Genre et formation des enseignant·es - Un levier essentiel pour lutter contre la construction du sexisme ordinaire
Lundi 12 décembre 2022
Le sexisme ordinaire, c’est le sexisme de tous les jours. Celui qu’on ne voit pas, qui n’est «pas si grave que ça», mais qui participe à rendre naturels ou normaux les traitements inégalitaires entre les filles et les garçons, les hommes et les femmes. C’est un sexisme qui nous imprègne, constamment alimenté par les stéréotypes sexués véhiculés dans la société par les médias, la publicité, le marketing genré...
Puissamment prescriptifs, les stéréotypes sexués induisent un rapport à la norme: ce qui est acceptable, admis, attendu d’une fille ou d’un garçon, d’un homme ou d’une femme dans notre société. Si l’on ne prend pas conscience de leur présence et de leurs effets, personne n’y échappe. Pas même les professionnel·les de l’éducation. De la crèche à l’école, en passant par les centres de vacances et les activités sportives, les enfants, depuis leur plus jeune âge, sont soumis·es à des injonctions des adultes pour qu’ils/elles se comportent «normalement».
Ainsi, les filles seront invitées à jouer calmement à l’intérieur, sans se salir, sans faire trop de bruit. On leur offrira des poupées et des livres. Les garçons seront davantage invités à se défouler à l’extérieur, à mesurer leur force et leur adresse. On punira plus rapidement une fille qui dira un gros mot et on tremblera de la voir grimper à un arbre. On s’étonnera de voir un garçon jouer à la poupée plutôt qu’au football et on le réprimandera sans doute si on le voit verser quelques larmes, parce que «un garçon, ça ne pleure pas».
Peu à peu, les enfants vont donc complètement intégrer ce qui est attendu d’eux et d’elles par les adultes, au risque d’étouffer leurs propres besoins et envies. Ce qui est une grande violence en soi.
À l’école aussi...
Dès les premières années de maternelles jusqu’aux études supérieures, le sexisme ordinaire peut se manifester de mille manières à l’école. On peut penser aux codes couleurs rose-bleu ou aux décorations «petits cœurs-princesses» ou «dinosaures-voitures» posées sur les portemanteaux ou les casiers; aux cadeaux souvent très genrés de la «fête des mères» et de la «fête des pères»; aux rôles et déguisements imposés lors du spectacle de la fancy-fair; à l’occupation clivée des espaces, notamment de la cour de récréation qui donne toute la place au foot des garçons et laisse la périphérie aux filles; aux différences dans les sports pratiqués, en non-mixité, dans les cours d’éducation physique en secondaire; à la manière dont on continue d’appeler informellement les filières de l’enseignement technique et professionnel, les cataloguant «pour filles» ou «pour garçons» selon que l’on parle de coiffure et puériculture ou d’électricité et mécanique…
On peut également évoquer la question des stéréotypes sexués véhiculés par les outils pédagogiques, tels les manuels scolaires, sans que les enseignant·es en soient conscient·es.[1] Or, comme l’écrit la professeure en sciences de l’éducation Christine Fontanini: «Les manuels scolaires transmettent de manière explicite une compréhension de l’histoire et une vision du monde, mais aussi des modèles de comportements sociaux, des normes, des valeurs... Les manuels bénéficient d’une sorte d’autorité. Les enfants estiment souvent qu’ils ne peuvent pas comporter d’erreurs, qu’ils sont infaillibles...»[2]
Des mécanismes inconscients qui mènent aux traitements différenciés
Les vecteurs de transmission des stéréotypes sexués à l’école sont donc nombreux, mais ce n’est que la partie tangible et visible du problème. La majorité des assignations de genre passent en effet par les attitudes, les interactions, les interventions verbales ou non verbales des enseignant·es, souvent influencées par les «biais de genre».
Les biais de genre sont des mécanismes inconscients de notre cerveau, qui reflètent les stéréotypes sexués intégrés au fil de notre vie. Ces biais cognitifs agissent sur notre perception et sur notre jugement. Ils peuvent ainsi tronquer le regard des enseignant·es sur les compétences, capacités et comportements des garçons et des filles, amenant à des traitements différenciés: dans les compliments ou les remontrances que l’on va adresser aux filles et aux garçons en fonction de ce que l’on trouve normal (ou pas) comme attitude; dans la manière dont on va sanctionner le bavardage, la distraction ou le manque de soin d’un devoir[3]; dans les missions et tâches que l’on va confier, comme balayer la classe, porter quelque chose de lourd, lire un texte à voix haute, résoudre un calcul au tableau, «prendre les feuilles» pour les absent·es…
Pour les enseignant·es, lutter contre le sexisme ordinaire ne va donc pas de soi, car cela implique de prendre conscience de ces biais inconscients et des stéréotypes sexués que l’on a soi-même intériorisés au cours de sa vie et de son parcours (scolaire, professionnel) pour ensuite pouvoir poser un regard réflexif sur ses pratiques pédagogiques. Cette prise de conscience est, pour les CEMÉA, l’un des enjeux fondamentaux de la formation initiale et continuée des enseignant·es autour de l’égalité des genres.
