Promenade chimique et alchimique: l’or

Mardi 11 juin 2019

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences
Si un extraterrestre d’une planète entièrement molle venait enquêter sur l’espèce de primate qui occupe presque tous les recoins de notre planète, il nous admirerait peut-être pour la façon dont nous avons tiré parti des  propriétés des métaux: le cuivre conducteur pour les installations électriques, l’acier résistant pour la construction bien sûr, mais aussi le tantale pour les batteries de GSM et le vanadium pour le matériel chirurgical. Il existe ainsi des usages précis et incroyablement variés pour la septantaine de métaux existants, ainsi que leurs milliers d’alliages. Mais il lui serait peut-être plus difficile de comprendre l’étrange gourmandise des humains pour un métal très dense, jaune et brillant, difficile à trouver sur Terre, et pas très utile. Pourquoi donc notre espèce court-elle après l’or depuis des milliers d’années? Pourquoi échange-t-on actuellement un kilogramme de ce métal contre l’équivalent de dix ans de nourriture pour une personne?

La Terre, chimiquement agressive

S’il veut comprendre la folie de l’or, il faudra d’abord que notre extraterrestre fasse un peu de chimie. Il constatera que notre planète est chimiquement très agressive, à cause de la présence abondante de molécules particulières: l’oxygène et l’eau. Ces deux molécules, très actives, génèrent une activité chimique extraordinaire sur notre planète, activité qui a permis l’émergence de la Vie[1]. L’eau, pouvant dissoudre de nombreux composés, rend possible le contact intime entre atomes et favorise donc les réactions chimiques. Quant à l’oxygène, il est un puissant réactif capable de se combiner avec presque tout, dans une réaction appelée… oxydation. Ainsi, sous l’action d’eau et d’oxygène (et encore d’autres, comme le soufre ou les acides), le fer rouille, le cuivre ternit, la pomme noircit, le plastique se craquelle, le beau bois de charpente devient gris, la matière organique pourrit, le calcaire se dissout… À vrai dire, presque tout ce qu’on oublie dans un coin finit, au bout de quelques années, par montrer des signes certains de vieillissement. La faute, en grande partie, à l’eau et l’oxygène!

Le «splendide isolement» de l’or

Malgré tout, le visiteur constatera qu’il existe quelques corps solides, dont l’or, qui sont chimiquement très peu actifs. Un atome d’or, contrairement à l’immense majorité des corps purs, restera insensible aux charmes de l’oxygène (ou de tout autre atome) qui tenterait de se lier à lui. Il refuse tout simplement de se combiner à qui que ce soit. Cette propriété chimique, ou plutôt cette non-propriété, a frappé les humains depuis bien longtemps. Car d’une part, l’or est trouvable tel quel dans la nature, et non sous forme de minerai comme le fer. Et surtout, un objet en or, survivant à son propriétaire et même à ses descendant·e·s durant des milliers d’années, incarne parfaitement un idéal de pérennité auquel aucune autre substance ne peut prétendre. Dans de nombreuses civilisations (à l’exception de celles qui n’en ont pas trouvé, faute de sol aurifère!), l’or symbolise l’immortalité. Mais de plus, l’or est brillant, d’une belle couleur jaune rappelant celle du soleil; il est facile à façonner, donc idéal pour les parures; il est le plus dense des métaux habituels, ce qui le rend inimitable (une pesée permet de détecter une fraude). Enfin, il est rare, ce qui permet d’en priver une large partie de la population et de le réserver à une élite. Rare, infalsifiable et inaltérable, la combinaison idéale pour un métal qui veut devenir précieux: symbole non seulement d’immortalité, mais aussi de puissance et de richesse.

