Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas la «demande des utilisateur·trice·s» qui a imposé la voiture dans nos quotidiens mais les stratégies de groupes d’intérêts. Aujourd’hui, que dit-elle de nous? Qui l’utilise le plus et pourquoi?
Nous reprenons des éléments publiés dans l’ouvrage Sociologie de l’automobile (Demoli et Lannoy, 2019) pour répondre à trois questions:
Quels choix politiques ont historiquement mis la voiture au centre de la mobilité?
Pour les sociologues, l’explication de la diffusion de l’automobile au cours du XXe siècle ne relève pas des seules raisons situées du côté des utilisateur·trice·s (la fameuse «demande») mais doit prendre en compte les acteurs industriels et politiques qui en sont les promoteurs. Ces derniers ont rencontré toute une série d’obstacles qui ont dû être surmontés (difficultés techniques, économiques, politiques, culturelles, environnementales, etc.) pour faire valoir leurs intérêts et construire la société du tout automobile. Il a fallu d’abord produire en masse. Cette production résulte de deux innovations bien connues dues à Henry Ford: d’une part, la mise en place du travail à la chaîne, permettant de produire un modèle standardisé et bon marché, répondait à sa préoccupation de pénétrer le marché automobile, ouvrant un segment commercial (la consommation automobile de masse) ignoré des autres producteurs de l’époque; d’autre part, l’augmentation sensible des salaires, visant à réduire le problème de l’instabilité et du mécontentement de la main-d’œuvre face à cette nouvelle méthode de travail. Ces deux éléments apparaissent encore fréquemment dans les débats contemporains, par exemple lorsque sont évoqués le nombre d’emplois liés directement ou indirectement à l’automobilisme, ou l’image de l’industrie automobile comme fleuron de l’innovation technologique. Par ailleurs, l’histoire de la diffusion de l’automobile est également marquée par l’apparition récurrente de critiques et de contestations visant le produit voiture lui-même, ce qui est lisible aujourd’hui encore. L’histoire de la motorisation apparaît alors comme un «drame technologique» à l’occasion duquel les innovations permettent aux industriels d’intégrer ces attaques dans les processus productifs et donc dans les artefacts techniques eux-mêmes La traduction technique de revendications pour des routes et des véhicules moins accidentogènes (ceinture de sécurité ou airbag, par exemple) ou pour une voiture moins polluante (par l’invention, entre autres, du pot catalytique) incarne des phases d’ajustement. La conversion électrique de l’automobile en est l’expression la plus récente. Aussi, au lieu d’annoncer la fin de la motorisation comme paradigme moderne de la mobilité, les problèmes engendrés par l’automobile amèneraient le système automobile à se transformer de l’intérieur, se prenant luimême comme objet de réflexion et développant ainsi les moyens de sa perpétuation. Le succès de l’automobile s’explique aussi par la marginalisation ou l’exclusion d’autres modes de déplacements. Aux États-Unis, il est largement admis désormais que le déclin du transport collectif fut favorisé par l’action délibérée du constructeur automobile General Motors qui, à partir des années 1940, acquît progressivement, à travers la National City Lines qu’elle finançait, les sociétés de tramways des 45 plus grandes villes du pays, opération qui fut dénoncée comme «conspiration» devant une commission du Sénat en 1973. Dans cette perspective, l’automobile doit sa force à l’importance des acteurs qui soutiennent son développement: le «complexe route-moteur» se présente comme un acteur social unissant constructeurs, entreprises de travaux publics, cimentiers et compagnies pétrolières. Ces groupes d’intérêts exercent également une influence tant sur les politiques publiques en matière de transport que sur les individus amenés à choisir la modalité technique de leurs déplacements. Des travaux anciens (Sydney et Beatrice Webb [1913]) comme plus récents montrent ainsi le rôle central, voire exclusif, des élites sociales, économiques et politiques dans la définition de la législation routière, foncièrement favorable à l’automobile [Bertho-Lavenir, 1997]. De nos jours, les politiques les plus poussées de réduction de l’emprise automobile restent situées dans les hypercentres urbains, où la part modale de la voiture est depuis toujours la plus réduite. Aucune mesure comparable ne s’observe à l’échelon régional ou national. Bref, ce seraient donc les processus conjoints de développement soutenu du système automobile et de déstructuration progressive des modes alternatifs de transport qui auraient engendré l’hégémonie de la voiture en matière de déplacements, bien plus que la «demande» du marché.