Prendre conscience... et perdre certaines illusions
L’école est un lieu de socialisation majeur pour les enfants et les jeunes. Au-delà des matières et contenus, des compétences formelles, il est important que les actrices et acteurs du monde scolaire se penchent sur les normes et les valeurs qu’elles/ils transmettent à leurs élèves. Il est nécessaire aussi qu’ils/elles abandonnent certaines illusions, comme croire que la mixité est synonyme d’égalité et qu’il est suffisant de mettre des filles et des garçons ensemble dans une école pour que tout se passe bien; que le système scolaire construit actuellement l’égalité entre les filles et les garçons, entre les hommes et les femmes; qu’il suffit d’attendre, car la société est en train d’évoluer dans le bon sens et que, dès lors, l’école va devenir égalitaire.[4] La perte de ces illusions est une étape nécessaire pour comprendre que les inégalités entre les sexes se (re)produisent à l’école, que les enseignant·es y prennent part et que la solution ne se fera donc pas sans eux/elles.
Pour les CEMÉA, la formation initiale et continue doit ainsi permettre aux enseignant·es de faire cet arrêt sur image indispensable à l’analyse de leurs (futures) pratiques de classe au filtre du genre. La formation vise également à (re)donner du pouvoir d’agir, individuel et collectif, à travers différentes pistes d’action.
- Choisir avec soin les outils pédagogiques (y compris numériques) en ayant une attention aux normes et valeurs qu’ils véhiculent, en plus des apprentissages formels. Être attentif·ve à l’équilibre entre les modèles féminins et masculins (auteurs/ autrices, scientifiques, personnages historiques…) qu’ils proposent.
- Varier les modèles identificatoires proposés aux élèves dans les cours, dans la liste des livres imposés, dans les médias audio-visuels, afin d’ouvrir le champ des possibles pour les filles et les garçons.
- S’auto-observer et/ou s’observer entre collègues; encourager la triangulation.
- Porter attention à la répartition des tâches entre les élèves, dans la classe, dans les travaux de groupe.
- Varier les structures groupales, laisser le choix/imposer, faire se rencontrer les élèves autour de projets pour déconstruire les représentations sexistes.
- Veiller à une distribution équitable de la parole en classe.
- Avoir une attention à la répartition des prises de décisions, pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui dictent leur loi à l’ensemble du groupe.
- Voir chaque élève à travers les multiples facettes de son identité; ne pas l’enfermer dans un rôle, un comportement, une qualité ou un défaut genré.
- Réagir face à des propos stigmatisants, moqueurs ou sexistes en classe, dans les couloirs, dans la cour... Ne pas faire comme si on ne voyait ou n’entendait rien, mais au contraire susciter le débat, faire s’exprimer les malaises et les questions pour en faire quelque chose d’utile pour chacun·e. Activer ainsi le contrôle social de la classe, de l’école.
- Soutenir les élèves qui ne s’identifieraient pas à la norme dominante et avoir des relais vers qui les envoyer si besoin, car il est normal de ne pas avoir les réponses à toutes les questions.
- S’appuyer sur un projet pédagogique qui mette en évidence, explicitement, la lutte contre les stéréotypes et la promotion de l’égalité des genres à l’école.
- …
Cela peut paraître simple. Cela ne l’est pas. Pour toutes les raisons évoquées au début de cet article. Mais ce qui est certain, c’est que la lutte contre les inégalités est plus efficace quand elle est portée collectivement. Au-delà des intentions individuelles, il est en effet important de dégager une position institutionnelle et collective, réfléchie et partagée par l’ensemble de l’équipe éducative.
La tâche est énorme, mais les enjeux le sont également. Énormes et essentiels, car il ne s’agit de, rien de moins, que de définir le modèle de société que nous souhaitons, pour les enfants qui sont aujourd’hui sur les bancs de l’école et pour les adultes de demain...
Marie France Zicot, formatrice aux CEMÉA Belgique
Retrouvez la captation vidéo du webinaire «Mieux former les enseignant·es», avec Nadine Plateau, présidente de la commission Enseignement du Conseil des Femmes Francophones de Belgique et Marie-France Zicot, formatrice aux CEMÉA sur notre site et sur notre chaine YouTube
[1] «Manuels scolaires et stéréotypes sexués: éclairages sur la situation en 2012 - étude exploratoire», CEMÉA, 2012, téléchargeable gratuitement: www.cemea.be/CEMEAction-LEducation-Nouvelle-en-Mouvement-199
[2] Fontanini Christine, «Les manuels de lecture de CP sont-ils encore sexistes?», Centre de Recherches sur l’Éducation, les Apprentissages et la Didactique, Université de Rennes 2 (France) - 2007.
[3] Ayral Sylvie, «La fabrique des garçons. Sanctions et genre au collège», PUF, 2010.
[4] Anka Idrissi Naïma, Gallot Fanny, Pasquier Gaël, «Enseigner l’égalité filles-garçons - La boîte à outils du professeur», DUNOD, 2018.