Quand sciences et religions se rencontrent dans la classe

Mercredi 2 février 2022

Xavier Haine, Doctorant en sciences de l’éducation à l’Université Libre de Bruxelles

Instituteur engagé dans divers projets interculturels à propos de différentes thématiques telles que la Shoah ou la liberté d’expression, j’ai choisi de diriger mon travail de mémoire en sciences de l’éducation vers la construction et la mise à l’épreuve d’un dispositif visant à discuter le rapport entre sciences et croyances religieuses chez des élèves de 5e primaire dans une école du nord de Bruxelles.

Un point de départ

Dans la littérature scientifique, la pierre d’achoppement la plus fréquemment mise en évidence dans les difficultés d’enseignement en sciences par rapport aux croyances religieuses est la théorie de l’évolution. Toutefois, celle-ci pourrait ne constituer que l’arbre qui cache une forêt de tensions, d’amalgames et de confusions entre domaines scientifiques et religieux, plusieurs recherches soulignant de telles difficultés en lien avec l’astronomie, la physique ou la génétique, par exemple. Ainsi, certain·e·s étudiant·e·s jugent les conceptions religieuses plus précises que les réponses scientifiques lorsqu’il s’agit de déterminer le nombre de couches de l’atmosphère en mentionnant les sept cieux du Coran par exemple[1] . En Belgique, mais aussi dans d’autres pays européens, J.-L. Wolfs met en évidence une conception non sécularisée des sciences chez de nombreux élèves[2].

Quels objectifs?

Au vu de ces éléments, l’objectif du dispositif est d’amener les élèves à se construire une image plus sécularisée des sciences ayant pour corollaire espéré, les diminutions des tensions ou conflits ressentis par certains élèves ainsi que des confusions et amalgames entre les registres scientifiques et religieux.

Il serait légitime de se questionner sur le projet éducationnel porté par la construction d’une représentation plus sécularisée des sciences. Je m’en tiendrai ici à deux éléments me semblant primordiaux: l’objectif ne peut être de faire abandonner leurs croyances aux élèves, ni de les amener à croire en une supériorité d’une vision scientifique dans une confrontation manichéenne entre de lumineuses sciences face à d’obscurantistes croyances religieuses. Dès lors, je ne peux qu’adhérer à l’objectif d’émancipation développé par S. Charbonnier[3] : «S’émanciper, c’est réussir à produire du jeu dans son système de croyances». Il s’agit donc de prendre du recul par rapport à ses croyances au sens large - qu’elles soient religieuses, scientifiques ou autres.

La structure du dispositif

Les différentes ressources théoriques ainsi que les rares dispositifs pratiques qui viennent en réponse aux tensions, amalgames ou confusions dans l’enseignement de l’évolution amènent à traiter la problématique sous deux aspects: (1) celui d’une compréhension plus juste de la science liée au concept de «nature des sciences» et (2) celui d’une approche multidisciplinaire de la problématique impliquant une prise en charge des convictions des élèves.

Le choix de la notion

Plusieurs contraintes guident le choix de la notion. Tout d’abord, il s’agit de sélectionner une notion permettant un développement dans le domaine religieux et dans le domaine scientifique, mais également dans la rencontre entre ces deux domaines. Ceci étant dit, il s’agit également d’éviter tout conflit de loyauté chez les élèves en sélectionnant un sujet permettant une entrée «en douceur» dans la rencontre entre ces deux registres. De plus, la notion sélectionnée doit bien sûr pouvoir se développer au niveau primaire. Compte tenu de ces différents éléments, le sujet retenu dans le cadre de ce dispositif est celui des mouvements terrestres expliquant la succession du jour et de la nuit; sujet qui semble ne pas toucher à une corde aussi sensible que la théorie de l’évolution ou des origines de l’Homme et qui permet néanmoins de rencontrer les autres contraintes mentionnées.

L’approche scientifique

Il s’agit ici de poursuivre deux objectifs complémentaires et emboîtés: le développement de la notion scientifique - le cycle jour/nuit - au service d’une meilleure compréhension de l’activité scientifique. L’idée étant alors qu’une meilleure compréhension de «la nature des sciences» débouche, au moins partiellement, sur une représentation plus sécularisée de l’activité scientifique.

Dans cette optique, au travers d’une démarche d’investigation procédant notamment par problématisation, modélisation et approche historisée, l’objectif sera de faire émerger plusieurs caractéristiques des sciences telles que leur aspect révisable ou leur base rationnelle incluant la notion de preuve et conférant une certaine solidité aux connaissances scientifiques par exemple.