Cette croissance générale masque toutefois des disparités sociales importantes. Les usages de l’automobile varient fortement selon la position sociale, le sexe ou l’âge du/ de la conducteur·trice.
Quels sont les usages de l’automobile? Y en a-t-il des variations sociales?
En Europe comme dans tous les pays riches, la voiture reste le moyen de transport majoritaire, qu’il s’agisse des déplacements quotidiens ou des déplacements de longue distance. En Belgique en 2016 (dernier recensement disponible), 75% des déplacements sont effectués en voiture eu égard aux distances parcourues, et 61% eu égard au nombre de déplacements. Pour le cas de la France contemporaine, la part de l’automobile dans la mobilité locale a même tendance à augmenter depuis trente ans. Ainsi, en 1981, près de la moitié des déplacements quotidiens des ménages était parcourue en automobile; en 2008, ils sont désormais près des deux tiers, soit plus de 110 millions de déplacements par jour ouvré. Ce primat de l’automobile varie en sens opposé de la densité de population: dans les zones denses, on observe un amoindrissement du recours à l’automobile, et dans les zones périurbaines et rurales, une croissance de la mobilité locale et une prégnance de plus en plus forte de l’automobile dans le volume des déplacements.
En Belgique, le nombre de voitures-salaires (ou «voitures de société») a quasiment doublé sur une décennie, passant de 288679 en 2007 à 519931 en 2019; or ces véhicules bénéficient aux entrepreneurs et aux cadres
Cette croissance générale masque toutefois des disparités sociales importantes. Les usages de l’automobile varient fortement selon la position sociale, le sexe ou l’âge du/ de la conducteur·trice. En fonction de la position sociale, les conducteur·trice·s parcourent des distances nettement hiérarchisées. Pour le cas de la France, les ménages de cadres supérieurs, par exemple, parcourent en moyenne plus de 25 000 kilomètres par an en voiture en 2008, contre 22 000 pour les ménages ouvriers. Ces écarts sont liés en grande partie à un usage plus fort de la voiture dans la mobilité de longue distance, qui est le plus souvent une mobilité de loisirs, plus forte chez les cadres. Autre expression des disparités sociales de l’automobile: en Belgique, le nombre de voitures-salaires (ou «voitures de société») a quasiment doublé sur une décennie, passant de 288679 en 2007 à 519931 en 2019; or ces véhicules bénéficient aux entrepreneurs et aux cadres, c’est-à-dire aux catégories sociales aux revenus les plus élevés, dont la mobilité est ainsi rendue gratuite – et «durablement» automobile [May et al., 2019; SPF Mobilité et Transports, 2020]. Par ailleurs, des analyses toutes choses égales par ailleurs montrent qu’être une conductrice plutôt qu’un conducteur diminue de près de 3000 kilomètres la distance annuelle parcourue [Demoli, 2014]. Enfin, la pratique de la conduite tend à baisser avec l’âge, avec un effet particulièrement net de l’arrêt de l’activité: parmi les titulaires du permis, les 45-59 ans sont ainsi 90% à conduire régulièrement, contre 80% pour les 60-74 ans, et 56% pour les 75 ans et plus. Cette baisse est plus ou moins forte selon les ressources du conducteur, et notamment l’ancienneté et l’intensité de sa socialisation à la conduite [Demoli, 2017].
Quelles politiques faudrait-il mettre en place pour réduire son utilisation?