La «fiction partagée» de l’or

Lorsque des échanges de marchandises entre humains s’installent, le troc atteint vite ses limites: il rend compliquées les interactions entre de nombreuses personnes, et il empêche de différer un échange dans le temps. Un objet petit et durable, qui tient dans la poche, fournit alors un excellent moyen de symboliser une certaine quantité de marchandises. Si des morceaux de cuivre ou des coquillages ont pu faire l’affaire, l’or est idéal: difficile à trouver, inoxydable, impossible à imiter, il a été adopté par d’innombrables souverain·e·s, puis États, pour servir de monnaie. Songeons donc à cette situation cocasse, inédite chez d’autres animaux: des primates parfaitement sains d’esprit échangent de petits morceaux de métal sans aucune utilité[2] contre de la nourriture, des maisons ou des services. Ce système fonctionne parfaitement bien tant que tout le monde adhère à cette «fiction partagée» qui consiste à attribuer une grande valeur à un objet inutile! Cette invention, la monnaie, qui consiste à donner de la valeur à l’or, est un système extrêmement astucieux pour permettre les échanges. De nos jours, la monnaie n’est plus en or, ni même en argent. Les pièces en euros sont composés de divers alliages, surtout nickel et cuivre, les billets sont en papier, et l’argent est en grande partie dématérialisé. Avec cette dernière étape, la fiction partagée a encore progressé d’un pas, puisqu’on en est actuellement à échanger non pas du métal ni même du papier, mais des modifications de nombres contenus dans des mémoires d’ordinateur contre de la nourriture ou des services. Un ordinateur transforme un 1000 en 0, et je peux jouir de 50 kg de chocolat à l’orange!

L’or que les Nazis n’ont pas pillé

L’or n’est en réalité pas tout à fait inaltérable: un certain mélange de deux acides dans les bonnes proportions, mélange qu’on appelle l’eau régale, peut tout de même le corroder. On peut imaginer la surprise et la fascination de la première personne ayant découvert l’action de l’eau régale sur le métal réputé inattaquable («régale» signifie ici «royale»). Une pièce d’or dans une quantité suffisante de ce mélange finit donc par s’y dissoudre. Mais tous les atomes de la pièce sont toujours présents, sous la forme d’une solution rouge qu’un oeil non prévenu ne reconnaîtra pas. Il existe une jolie anecdote à ce sujet: lorsque les Nazis envahirent le Danemark, le grand physicien danois Niels Bohr, responsable de l’Institut de Physique de Copenhague, voulut mettre à l’abri les médailles d’or des prix Nobel des physiciens Max Von Laue et James Franck. Il refusa de les enterrer, solution jugée trop risquée. Son collègue Hevesy, en bon chimiste, eut l’idée de dissoudre les médailles dans l’eau régale. Chose faite: les Nazis n’ont pas fait attention à ce récipient plein de liquide rouge qui devait traîner sur une étagère. Après la guerre, une autre réaction chimique permit de récupérer l’or sous forme métallique, avec lequel la société Nobel refabriqua les médailles! Un bel exemple d’intelligence scientifique triomphant de la brutalité ignare, un cas de figure malheureusement pas si courant.

Comestible sans valeur nutritive

Autre fait curieux, traduisant encore la fascination pour les métaux précieux: l’or (et l’argent aussi d’ailleurs) s’utilise comme colorant alimentaire. Lorsqu’une maison prestigieuse (Wittamer par exemple) propose une praline avec quelques millimètres carrés de métal brillant, il s’agit bien souvent d’or pur! Bizarrement, ces produits ne coûtent pas spécialement plus cher que les pralines ordinaires du même magasin: car l’épaisseur des feuilles d’or alimentaires est si faible que la quantité de métal surmontant le chocolat ne représente pas plus que quelques centimes! L’inaltérabilité de l’or assure une traversée sans encombre du bain d’acide chlorhydrique de l’estomac du mangeur: le métal sortira comme il est rentré, encore parfaitement brillant. L’absence d’interaction chimique avec notre organisme nous garantit l’inocuité de l’opération, mais aussi la nullité de sa valeur nutritive! On peut donc tranquillement manger de l’or si on en a les moyens, mais c’est peu nourrissant.

Une chape d’or sur la ville?

