Cyberharcèlement scolaire: l’autre guerre des boutons

Mardi 15 octobre 2019

La violence entre enfants et adolescent·e·s se déroule aussi dans l’espace virtuel. Un phénomène répandu dans les écoles, qui tentent, vaille que vaille, de l’endiguer.

Une page Facebook de lynchage, des messages haineux à répétition… La jeunesse hyperconnectée a désormais de nouveaux outils pour s’exprimer. Pour le meilleur et pour le pire. «Le harcèlement consiste en des actes et intentions malveillantes qui se passent avec une certaine répétition dans le temps. Il y a un rapport de force, cela se fait toujours avec des ‘spect-acteurs’ et la victime se sent impuissante», commence par définir Christophe Butstraen, médiateur interne et enseignant. Et de souligner l’importance préalable de la définition du terme: «Une insulte n’est pas du harcèlement. Il ne faut pas galvauder le terme». La définition s’applique également pour le cyberharcèlement, avec quelques divergences toutefois, soulignées par Child Focus. «Les victimes considèrent le cyberharcèlement comme encore plus invasif, surtout lorsque l’auteur reste anonyme. Le harcèlement ne s’arrête en effet pas lorsque la victime est rentrée chez elle», peut-on lire dans une brochure réalisée sur le sujet par la Fondation[1] . «Le harceleur a une supériorité non pas physique, mais technique sur la victime. Des menaces telles que ‘Attention, ou je bloque ton compte MSN’ sont fréquentes. Le message peut rester indéfiniment sur Internet. Le message est accessible et visible pour un grand nombre de personnes. Le monde entier peut le voir». Autre différence avec le monde réel, soulignée par Child Focus: «Le harceleur ne voit pas à quel point ses actes sont blessants ni les dégâts qu’il provoque. Il les sous-estime fréquemment et considère le cyberharcèlement comme une plaisanterie».

Des actions insuffisantes

Le phénomène du cyberharcèlement scolaire est, selon les chiffres dont on dispose, relativement étendu. Selon un sondage IPSOS mené en 2015 auprès de 2500 élèves du secondaire en Fédération Wallonie-Bruxelles pour le compte du médiateur francophone, 27% des jeunes sont aujourd’hui victimes d’insultes sur Internet et 25% avouent avoir déjà insulté. Des chiffres qui pourraient gonfler en tenant compte du tabou qui entoure encore ce harcèlement sournois. Une étude réalisée par l’Umons sur le phénomène en 2016 nous apprend que 62,5 % des jeunes demandent de pouvoir dénoncer le cyberharcèlement de façon anonyme. «La société individualiste a accentué la manifestation d’être soi, on montre ce que l’on est intimement et en direct. Les jeunes perdent les frontières entre le public, le privé et l’intime. L’intimité est surexposée et les ‘spect-acteurs’ (à la fois témoins et acteurs, ndlr) dénoncent, trahissent et reprennent des images pour en faire une raison d’exister eux-mêmes, en oubliant l’empathie et le respect», explique Willy Lahaye philosophe et professeur à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Mons[2] . Pour tenter d’enrayer ce phénomène, MarieMartine Schyns, Ministre de l’Éducation a lancé plusieurs appels à projets annuels. Ils sont axés autour de la formation des élèves à la médiation par les pairs, de la mise en œuvre d’une activité de sensibilisation ou de prévention à destination de la communauté éducative, ou encore orientés vers le soutien à la mobilisation des élèves. En 2015, ont aussi été mises en place des actions insuffisantes, déplore Christophe Butstraen. «J’ai été médiateur scolaire pendant 15 ans. J’ai rapidement développé des outils après ma prise de fonction et remarqué qu’il n’y avait pas de volonté de la Fédération Wallonie-Bruxelles de standardiser les pratiques. Chacun y va de sa popote interne». C’est aussi le constat fait par le Délégué Général aux Droits de l’enfant, dans une brochure réalisée en 2016: «La politique de prévention au harcèlement et aux autres formes de violences à l’école reste fragmentée et dispersée en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ses acteurs ne sont pas bien identifiés, reconnus et soutenus. Les écoles, les parents et les jeunes ne savent souvent que faire, ni à qui s’adresser pour prévenir et traiter les comportements harcelants auxquels ils sont confrontés»[3].

Victimes et bourreaux sur le même banc

Parmi les initiatives lancées ça et là, on peut citer par exemple CASH à Mouscron, pour Cellule d’Actions Solidaire contre le Harcèlement. Cette plateforme réunit plusieurs services de la ville - service de médiation scolaire, planning familial, pôle psychosocial de la Police, etc. Elle propose des procédures à mettre en place dans les cas graves de harcèlement tant pour les directions d’écoles que pour les parents d’élèves et mène un travail de sensibilisation dans les écoles. Autre initiative: le dispositif Cyberhelp, lancé par le service prévention de la ville de Mons, à partir de l’enquête réalisée par le Service des sciences de la famille de l’UMons. Cette application permet de faire des captures d’écran pour identifier l’auteur. «L’alerte est renvoyée à un référent adulte qui lui-même fait gérer le problème par un groupe de parole au sein de la classe», explique Willy Lahaye. Ce groupe de parole comporte des règles très précises, afin de ne pas se transformer en tribunal. Des enseignant·e·s sont formé·e·s ainsi que des élèves, devenant des cybercitoyen·ne·s qui fonctionnent comme intermédiaires. «Les groupes de parole sont un outil intéressant. La solution n’est pas de punir le harceleur et de cajoler le harcelé, souligne Christophe Butstraen, il ne faut pas perdre de vue qu’il faut s’occuper de l’auteur mais aussi de la victime car ils continuent à se fréquenter».

