ce sont les passagers qui le font, mais il va faire en sorte qu’ils arrivent à bon port. Il doit donc avoir la maitrise des outils qui existent. Il faut aussi qu’il soit agile parce qu’on travaille avec l’humain et parfois ça ne fonctionne pas. Il faut être vigilant sur les tours de parole pour éviter les enjeux de pouvoir. En effet, une des dérives de la gestion par consentement, c’est que, comme on est dans un collectif, les personnes qui sont les plus extravertis prennent plus de place et donc, prennent parfois les décisions. Le facilitateur peut être un des participants mais lorsque les sujets le touchent, cela peut être compliqué. C’est toujours mieux d’avoir un facilitateur qui n’est pas concerné par l’objectif de la réunion.
Il faut absolument que le CA et le comité de direction soient ok avec l’idée de gouvernance partagée parce que ça va leur demander d’abandonner une partie de leur pouvoir
Éduquer: Est-ce que c’est possible de combiner un système hiérarchique et la gouvernance partagée?
C.L: On ne passe pas du jour au lendemain d’un système hiérarchique a une gouvernance partagée. Ce que dit Fréderic Laloux, c’est qu’il faut absolument que le CA et le comité de direction soient ok avec l’idée de gouvernance partagée parce que ça va leur demander d’abandonner une partie de leur pouvoir. Si eux ne sont pas convaincus, cela va être très compliqué. Mais il y a pas mal de dérives dans les gouvernances partagées: par exemple, des comités des directions qui disent qu’ils vont faire de la codécision, mais qui, au final, font de la fausse concertation. Ils demandent l’avis de tout le monde mais il n’y a pas de suivi et cela génère beaucoup de frustrations. La gouvernance partagée, ce n’est pas qu’il n’y a plus de chef. C’est surtout que chacun et chacune prend une part de responsabilité plus importante dans les décisions de l’entreprise. C’est plus compliqué d’avoir une gouvernance partagée qu’une hiérarchie, où c’est elle qui a le dernier mot. Dans la gouvernance partagée, être en groupe, cela va accentuer qui nous sommes, nos forces et nos faiblesses, notre façon de voir le monde. C’est confrontant, un collectif. Cela va demander un vrai travail sur soi.
Plus d’infos sur Déclic perspectives: www.declic-en-perspectives.be
Juliette Bossé, coordinatrice de la revue
Reinventing Organizations: Vers des communautés de travail inspirées
Frederic Laloux
Notre manière de penser et de pratiquer le management semble à bout de souffle. Nombreux sont ceux qui rêvent de tout plaquer, se sentant étouffer lentement dans des lieux de travail sans vie. Dans ce livre révolutionnaire, Frédéric Laloux ouvre des perspectives étonnantes. Il montre qu’à chaque fois que l’humanité est entrée dans une nouvelle ère de développement, elle a inventé une façon inédite de penser le management. C’est ce qui semble se passer à l’heure actuelle: visible pour ceux qui cherchent à le voir, un nouveau modèle d’organisation est en train d’émerger, porteur de sens, d’enthousiasme et d’authenticité. II ne s’agit pas d’un modèle théorique ou d’une utopie. Reinventing Organizations se base sur une recherche rigoureuse d’organisations pionnières qui fonctionnent déjà sur des schémas novateurs. Si vous êtes dirigeant ou créateur d’entreprise, manager, coach ou consultant, vous trouverez ici de nombreux conseils pratiques, exemples et histoires inspirantes pour imaginer, concrètement, l’étape suivante de votre entreprise.
Université du Nous
Depuis 2010, l’Université du Nous réinvente le «faire ensemble» par sa propre expérience de la coopération et de l’intelligence collective, et trouve sa raison d’être par la transmission de ses apprentissages à celles et ceux qui veulent aussi emprunter ce chemin, animé·es par une profonde envie (et espoir) de transition de société. Organisation citoyenne, elle est aussi un lieu de recherche, d’expérimentation, de création et de partage de communs sur les nouvelles façons de faire ensemble. Elle questionne, teste, malaxe tout ce qui tourne autour de l’intelligence collective, la gouvernance partagée et l’exercice du pouvoir en relation d’équivalence, mais aussi notre rapport à l’argent, l’apprentissage via une pédagogie dite «sensible» (cœur/corps/esprit) ou encore la question du genre... Plus d’infos: www.universite-du-nous.org
[1] Personne qui apporte soutien, accompagnement moral et pratique à une femme enceinte ou un couple durant la grossesse, la naissance, la période néonatale et en fin de vie.