Monoparentalité et mal-logement: une histoire de femmes
Lundi 7 février 2022
En Belgique, un ménage sur dix est monoparental, et 83% des chef·fes de familles monoparentales sont des femmes. Obstacles, discriminations, stratégies individuelles et alternatives collectives, nous collectons ici des témoignages de mamans bruxelloises à la tête de ces ménages qui figurent parmi les plus précarisés et connaissent le plus de problèmes de logement.
Dans les différentes parcours des mères de familles monoparentales, on trouve un moment charnière, une séparation, un divorce, parfois un décès, qui va plonger les femmes dans une grande précarité, et marquer une rupture dans leur accès au logement. C’est le cas d’Andreia*[1], mère de deux enfants: «On s’est séparé, avec le père de mes enfants, il y a trois ans. On avait acheté ensemble, mais au moment de la séparation, je n’avais pas d’argent pour racheter ma part. Je travaillais à mi-temps pour m’occuper des enfants. Avec mes revenus, la seule chose que je pouvais louer, c’est un studio. Pour moi seule avec mes deux enfants…».
Comme Andreia, de nombreuses mères sont, au moment de la rupture, employées à temps partiel ou travaillent gratuitement pour élever leurs enfants, quand elles ne se retrouvent pas à bout de force mentale et physique après des années de conflit et de violence. Commence alors le parcours de la combattante pour accéder à un logement. Andreia, en plus d’être maman solo, travaille dans une agence immobilière sociale[2]. Elle constate au quotidien les difficultés spécifiques que rencontrent ces femmes pour avoir accès au logement: «Ces femmes ne trouvent pas de solution. Soit parce qu’elles n’ont peu ou pas de revenus, soit parce qu’elles subissent des discriminations. À cela s’ajoute l’urgence quand on doit fuir des violences. Mais l’AIS ne répond pas à ce genre d’urgence. Les logements sociaux sont saturés et les logements d’urgence aussi.»
Accéder à un logement pour fuir les violences
Comme l’explique Fatma Karali, fondatrice de l’asbl Mères veilleuses[3], l’accès au logement est pourtant un élément-clé dans la lutte contre les violences faites aux femmes: «avoir accès à un logement, dans un lieu sûr, c’est ce qui permet de pouvoir fuir un conjoint violent. C’est d’ailleurs indiqué dans la convention d’Istanbul[4]. Quitter son conjoint violent ne suffit pas, car quand il y a de la violence dans un couple, elle s’arrête rarement avec la séparation. Et c’est nécessaire de trouver un endroit sûr et stable où se reconstruire, loin du conjoint.»
Avoir un logement, c’est aussi une condition nécessaire pour avoir la garde de ses enfants après la séparation. Ratana* subit actuellement une procédure d’expulsion de son logement, initiée par son propriétaire, suite à un retard de paiement de son loyer: «Je dois trouver un logement de toute urgence. Le CPAS n’a que la maison d’accueil à me proposer. Mais si je me retrouve en maison d’accueil, je perds la garde de mes enfants pour laquelle je me bats depuis si longtemps.»
Ratana est inscrite depuis plus de cinq ans sur les listes d’attente pour les logements sociaux, mais elle sait que l’attente dure plus de dix ans. Alors elle cherche sur le marché privé: «En deux semaines, j’ai visité une vingtaine de logements. Soit je ne reçois pas de réponse, soit elle est négative. Mais je sais que j’ai tous les mauvais critères pour avoir un logement: mère seule de deux enfants, avec des revenus de la mutuelle.»
Pour déjouer ces obstacles, certaines mamans cachent qu’elles ont des enfants
«Pas de chien et pas d’enfants»
Les discriminations sont nombreuses sur le marché du logement, et les mamans solos sont nombreuses à les subir. Les propriétaires refusent leurs candidatures, parce qu’elles sont seules avec des enfants, ou parce qu’elles ont peu de revenus, sont usagères du CPAS ou d’autres aides sociales. «Et les outils proposés par UNIA[5] ne sont pas forcément une réponse, explique Fatma, car la loi autorise les propriétaires à demander aux candidates leur composition de ménage et leurs revenus alors que les mamans sans emploi, à la mutuelle ou au CPAS sont nombreuses». Pour déjouer ces obstacles, certaines mamans cachent qu’elles ont des enfants. Fatma explique: «On n’aurait pas le réflexe de demander à un homme seul qui cherche un logement s’il a des enfants. Pour les candidates femmes, la question se pose tout de suite. Et on en voit passer des annonces sur lesquelles il y a écrit ‘pas d’enfant’ ou ‘pas de chiens et pas d’enfants’».