À l’opposé de l’or, il est un métal de mauvaise réputation: terne, lourd, il était pour les Romains associé au dieu inquiétant Saturne. Il est également toxique, provoquant par ingestion le saturnisme, maladie mortelle qui a emporté des milliers de vies depuis l’époque romaine. On ne compte plus les tragédies liées à l’ingestion de ce métal mal-aimé par excellence, que ce soit à cause de vieilles canalisations d’eau potable, de l’utilisation de céruse[3] comme maquillage, ou encore de peintures murales aujourd’hui interdites. Symbole de pénibilité ou de lourdeur, on le retrouve dans de nombreuses expressions: «pieds de plomb», «chape de plomb», «années de plomb». Le plomb est certes lourd, mais moins que l’or. Un litre d’or pèse environ 19 kilogrammes, et un litre de plomb, 11, à comparer avec le fer (8 kilogrammes). Il serait donc plus parlant de dire qu’on va à une réunion pénible «avec des pieds d’or», et que l’Italie des années 60, sous la menace des attentats, connaissait ses «années d’or». Mais la bizarrerie de ces expressions, qui évoquent plutôt des situations paradisiaques, nous prouvent bien à quel point le métal mal-aimé, quoique plus léger que l’or, est bel et bien le plomb!

Des doubles inversés

Le plomb et l’or se situent donc, symboliquement, à deux extrêmes: l’un toxique, gris terne et oxydable; l’autre inoffensif, jaune soleil et inaltérable. Mais les deux partagent une caractéristique: leur grande densité. Connaissant cette similitude et ces oppositions, on comprend l’obstination des alchimistes à vouloir transformer le plomb en son «double inversé». Les efforts des humains pour «transmuter» les métaux vils en métaux nobles, activité qu’on regroupe sous le terme d’alchimie (qui comprend également d’autres quêtes, plus philosophiques et spirituelles), se retrouvent dans de nombreuses civilisations. Hélas, depuis Lavoisier (aux alentours de 1790), on sait que le plomb ne saurait être transformé en or par des opérations classiques (chauffage, compression, dissolution, oxydation, attaque acide, etc.). À partir du moment où l’on a identifié le plomb et l’or comme deux éléments distincts (l’un n’étant pas une combinaison comprenant l’autre), il n’y a plus aucun espoir de transmutation.[4]

L’alchimie, ferment de la chimie

Cependant, il ne faudrait pas jeter l’alchimie aux poubelles de l’histoire des sciences sous prétexte que «seule la chimie est la bonne science de la matière». Car l’alchimie, mettant en œuvre des moyens perfectionnés, s’enrichissant de techniques et de connaissances nombreuses, a ouvert la voie à la chimie. Rétrospectivement, on peut voir l’objectif ultime de l’alchimie comme l’aiguillon qui a permis à de nombreux esprits curieux et persévérants d’accumuler tout ce qui a pu faire démarrer la chimie moderne: connaissance des métaux, des oxydes, techniques de chauffages, verrerie, etc. L’alchimie, en somme, a été le terreau ou a pu pousser la chimie. Et l’acte de décès de la première (le constat d’impossibilité de la transmutation) est également celui de la naissance de la deuxième, qui part du principe qu’il existe des éléments indécomposables et intransformables. Deux cent trente ans plus tard, c’est cette même science qui, comme toujours, joint le meilleur (compréhension de la matière, création de matériaux, couleurs, médicaments, la liste est infinie) et le pire (pollutions diverses et variées, gaz de combat, utilisation massive de pesticides, la liste étant tout aussi infinie).

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématiques  

[1] Notons cependant que de nombreux organismes n’ont pas besoin d’oxygène pour vivre, mais toujours d’eau. [2] Ce n’est plus tout à fait vrai depuis quelques siècles: l’or est utilisé en dentisterie et électronique [3] Pigment blanc utilisé comme produit de beauté. [4] La transmutation est néanmoins possible par des réactions nucléaires et non chimiques, mais ces opérations sont beaucoup trop coûteuses pour être exploitables    

juin 2019

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