Concrètement, cette partie du dispositif s’articule en trois parties. La première développe une approche du cycle jour-nuit basée sur la construction et la mise à l’épreuve de modèles[4]. La deuxième partie vise une approche historisée de la notion des mouvements terrestres à travers la découverte des modèles proposés par Ptolémée ou Copernic, par exemple. Enfin, la troisième partie vise à éprouver les connaissances construites au travers d’une problématisation induite par la fixité de l’étoile Polaire[5]. Chacune de ces parties se termine par une mise en évidence explicite des caractéristiques liées à la nature des sciences en lien avec les activités vécues.

L’approche croisée

La seconde partie du dispositif vise la caractérisation des discours religieux et scientifiques. Le tri de texte est la méthodologie retenue. Les élèves sont donc confrontés à de courts textes autour des mouvements terrestres et ont pour consigne de les catégoriser en fonction de leurs points communs.

En voici quelques passages:

Évêque d’Hippone: «De quelque manière que les eaux demeurent au-dessus du ciel et quelles que soient ces eaux, nous ne devons aucunement douter qu’elles s’y trouvent: en effet, l’autorité des Écritures surpasse la capacité de tout esprit humain». Astronomie et religion en Occident, Louis Rougier (1980)

Là-bas, Dieu a dressé une tente pour le soleil: c’est un jeune époux sortant de la chambre, un champion joyeux de prendre la course. D’un bout du ciel il surgit, il vire à l’autre bout, et rien n’échappe à sa chaleur (Psaume, 19, 5-7) Et pourtant elle tourne!: le mouvement de la Terre, Gapaillard, J. (1993).

Galilée: Aussi me semble-t-il que, dans la discussion des problèmes de physique, on ne devait pas prendre pour critère l’autorité des textes sacrés, mais les expériences et les démonstrations mathématiques. Astronomie et religion en Occident, Louis Rougier (1980)

La théorie de Copernic se base sur trois idées principales:

  • toutes les planètes entourent le Soleil qui se trouve au milieu d’elles toutes, et c’est pourquoi le centre du monde est au voisinage du Soleil;
  • tout mouvement qui parait provenir des étoiles ne vient pas d’elles, mais de la Terre. La Terre accomplit un mouve ment de rotation autour de son axe tandis que les étoiles restent immobiles;
  • les mouvements qui nous paraissent appartenir au Soleil ne proviennent donc pas de lui, mais de la Terre qui tourne autour du Soleil comme n’importe quelle autre planète.

D’après Et pourtant elle tourne!: le mouvement de la Terre, Gapaillard, J. (1993).

Par le débat et l’échange d’idées, l’objectif est d’amener les élèves à caractériser ces différents discours. C’est sur base de la finalité de ceux-ci que l’enseignant dirige les discussions. L’idée est d’amener une réflexion sur le fait qu’une même personne peut consulter différents types de discours, que ces discours n’apportent pas les mêmes informations et répondent à des questions différentes.

Quelle échelle de mesure d’une représentation plus sécularisée des sciences?

J’ai utilisé la grille des positionnements entre sciences et religions développée par J.-L. Wolfs[6] en tant que support d’analyse. L’évolution par rapport à trois positionnements spécifiques ont retenu mon attention dans les résultats: (1) les positionnements fidéistes entrainant un rejet total ou partiel des contenus scientifiques; (2) les positionnements concordistes cherchant à relier directement des conceptions religieuses et des connaissances scientifiques (par exemple la présentation des épisodes du Déluge en tant que faits géologiques ou le fait de relier la tectonique des plaques à la mention de montagnes qui bougent dans le Coran) et (3) les positionnements liés à la reconnaissance de l’autonomie respective du domaine scientifique et du domaine religieux. Au regard de nos objectifs, ce sont une diminution des positionnements fidéistes et concordistes - respectivement reliés à une diminution des conflits ressentis et des amalgames entre les deux domaines - ainsi qu’une augmentation du positionnement d’autonomie entre les deux domaines - associée quant à elle à une représentation plus sécularisée des sciences - qui sont visées.

Deux méthodes complémentaires nourrissent mon recueil de données: un questionnaire ainsi que des débats entre élèves autour de situations historiques représentant les différents positionnements.

Quels résultats?

En ce qui concerne les différents groupes, les réponses au questionnaire indiquent une reconnaissance presque uniforme du principe d’autonomie avec un accord franc dans tous les groupes. Les données sont plus contrastées pour le fidéisme puisque la tendance va d’un léger renforcement de cette position à une nette diminution en passant par un statu quo en fonction des groupes et des élèves. Ces positionnements fidéistes restent donc relativement présents. Quant aux positions concordistes, elles se voient systématiquement déforcées, les groupes marquant tous un désaccord global avec les propositions y étant liées.