En plus de la précarité économique, les stéréotypes de genre, le sexisme et le racisme déterminent l’accès de ces mamans solos au logement. C’est quelque chose que Fatma a intégré dans son propre parcours: «quand je cherchais un logement, lors des premiers échanges avec le propriétaire, je trouvais un moyen de ne pas dire mon prénom ou que j’ai un enfant». Et les discriminations font d’autant plus rage dans un contexte de «crise du logement»: «il y a plus de candidats que de logements. Donc les propriétaires choisissent celui qui gagne le plus, et celui qui n’a pas d’enfant», explique Fatma.
Les femmes à la tête de familles monoparentales sont donc amenées, comme beaucoup de locataires pauvres, à louer des logements trop petits, insalubres ou pas aux normes, faute d’autres solutions. Avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur leur santé mentale, physique et celles de leurs enfants.
«Je sais qu’il faut faire des sacrifices pour se loger décemment»
Pour accéder à un logement décent, une série de stratégies sont mises en place par ces mamans solos. Aniek* s’est remise en couple durant un temps, et a emménagé tout de suite avec son nouveau conjoint, seul moyen qu’elle avait pour louer un logement adapté avec sa famille: «mais ça n’a pas marché». Retour alors à la case départ, et aux galères: «Et encore, j’ai pu être logée chez mes parents qui ont trois chambres. J’ai vécu avec deux enfants et sans logement pendant plus de deux ans et je ne suis pas la plus à plaindre. J’ai des amis, de la famille, je parle les deux langues, je sais faire des dossiers, et des recherches sur internet… Je sais que c’est loin d’être le cas pour d’autres femmes.»
Les prix du logement obligent aussi les femmes à faire des choix entre plusieurs dimensions pourtant fondamentales de leur vie, comme en témoigne Aniek: «Pour pouvoir payer un logement, il faut choisir entre le travail, et les enfants. à temps plein, je suis épuisée, et plus de temps pour les enfants, mais je peux me payer un logement. A mi-temps, j’ai du temps pour mes enfants, et je ne risque plus le burn out, mais je ne peux pas payer mon loyer». Colette*, maman solo vit avec sa fille de quatre ans dans un studio. Elle cherche un nouveau logement suffisamment grand pour deux: «Il y a des choix à faire, fini les activités extra-scolaires, ou de petite glace après l’école. Je sais qu’il faut faire des sacrifices pour avoir droit à se loger décemment, dans la commune qu’on veut».
Parmi ces stratégies, on compte aussi la création de colocations de mamans solos. Andreia et Sofia* se sont retrouvées dans ce type de projet, qui n’est pas sans difficulté: «La coloc permet de répondre à un besoin urgent de logement, mais le problème, c’est qu’on se retrouve entre mamans, chacune dans des situations compliquées, sans qu’il y ait forcément d’affinité entre nous. Et ça crée des problèmes par la suite» explique Sofia. Et puis le fameux statut cohabitant[6] reste un sérieux obstacle à ce type de projet.
«De la haute couture sociale»
Il existe pourtant des initiatives qui entendent répondre aux réalités de vie de ces mères de familles monoparentales et de leurs enfants. Andreia, Aniek et Sofia vivent aujourd’hui dans le logement CALICO, un projet de co-habitation à Forest (Bruxelles) qui se développe sur le principe de mixité générationnelle et sociale. Elles y ont eu accès par l’asbl Angela.D[7] , engagée dans l’accès au logement des femmes et partenaire du projet. Andreia témoigne: «CALICO, ça m’a sauvé! je ne sais pas comment j’aurais fait sans.». Mais Andreia, comme Aniek et Sofia, savent que leur accès CALICO doit beaucoup «à la chance»: «ce n’est pas représentatif des situations des mères de familles monoparentales».
Amélie* a suivi l’élaboration du projet de logement CALICO: «Pour moi, c’est de la ‘haute couture sociale’. C’est un super projet, mais ça ne permet pas de répondre à la demande. Et puis ça nécessite un investissement énorme: s’impliquer, militer, se former, participer à ces groupes de travail et ces réunions… pour in fine très peu d’élues. Et comment on fait quand on est dans l’urgence?»
«Le logement, c’est aussi un environnement»
Amélie est depuis devenue propriétaire d’un logement CityDev[8] . Là encore, une aubaine. Elle habite aujourd’hui dans un appartement suffisamment grand et confortable pour y vivre dignement avec ses deux enfants. Mais cela ne répond pas à l’ensemble des besoins d’une famille monoparentale: «Là où je vis, l’environnement, c’est chaud. Il y a des toxicomanes, des rats, des détritus, pas de magasin à portée, peu d’espaces verts... C’est quelque chose que je n’avais pas mesuré en déménageant car nous cherchions un toit. Mais en tant que famille monoparentale, le logement, c’est aussi l’environnement.» C’est aussi pour ça que Aniek voulait emménager à Bruxelles: «c’est plus facile pour une mère seule, la ville, les transports en commun, les liens avec d’autres gens… tout ça me soulage. Si je n’habitais pas en ville, ce ne serait pas possible d’élever seule deux pré-adolescents.»
