Réinterroger la culture professionnelle enseignante

Dimanche 1 mai 2016

Benoit Galand est professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL. Pour lui, l’implémentation des nouveaux projets, sur le long terme, se joue à un niveau systémique: c’est la culture professionnelle du monde de l’enseignement qu’il faut changer! L’enjeu est peut-être moins pédagogique qu’organisationnel. Expertise, accompagnement, soutien, coordination sont, entre autres, les conditions de la réussite d’un projet autour des pédagogies alternatives.
Éduquer: Il existe actuellement un regain d’intérêt pour les pédagogies actives. De plus en plus d’écoles revendiquent ces pédagogies et il semble qu’il y ait également une demande croissante des parents en ce sens. Comment expliquez-vous ce phénomène? Benoit Galand: On a peu d’informations concernant la Belgique. On ne sait pas vraiment combien d’écoles pratiquent ces pédagogies actives. De plus, ce n’est pas parce qu’une école s’affiche Decroly ou Freinet que, concrètement dans les classes, c’est cette pédagogie qui est appliquée. Inversement, il y a des classes où rien de spécial n’est annoncé et un enseignant fonctionne avec une philosophie très marquée par Freinet, par exemple. Éduquer: Ces pédagogies ont souvent plus d’un siècle, pourquoi retourne-t-on les chercher aujourd’hui? B.G.: Je ne suis pas sociologue, mais d’après moi, il y a, en partie, un effet d’opportunité. Il y a un boom démographique et un besoin urgent de créer de nouvelles places. Cela crée un appel d’air et des personnes s’engouffrent dans cette opportunité pour sortir du cadre actuel. Des personnes insatisfaites du système, notamment les enseignants, se disent qu’ils vont pouvoir travailler ensemble sur un projet différent. L’ autre élément qui explique pourquoi on va chercher ces nouvelles pédagogies est le fait que les attentes vis-à-vis de l’école ont évolué, et qu’elles sont probablement plus élevées qu’avant. Il ne faut pas oublier Réinterroger la culture professionnelle enseignante Benoit Galand est professeur à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation de l’UCL. Pour lui, l’implémentation des nouveaux projets, sur le long terme, se joue à un niveau systémique: c’est la culture professionnelle du monde de l’enseignement qu’il faut changer! L’enjeu est peut-être moins pédagogique qu’organisationnel. Expertise, accompagnement, soutien, coordination sont, entre autres, les conditions de la réussite d’un projet autour des pédagogies alternatives. Juliette Bossé, secteur Communication Benoit Galand: dossier LES PÉDAGOGIES ALTERNATIVES: POUR QUI? POUR QUOI? 16 éduquer n° 122 | mai 2016 qu’il y a 50 ans, on attendait seulement de l’école que les enfants sachent lire et écrire, remplir les documents administratifs… Pour la plupart des gens, le rôle de l’école n’allait pas beaucoup plus loin. Or, on est aujourd’hui dans un système où on attend énormément de l’école et donc, forcément, on va voir du côté de ceux qui proposent un projet plus large que seulement l’apprentissage des compétences de base ou la fabrique de supers champions destinés au marché du travail. Par ailleurs, il y a actuellement une tendance de plus en plus forte à instrumentaliser l’école dans une logique marchande. C’est un souci pour tous ceux qui voudraient, au contraire, une école où la question du vivre ensemble est remise au centre. Ce n’est pas vraiment nouveau puisque c’est ce que prévoit déjà le décret Missions de 1997. Mais nous sommes dans un système, avec la France, où ce sont les savoirs académiques qui sont mis en avant. Et face à l’actualité récente, c’est comme si on redécouvrait qu’il y a, au sein de l’école, tout un aspect de socialisation et de citoyenneté qu’on n’a pas beaucoup développé dans la formation initiale ou continuée. Des pédagogues comme Freinet ou Montessori avaient, eux, une vision plus politique de l’école, qui n’avait pas pour objectif d’apporter seulement des connaissances mais de former des citoyens qui feront autre chose que le monde dans lequel ils grandissent. Éduquer: On évoque ré- gulièrement l’échec scolaire ou les inégalités en Fédération Wallonie-Bruxelles. Ces élé- ments peuvent-ils aussi expliquer le recours aux pédagogies alternatives? B.G.: Si on regarde les chiffres du redoublement, ils n’ont pas beaucoup bougé depuis plusieurs années. Il n’y a pas, dans les indicateurs de l’enseignement, une évolution massive récente qui dirait: «il faut qu’on se réveille!». Par contre, les gens font le constat qu’il y a une accumulation de reformes et que pas grand-chose ne bouge. Mais il faut être nuancé. Notre école accomplit aujourd’hui quelque chose qui est unique dans l’histoire. On n’a jamais scolarisé autant d’élèves aussi longtemps, avec une exigence, en termes de quantité de connaissances, qui a fortement augmenté. Par exemple, le contenu des cours dispensés aux enfants de 6e primaire, c’est quelque chose que, dans le passé, on n’aurait jamais envisagé avant la fin du