Les victimes considèrent le cyberharcèlement comme encore plus invasif, surtout lorsque l’auteur reste anonyme. Le harcèlement ne s’arrête en effet pas lorsque la victime est rentrée chez elle.

En effet, «plus de 90 pourcents des faits de cyberharcèlement sont produits au sein même de la classe», précise Willly Lahaye. Mis en expérimentation dans trois établissements montois, les résultats sont positifs, rapporte Willy Lahaye. «De façon surprenante, les problématiques de cyberharcèlement s’éteignent facilement. On constate aussi que les cybercitoyens sont un dispositif de première ligne et que l’adulte en vient à occuper un rôle plus secondaire». Ce dispositif est en phase test dans trois écoles. «L’application est prometteuse et constitue peut être un espoir de standardisation de la gestion du problème», espère Christophe Butstraen qui rappelle l’urgence démocratique de former les jeunes à l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux. Afin qu’auteurs comme victimes prennent conscience du danger de ces outils.

Manon Legrand, journaliste  

[1] . Il a écrit avec Bruno Humbeeck «Prévention du cyberharcèlement et des violences périscolaires. Prévenir, agir, réagir…», Éditions DeBoeck, octobre 2017. [2] Ressources en ligne sur la page cyberharcèlement de Child Focus: www. childfocus.be/fr/prevention/securite-enligne/professionnels/les-reseaux-sociaux/ cyber-harcelement-que-peut-faire. [3]En ligne: www.reseau-prevention-harcelement.be Crédits illustration: Audrie and Daisy Documentaire de Bonni Cohen et Jon Shenk, sorti en 2015 (en anglais, sous-titré). Se déroulant sur plusieurs années, ce documentaire traite des viols et agressions sexuelles, filmées et relayées via les réseaux sociaux et qui restent le plus souvent impunies. L’une des deux affaires concerne une jeune femme qui s’est suicidée (Audrie) mais l’autre affaire (Daisy) permet d’aborder la résilience et les moyens de s’en sortir en tant que victimes, y compris en justice.


Les filles, victimes particulières?

En 2016, Louise, Laura et Madison, toutes trois harcelées sur les réseaux sociaux, ont mis dramatiquement fin à leurs jours. Le cyberharcèlement touche-t-il spécifiquement les filles? Et quelles formes particulières prend-il? Une étude de l’University College London parue dans The Lancet en janvier avance que les filles sont non seulement plus accros aux réseaux sociaux, mais aussi plus ciblées par le cyberharcèlement et les violences sur le web. Selon cette enquête, 7,5% des filles de 14 ans ont déjà été victimes de cyberharcèlement contre 4,3% de garçons. Les causes avancées sont multiples, à commencer par une utilisation accrue chez les filles. Selon Willy Lahaye, les enquêtes belges n’ont pas révélé de différences chiffrées entre les filles et les garçons. Une enquête menée entre 2011 et 2013 par le GIRSEF, unité de recherche de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, auprès d’environ 6.500 élèves de la 6e primaire à la 3e secondaire, va également dans ce sens et constate «qu’il n’y a pas de différence quantitative de genre au niveau du phénomène de victimisation, que les garçons sont un peu plus représentés du côté des auteurs du harcèlement». «Le monde virtuel est le reflet du monde réel», observe quant à lui Christophe Butstraen. Le sexisme n’échappe donc pas au monde virtuel et les filles, si elles ne sont pas davantage victimes, subissent des attaques spécifiques. On pense au «slutshaming», une pratique qui traduite littéralement consiste à «faire honte aux salopes», en critiquant son apparence et son physique. Les filles sont aussi victimes du «revenge porn», qui consiste à publier des photos ou vidéos du partenaire dénudé prises dans l’intimité, avec le consentement de la personne - mais publiées ensuite sans l’accord de la victime en vue de se venger d’une rupture. Inutile de dire que la plupart des victimes de ce type de harcèlement sont des femmes. On se rappelle en 2017 de la révélation de groupes Facebook «Babylone 2.0» et «Garde la pêche». Ces pages, qui comptabilisaient plus de 50.000 utilisateurs, compilaient des photos humiliantes d’ex-partenaires. Mais le web, poison pour les femmes, peut aussi constituer un remède: il devient parfois un «lieu» où les femmes et les jeunes filles peuvent dénoncer le harcèlement (on l’a vu avec #metoo) et retravailler leur estime de soi à travers notamment des comptes qui parlent de sexualité féminine, dans le respect de leur intimité1. 1. Lire: Une nouvelle révolution sexuelle sur Instagram?, septembre 2019, Axelle magazine par Fanny Declerq. Consultable en ligne: www.axellemag.be/revolution-sexuelle-sur-instagram/

oct 2019

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