Mais, au-delà de ces différences, que traduisent réellement ces mouvements statistiques? Peut-on affirmer que les élèves, d’une manière générale, aient évolué vers une reconnaissance du principe d’autonomie entre sciences et religions? Que penser du renforcement ou du statu quo de certains positionnements fidéistes?

L’analyse des arguments mobilisés par les élèves lors des débats peut amener quelques éléments de réponse. Ainsi, bien qu’ils soient toujours présents après le dispositif, les arguments généraux, le plus souvent basés sur des normes morales telles que la justice ou la liberté, sont complétés par davantage d’arguments liés aux caractéristiques des sciences même si ceux-ci restent imprécis.

Il serait donc possible d’en conclure que la construction d’un registre argumentaire spécifique, si elle est en cours, n’en est qu’à ses prémices.

Un constat similaire peut se développer concernant la reconnaissance de l’autonomie de ces deux registres de connaissances, également en augmentation dans l’argumentation des élèves. L’autonomie visée par le dispositif peut se traduire par la capacité à distinguer les discours relatifs aux deux domaines tout en ne vivant pas comme un conflit les contradictions apparentes entre ceux-ci. Les arguments utilisés par les élèves au post-test montrent une séparation nette des deux domaines. La distinction des caractéristiques liées à ces deux domaines est également présente même si elle est parfois exposée de façon approximative. Toutefois, cette autonomie semble avant tout liée au travail effectué sur la nature des sciences et principalement au fait que les sciences modernes ne font pas intervenir les religions. Dans la plupart des cas, cette autonomie se limite donc à reconnaitre le fait que les deux domaines sont mutuellement exclusifs, mais ne semble pas suffire à éviter une opposition parfois conflictuelle entre sciences et religions. La limite de cette autonomie peut se mesurer par le fait que la plupart des élèves croyants reste en accord avec les positionnements fidéistes, et ce même si ces positionnements fidéistes ont une tendance générale à diminuer lors des débats.

En conclusion

Toutes ces nuances, voire ces contradictions dans les positionnements et argumentations des élèves, peuvent amener à penser que ces positionnements et registres argumentatifs sont encore en construction. La religion fonde l’identité de plusieurs de ces élèves, mais ils sont également sensibles aux activités scientifiques développées. L’ouverture au dialogue et la construction de notions scientifiques au travers de plusieurs regards - un regard orienté sur la nature des sciences, un regard historique, un regard orienté sur d’autres types de discours - permettent à ces élèves de développer un positionnement plus construit autour d’arguments en lien avec les caractéristiques de ces discours. Les résultats obtenus en cinquième année primaire, même s’ils restent fragiles, appuient qu’il est possible de développer ces sujets sensibles tôt dans la scolarité et rejoignent dès lors les recommandations de plusieurs études allant dans le sens d’un travail précoce sur ces problématiques de tensions identitaires entre sciences et religions.

Toutefois, c’est vraisemblablement un objectif qui doit prendre progressivement forme tout au long de la scolarité des élèves. Je pense également qu’un travail incluant les apprentissages liés aux cours de religions, de morale laïque ou de philosophie et citoyenneté au même titre que les apprentissages scientifiques ou historiques semble indispensable pour développer une vision plus sécularisée des sciences et éviter aux élèves un conflit ressenti entre certaines conceptions scientifiques et leurs convictions religieuses.

Xavier Haine, Doctorant en sciences de l’éducation à l’Université Libre de Bruxelles

[1] Camara, A. (2008). Conceptions religieuses et perceptions des phénomènes géographiques chez les professeurs et élèves de l’enseignement secondaire au Sénégal. Éducation comparée/ nouvelle série, 1, 181-196. [2] Wolfs, J. L., Redondo, E. G., Vilar, B. E., Herrero, L. L., Delhaye, C., Ekanga, L., … & El Adek, H. (2017). Conception sécularisée ou non-sécularisée de la science chez des élèves de sept pays. Carrefours de l’éducation, (2), 84-99. [3] Charbonnier, S. (2013). À quoi reconnaîton l’émancipation? La familiarité contre le paternalisme. Tracés. Revue de sciences humaines, (25), 83-101. [4] Pierrard, M. (1988). Modélisation et astronomie in Modèles et modélisation. Aster, (7), 91-102. [5] Merle, H. (2000). Comment aider à modéliser le ciel et la terre. Aster, (31), 245-246. [6] Wolfs, J. (2013). Sciences, religions et identités culturelles: Quels enjeux pour l’éducation? Bruxelles: De Boeck.    

fév 2022

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