secondaire. On a chargé la barque, on attend beaucoup de l’école et donc, forcément, même si des choses ont progressé, même s’il y a toujours trop d’inégalités, on a toujours l’impression que le système est en crise. En outre, face à certains enjeux - climatiques, sociaux, économiques - et aux attentes qui augmentent aussi, on a l’impression que l’école n’avance pas assez vite, et on essaie de trouver des solutions en allant vers les pédagogies alternatives. Éduquer: Même si la question est très large, peut-on peut affirmer aujourd’hui, que ces pédagogies portent leurs fruits? B.G.: Le problème, c’est qu’il y a de tout et n’importe quoi. Ce qui est interpellant, de mon point de vue de chercheur universitaire, c’est que ces initiatives ne se font pas du tout sur la base des connaissances qu’on a accumulées au fil du temps. En effet, ces courants pédagogiques ont souvent au moins un siècle, certains plus, et on dispose de toute une série d’études quantitatives et qualitatives sur les impacts de ces pédagogies: ce qui est inté- ressant et ce qui l’est moins. En effet, si vous relisez Montessori ou Freinet, il y a à la fois des intuitions géniales et d’autres, au regard des connaissances d’aujourd’hui, complètement absurdes. On a aussi une idée des dispositifs qui fonctionnent mieux pour tel ou tel type de difficultés. Nous disposons de beaucoup de connaissances qui se sont accumulées, au niveau des territoires francophones européens, en Suisse, en France, en Belgique. Sans compter les avancées scientifiques liées à la Il n’y a pas une bonne façon d’enseigner qui va convenir à tous les enfants. Il faut un système avec différentes cultures d’enseignement qui coexistent. n° 122 | mai 2016 éduquer 17 compréhension: «comment on apprend», «comment on peut vivre ensemble», le rôle des émotions, etc. Il y donc vraiment des choses intéressantes qu’on peut aller chercher, mais je pense qu’il faut pouvoir faire un tri, cela ne me parait pas pertinent de mettre en place des dispositifs qui ont un siècle, un siècle et demi, et de se lancer comme ça. Or les créations récentes d’écoles à pédagogies actives se font au feeling, il n’y pas une approche raisonnée. Par ailleurs, vous n’allez pas trouver un spécialiste, en Fédération Wallonie-Bruxelles, qui connait toutes ces pédagogiques et leurs apports. Il y a un problème d’expertise et de savoir-faire. On se lance dans des projets d’écoles mais on ne prend pas forcement la peine de regarder ce qui fonctionne ou ce qui ne fonctionne pas. Éduquer: Comment alors diffuser ce type de connaissances, ces recherches qui ont été effectuées? B.G.: En effet, au-delà de la question de la pédagogie, un autre enjeu est la question de la diffusion des innovations. C’est presque davantage un problème organisationnel. On sait que c’est complexe, d’autant plus complexe qu’on est dans un système complexe. Ce qui fait dire à certains, quand on voit les évolutions dans certaines formes de recherche en design, sur les matériaux, en ingénierie, en santé, par exemple, qu’un des grands enjeux aujourd’hui, ce n’est pas d’améliorer la technologie ou la formation, mais la coordination entre les différentes personnes. Donc ici, la question est de savoir comment on va faire fonctionner ensemble les différents enseignants, les spécialistes, les PMS, les AMO, les associations, les directions, l’inspection, les écoles de devoirs, etc. L’enjeu aujourd’hui n’est pas tellement de former les gens, mais surtout de savoir comment la formation va s’intégrer dans le reste du système. Cela ne sert à rien de former les enseignants aux pédagogies actives avec l’IFC, par exemple, si, au final, le message qu’ils reçoivent de leurs conseillers pédagogiques ou de leurs directions, c’est de faire autrement que ce à quoi on les a formés. La difficulté elle est là, on est dans un système fragmenté, au niveau des formations et des outils pédagogiques. Il faut mettre en place des procédures de travail et des outils qui vont aider les enseignants. Parce qu’au final, ce qui compte, ce n’est pas qu’il y ait seulement un ou deux enseignants impliqués dans Benoit Galant dossier LES PÉDAGOGIES ALTERNATIVES: POUR QUI? POUR QUOI? 18 éduquer n° 122 | mai 2016 les projets mais que cela soit effectué de façon collective. Cela ne peut pas venir seulement de la bonne volonté et des compé- tences individuelles de certains. Éduquer: La formation initiale et continue offre-t-elle aux enseignant-e-s la possibilité de réfléchir sur ces pédagogies? B.G.: Je vois, chaque année, 80 ou 120 étudiants en master en sciences de l’éducation, qui sont, pour la plupart, des instituteurs ou des régents. Quand je leur présente ces pédagogies, la majorité d’entre eux me disent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Est-ce que c’est parce qu’ils n’ont pas bénéficié d’un cours sur le sujet ou parce qu’ils ont oublié ce qu’ils ont vu? Dans tous les cas, ils ne viennent pas avec une base de connaissances fortes, en se disant: «Ah oui, il y a des