Le nouveau quartier de Amélie sera bientôt retapé. C’est souvent le cas quand un nouveau projet de logement émerge dans un quartier délabré. Cela mène à d’autres questions liées à la ville: les conséquences de l’implantation de ces types de projet pour les habitant·e·s de ces quartiers pauvres. Amélie a conscience de l’impact du projet de logement dans lequel elle a emménagé sur le quartier: «On participe à la gentrification mais ce genre de projet nous sauve à titre individuel…».
Aniek et Andreia ont donc eu accès à un logement et peuvent souffler pour un temps. Mais elles ne semblent pas arrivées à la fin de leur quête: «Je n’ai que deux chambres et deux enfants qui entrent dans l’adolescence. Comment je vais faire par la suite? Je garde les yeux ouverts sur un trois chambres, je sens que je ne suis pas à la fin, je n’ose pas me poser entièrement», témoigne Aniek. L’accès au logement des mères de familles monoparentales semble être une trajectoire sans fin. Le logement est un droit fondamental. A quand de vraies alternatives qui transforment l’organisation de l’accès à ce droit?
Noémie Emmanuel, doctorante
Les revendications de la FéBUL (Fédération Bruxelloise Unie pour le Logement)
- Un permis locatif La mise en place d’un permis locatif pour tous les logements mis en location sur le marché privé, et ce avant la signature du bail.
- Un encadrement des loyers Afin de lutter contre les loyers abusifs à Bruxelles, rendre la grille indicative des loyers, contraignante, en commençant par le périmètre des contrats de quartier.
- Une commission paritaire locative Une commission paritaire locative permettant l’expertise et la médiation autour des questions de loyer, outil pour lutter contre les loyers abusifs pratiqués à Bruxelles.
- Augmenter la production de logements sociaux Aujourd’hui, il y a 39.547 logements sociaux mais 48.804 candidats sur les listes d’attente et seulement 110 logements sociaux sont produits par an, depuis 2005.
- Lutter contre la précarité énergétique 21% des ménages belges souffrent de précarité énergétique.
- Davantage de logements abordables La crise du logement vécue à Bruxelles est avant tout une crise du logement abordable. En effet, les ménages dont les revenus ne dépassent pas 1500€ consacrent en moyenne 60% de leur budget dans le loyer.
- Des occupations à finalité sociale d’abord Des projets d’occupation temporaire et précaire à finalité sociale permettent de répondre à un besoin de logements énorme et participent, dans le même temps, au développement de Bruxelles comme une ville inclusive, juste, solidaire et plus humaine.
Plus infos: www.febul.be
[1] Les prénoms avec un * ont été changés. [2] Agences immobilières sociales ou AIS sont des asbl qui gèrent la location de logements qui appartiennent principalement à des propriétaires privés et les mettent en location à un prix abordable, à destination de ménages à revenus modestes. [3] Ce collectif, aujourd’hui asbl est un réseau d’entraide et de solidarité entre mères monoparentales. Il mène des actions de plaidoyer s’adressant aux politiques, et propose un soutien psychologique et/ou juridique aux mamans solos. www.facebook.com/desmeresveilleuses/ [4] Premier traité international qui pose un cadre juridique complet pour la prévention de la violence, la protection des victimes et la fin de l’impunité des auteurs de violences. www.coe.int/fr/web/istanbul-convention/text-of-the-convention [5] Unia, le centre interfédéral pour l’égalité des chances, a produit une série d’outils pour lutter contre les discrimination au logement [6] Les personnes qui tombent sous le statut de cohabitant·e perdent une partie de leurs revenus (allocations sociales, allocations de remplacement, etc.) au contraire des personnes isolées ou des chef·fe·s de ménage qui toucheront ces revenus à taux complet. Ce statut est un véritable frein au développement de projets de logements collectifs. Précisons encore que parmi les personnes qui tombent sous le statut de cohabitant·e, on retrouve une majorité de femmes. [7] Angela.D est une asbl basée à Bruxelles mobilisée sur le droit au logement des femmes. Elle assure l’accompagnement de 10 logements parmi les 32 logements de l’habitat CALICO. [8] Organisme public qui a vocation de produire des logements pour des habitant·e·s à revenus moyens. Illustration: Image tirée du film The Florida Project réalisé par Sean Baker