S’il appartient plutôt à d’autres sciences sociales (science économique, sciences politiques…) de proposer des instruments de réduction de l’emprise de l’automobile, la sociologie tente de montrer que les évolutions sont complexes et ne peuvent être considérées comme homogènes. Si, en cette seconde décennie du deuxième millénaire, les velléités de renoncement à la voiture sont plus symboliques et programmatiques qu’effectives, le renchérissement du pétrole est prévisible et bouleversera les configurations énergétiques, économiques et géopolitiques actuelles. Le développement de la motorisation électrique en témoigne. Qui plus est, poursuite de la diffusion automobile et reflux de son usage ne vont pas se substituer l’un à l’autre, mais vont se développer l’un et l’autre selon des temporalités et des ampleurs distinctes, dessinant des trajectoires croisées (notamment entre pays industrialisés et émergents mais aussi entre groupes sociaux au sein des premiers) qui engendreront des conflictualités sociales et politiques probablement plus profondes que celle ayant caractérisé le premier siècle de motorisation du monde. Par ailleurs, comme le démontrent les applications de navigation communautaires ou les plateformes de covoiturage et d’autopartage, le système automobile est voué à se complexifier plutôt qu’à disparaître en tant que tel. Enfin, le futur terrain d’expression des inégalités sociales sera moins celui du marché automobile que celui des externalités négatives de l’automobilisme (pollutions, accidents, difficultés d’accès aux territoires, etc.), qui doivent être investiguées en profondeur, afin de faire voir les conditions sociales et les effets sociaux d’une transition vers un monde qui connaîtra simultanément la poursuite de sa motorisation et l’invention de nouvelles formes d’automobilité. Bref, plutôt qu’une proposition de recettes pour construire une mobilité soutenable, l’apport d’une sociologie de l’automobile peut consister à mieux comprendre les processus au travers desquels sont posés et traités les enjeux de l’automobilisme et les conséquences des politiques relatives à l’automobilisme sur les différents publics composant notre société. Cet objectif semble plus que nécessaire dans un contexte où l’injonction à la mobilité, omniprésente depuis maintenant un demi-siècle, se double d’une injonction à la durabilité. La tâche sera difficile mais nécessaire, tant se répand et s’affirme une lecture définissant la seule responsabilité individuelle comme cause et solution de ces évolutions, incapable d’énoncer les dimensions sociales et idéologiques des enjeux et des conflictualités qui les traversent.
Yoann Demoli, maître de conférences, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines, Laboratoire Printemps et Pierre Lannoy, chargé de cours, Université libre de Bruxelles, centre METICES
Photo: Ligne d’assemblage des Ford T en 1913. ©Domaine public.
Sociologie de l’automobile Yoann DEMOLI, Pierre LANNOY, La Découverte, coll. «Repères», 2019.
L’automobile ne cesse d’exciter les passions et de susciter les controverses. Choisie et utilisée avec soin, présentée comme un symbole de réussite et d’autonomie, elle est aussi fustigée comme la cause de nombreux fléaux environnementaux, urbanistiques et sanitaires du monde contemporain. Si la voiture est l’objet de jugements si paradoxaux, c’est parce qu’elle n’est pas seulement un objet matériel, mais un fait social à part entière. Sur la base d’une synthèse inédite de travaux tant français qu’étrangers, cet ouvrage montre que le phénomène automobile peut se comprendre à partir des divisions et des enjeux de domination entre les groupes sociaux. Il examine, dans cette perspective, la diffusion historique de l’automobile, la massification de son usage – autant que son timide reflux –, la diversité des cultures et des identités dont elle est le véhicule, sans oublier ses externalités négatives, qui suivent les lignes de structuration du monde social. Le regard sociologique offre ainsi des clés de décryptage du monde automobile, à la fois originales et éclairantes dans les débats sur son avenir.
Les jeunes et la voiture