alternatives possible dans la façon d’enseigner, je les connais et je fais mon choix là-dedans, en toute connaissance de cause». Comme ce ne se sont pas des courants pédagogiques qui ont essaimé énormément, il n’y a pas non plus - enfin je ne connais pas toutes les écoles normales - vraiment d’enseignants capables de former à ces différentes pédagogies, tout en ayant l’expérience de «l’avoir vécu». On est aussi victime du fait que notre système scolaire est très petit. En France, il y a des structures plus vivantes, plus solides, qui organisent chaque année des universités d’été, par exemple. Ici, on n’a pas vraiment de mouvements socio-pédagogiques. On en a, mais qui ne sont pas toujours orientés sur des pédagogies particulières. Et puis, on est fragmenté aussi, avec les réseaux. Il faut aussi sortir d’une logique où les enseignants ont le réflexe de se dire: «est-ce qu’on fait bien, de la bonne façon», alors qu’ils devraient plutôt se demander: «est-ce que notre façon de faire aide nos élèves à avancer». Je généralise mais cela me frappe beaucoup. Même dans les cours en sciences de l‘éducation, cela prend plusieurs mois pour amener les gens à ce qu’ils osent et redécouvrent le fait que lorsqu’ils essaient des choses nouvelles, cela produit des effets. Il faut que les enseignants retrouvent cette marge de manœuvre. Le but, à la limite, n’est pas de suivre une recette, de faire du Freinet, Decroly ou Montessori, c’est de faire avancer les élèves. Éduquer: Le Pacte d’excellence, mis en place par la ministre Milquet, vise la refonte du système scolaire. Au regard des réflexions qui s’amorcent, y a-t-il une volonté d’intégrer ces pédagogies à l’école et de permettre une mise en commun des diffé- rentes pratiques pédagogiques qui existent? B.G.: Je l’ignore. Le fait que la concertation ait été fragmentée en 12 groupes de travail, n’aide pas à avoir une vision systémique des choses. C’est peut- être le rôle du groupe central. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire avec le Pacte d’excellence. Il y aura certainement des bonnes idées qui vont émerger, mais ce qui pose problème, c’est le fait que les personnes qui y participent, sont des gens qui ont, quelque part, installé le système, qui font partie de ce système qui a contribué au problème. Et ils étaient déjà censés apporter des solutions. Même si ces gens ont évidemment une expertise tout à fait valable, on n’a pas fait rentrer beaucoup d’air frais dans ce pacte, en intégrant des personnes qui avaient une toute autre vision de l’école. En outre, cela fait 20 ans qu’on fonctionne avec des grands changements top/down, qui viennent du sommet, et cela fait 20 ans que cela ne marche pas. On doit travailler sur des échelles plus locales, plus en réseau, avec des systèmes d’accompagnement beaucoup plus proches du terrain. L’enjeu, au niveau du pacte, c’est de voir comment on peut réfléchir à des mécanismes qui vont pouvoir accompagner et outiller les gens, très près de la classe. Et de tout ce que j’ai vu depuis 20 ans, en Fédération Wallonie-Bruxelles, j’ai des doutes sur la capacité de notre système et de nos décideurs à penser les choses ainsi, ce n’est pas du tout la logique dans laquelle ils se sont engagés depuis des décennies. Tout ce qui se fait aujourd’hui se fait de façon très éclatée. On voit, par exemple, des enseignants qui lancent un projet, qui s’en vont quelques années après pour différentes raisons, et le projet s’arrête. Au final, l’école dans son ensemble n’en a pas profité. C’était super pour ceux qui étaient là, à ce moment-là, mais le système ne tire pas les bénéfices de toutes ces initiatives locales, pour apprendre. Aujourd’hui, il me semble que l’on a intérêt à défendre un système où il y a de la diversité. Il n’y a pas une bonne façon d’enseigner qui va convenir à tous les enfants. Il faut un système avec différentes cultures d’enseignement qui coexistent, à la fois pour les professionnels, afin qu’ils puissent trouver des écoles qui leur correspondent, et puis pour les jeunes pour qu’ils puissent, quand cela ne va pas, quand ça s’est mal passé, quand ils ont été abimés, trouver un lieu qui puisse peut-être mieux leur convenir. Cela aiderait aussi à sortir d’une certaine logique: dire qu’il y a une seule bonne manière de faire, pour tout le monde, alors que la recherche en pédagogie montre que ce n’est pas vrai. Dans ce sens c’est positif d’avoir des écoles qui veulent essayer d’autres choses. Maintenant, je ne vois pas pourquoi on ne devrait pas aussi mieux soutenir les écoles traditionnelles, qui ont aussi le projet de vouloir enseigner autrement. Montessori, Freinet, sont des sources d’inspirations, après il faut essayer, voir ce qui marche. Cela demande d’interroger la culture professionnelle, la façon dont les gens qui ont le pouvoir hiérarchique fonctionnent aussi. D’une certaine façon, c’est refaire confiance aux enseignants. Juliette Bossé, secteur Communication

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