«Les jeunes et la voiture, ce n’est plus l’amour fou» (Les Echos, septembre 2016). «Cette jeunesse qui ne veut plus rouler en voiture» (Le Monde, septembre 2015). De nombreux articles de presse font état d’une désaffection nouvelle des jeunes pour l’automobile, laquelle aurait suscité par contraste, au sein des générations précédentes, un vif enthousiasme. L’hypothèse «les jeunes d’aujourd’hui auraient un moindre engouement pour l’auto que les jeunes d’hier» – a été discutée – voir notamment Demoli, 2017. Cet article décrit, de 1974 à 2007, trois aspects du rapport à l’automobile des jeunes gens (permis de conduire, détention d’une automobile, appréciation de la conduite) et montre que la jeunesse, loin d’avoir abandonné le volant, suit un calendrier modifié à l’accès individuel à l’automobile. Sur le temps long, on observe en effet que le taux de détention du permis de conduire a connu un accroissement très élevé auprès des plus jeunes: en France, alors que les 18-20 ans étaient 19% à détenir le papier rose en 1973, ils étaient exactement la moitié en 2008. Sur cette période, on note aussi un décalage du pic de détention: historiquement, c’étaient les 26-34 ans qui étaient les plus susceptibles d’avoir le permis. En 2008, les taux les plus élevés s’observaient également pour les 35-44 ans. Une fois titulaires du permis, les jeunes gens disposent-ils autant que leurs aînés d’un véhicule? Une analyse du taux d’équipement en fonction de l’âge montre une forme de stagnation. Or, il faut plutôt lier cette moindre tendance à l’équipement à l’évolution des cycles de vie: l’accès à la voiture étant souvent conditionné par le revenu, l’allongement de la durée de transition vers la vie active retarde l’accès au volant. Une autre variable déterminante se dissimule donc derrière la causalité qui relie un ensemble de valeurs à l’abandon de la voiture: l’accès à l’emploi. Ces fortes contraintes invitent à nuancer les effets d’éventuelles valeurs «post-matérialistes» qui décourageraient la prise de volant. Dans un ordre d’idées proche, ce n’est pas parce que les jeunes sont moins souvent propriétaires que leur attachement à la propriété du logement est moindre: c’est parce qu’ils n’en ont pas les moyens (Chauvel, 1998)! Les jeunes font-ils preuve d’un moindre engouement que leurs aîné·e·s pour l’automobile? Pour répondre à cet enjeu, nous disposons, dans la seule enquête nationale transports et déplacements de 2008, des réponses des enquêtés à la question suivante: «Aimez-vous conduire une voiture?» Les options possibles étaient «Oui», «Non» ou «Ni oui, ni non». La distribution par âge du goût pour la conduite apparaît assez surprenante et ne corrobore absolument pas l’hypothèse d’une désaffection des jeunes gens à cet égard. Si, en population générale, 76% des titulaires du permis B affirmaient aimer conduire, ils étaient 91% entre 18 et 20 ans et 86% entre 21 et 25 ans, contre 73 et 72% pour les 45-60 ans et les plus de 60 ans. Autrement dit, tandis que la baisse de la détention du permis reste très ténue pour les plus jeunes, les détenteur·trice·s du papier rose issus des mêmes classes d’âge disent apprécier, plus que leurs aîné·e·s, la conduite. Depuis les années 1970, la diffusion de l’automobile se poursuit de façon massive auprès des femmes, comme chez les plus jeunes. Le permis de conduire reste tout à fait banalisé parmi les jeunes classes d’âge – davantage que le baccalauréat détenu par 60% des jeunes gens en 2008! –, malgré des reports du passage de l’examen d’obtention pour une fraction de la jeunesse estudiantine et citadine. Si les taux de possession d’un véhicule restent faibles par rapport aux autres classes d’âge, c’est plutôt la conséquence d’un report de la pleine entrée dans l’âge adulte que d’une désaffection. Si les plus jeunes sont surreprésentés dans les altermobilités, c’est moins qu’ils se détournent de l’automobile qu’un effet des nombreuses contraintes économiques qu’ils subissent. En effet, la conduite automobile reste particulièrement appréciée et valorisée par les plus jeunes – davantage que par leurs aîné·e·s.
Bibliographie:
- Bertho-Lavenir, C. 1997. «Normes de comportement et contrôle de l’espace: le Touring Club de Belgique avant 1914», Le Mouvement social, n°178.
- Chauvel, L. 1998. Le destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Paris: PUF.
- Demoli, Y., Lannoy, P. 2019. Sociologie de l’automobile, Paris: La découverte.
- Demoli, Y. 2017. «Prendre ou laisser le volant. L’enracinement social de la pratique de la conduite automobile», Recherche Transport Sécurité, Vol. 2017, No 1-2, pp. 83-101.
- Demoli, Y. 2017. «Les jeunes et l’automobile: Vraie désaffection ou calendrier différé?», Métropolitiques.
- Demoli, Y. 2014. «Les femmes prennent le volant. Les logiques sociales de la diffusion du permis de conduire, de l’accès au volant et des usages de l’automobile chez les femmes au XXe siècle», Travail, Genre et Sociétés, Vol. 32, No 2, pp. 119-140.
- May, X., Ermans T. et Hooftman N., «Les voitures de société: diagnostics et enjeux d’un régime fiscal», Brussels Studies [En ligne], Notes de synthèse, n°133, mis en ligne le 25 mars 2019, URL: http://journals.openedition.org/brussels/2366.
- SPF Mobilité et Transports. 2020. Chiffres clés de la Mobilité (Mise à jour: septembre 2020), en ligne: https:// mobilit.belgium.be/fr/mobilite/mobilite_en_chiffres/ chiffres_cles_de_la_mobilite (consulté le 19/10/2021). - Webb S. et Webb B. 1913, English Local Government: The Story of the King’s Highway, London, Longmans.