Mieux former les étudiant-e-s en médecine, la santé des femmes comme modèle
Mardi 21 mars 2017
Fort de soixante-dix ans de développements en imagerie, en pharmacologie, en chirurgie et en technologie interventionnelle, le monde médical d’aujourd’hui, habitué à traiter les patients aigus - ceux qui ont besoin d’une intervention immédiate et de courte durée - n’est pas préparé à s’occuper des patients au long cours, ou à aider des personnes en bonne santé à le rester. Il lui faudrait pour cela opérer, en eff et, un double changement de paradigme.
Le premier paradigme consisterait à envisager la vie et les soins de la personne dans leur continuité et non seulement comme une suite d’événements pathologiques au cours d’une «vie sans histoire». Le second changement consisterait à passer d’une médecine paternaliste (le médecin «sait» et décide pour le patient), à une médecine où le patient est, par principe, maître des décisions qui le concernent. Dans mon ouvrage Les Brutes en blanc (Flammarion), j’utilise l’analogie suivante: le patient est le capitaine de son corps/vaisseau; le soignant devrait être le «pilote» extérieur qui, à son appel, l’aide à naviguer en eaux troubles ou à réparer des avaries. Et il appartient toujours au patient de décider du cap, et de choisir quel type de réparations il veut entreprendre. Ou non. Pour beaucoup de médecins - et de patients - ce double changement de paradigme semble impossible. Pour en avoir fait l’expérience, il me semble pourtant que nous en avons sous les yeux le modèle: la santé des femmes.Le patient type est un homme
De tout temps, aux yeux des médecins, les hommes ont été considérés comme la «norme» anatomophysiologique, tandis que la physiologie des femmes était comprise, enseignée ou envisagée comme «atypique» - voire «anormale» alors qu’elle aurait dû être perçue comme un domaine de référence parallèle et de même importance. Or, qu’il s’agisse de la nosologie (la définition des maladies) ou de la thérapeutique, hommes et femmes ne sont pas identiques, ce qui conduit à mésestimer les affections des femmes ou à les traiter - à tort - comme les hommes. De plus, les précautions indispensables imposées aux industriels pour protéger les volontaires d’essais thérapeutiques ont eu pour effet négatif d’en écarter systématiquement les femmes; si bien qu’aujourd’hui, l’immense majorité des médicaments n’ont jamais été testés pour elles. Le sexisme et la misogynie de la pensée médicale (dont témoigne en particulier le ré- cent blog «Paye ta blouse») se traduisent, inévitablement, par de profondes lacunes dans la formation des médecins. En toute bonne logique, tout étudiant en médecine devrait apprendre à penser et à soigner chaque patient en respectant ses caractéristiques. Or, de fait, les médecins sont essentiellement formés à soigner les hommes, les femmes étant envisagées «à part», au sein de ce véritable ghetto intellectuel et scientifique que l’on nomme la gynécologie-obstétrique.La santé des femmes hors du cursus universitaire
Ces lacunes sont d’autant plus insupportables que les femmes font appel aux médecins deux fois plus souvent que les hommes. Cette différence de comportement a des explications diverses - biologiques, psychologiques et sociales - qui ne sont pas, elles non plus, enseignées par les facultés. De fait, la formation médicale de base n’aborde que de manière anecdotique le lot quotidien des professionnels qui s’occupent de la santé des femmes: intersexualité, puberté et physiologie du cycle, orientations sexuelles, transsexualisme, contraception, désir et non-désir d’enfant, grossesse physiologique, accouchement, allaitement, IVG, ménopause, sexualité post-ménopause, vieillissement. L’ignorance - car il faut bien la nommer par son nom - des mé- decins au sujet de la vie physiologique et sexuelle des femmes contribue à une surmédicalisation insupportable.Les spécificités féminines mal considérées en général
Dans des pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou la Suède, l’accouchement est considéré comme un phénomène naturel et la population encouragée à faire confiance aux sages-femmes, aussi bien à domicile que dans des maisons de naissance, et à se passer de médecins. En France, les femmes enceintes font l’objet d’un contrôle quasi policier et beaucoup de gynécologues-obstétriciens affichent clairement leur mépris pour les sages-femmes et leur hostilité à toute velléité d’accouchement hors des maternités hospitalières. En résultent des pratiques violentes et largement répandues: épisiotomies systématiques, déclenchements abusifs, césariennes trop nombreuses. À quoi il faut ajouter la violence encore trop fréquente du corps médical devant un enfant né intersexué, dont les parents sont poussés à accepter des interventions chirurgicales précoces et mutilantes pour «normaliser» son aspect. Légale depuis 1976, la pratique de l’IVG a pratiquement toujours été abandonnée à des médecins militants, généralistes le plus souvent. L’absence de sensibilisation des jeunes médecins- et l’impossibilité pour eux dans les services de gynécologie de trouver des aînés pour les former - rendent l’accès à l’IVG de plus en plus difficile et aléatoire dans plusieurs régions de France. Enfin, comme l’a démontré la récente «crise des pilules de 3e génération», l’information pharmacologique sur la contraception est essentiellement guidée par l’influence des industriels, non par les connaissances scientifiques ou les besoins des patientes. Il en va de même pour les besoins élémentaires que sont la reconnaissance des droits sexuels et reproductifs, voire simplement le respect de la personne: face à beaucoup de médecins français, mieux vaut n’être pas une femme en surpoids, sous peine de faire l’objet d’une salve de commentaires négatifs et humiliants. De même, il est souvent périlleux d’annoncer qu’on est lesbienne ou en démarche de transition, ou simplement qu’on a décidé de ne pas avoir d’enfant et qu’on désire une ligature de trompes. Alors que cette dernière procédure est légale depuis 2001, bon nombre de femmes se voient opposer non seulement un refus, mais aussi des jugements de valeur («Vous ne savez pas ce que vous faites.»), voire des mensonges («C’est illégal»). En surmédicalisant - et, de fait, en opprimant - ainsi la population féminine, le corps médical ne se comporte pas seulement de manière contraire à l’éthique, mais aussi contre-productive pour l’ensemble de la population.Repenser la médecine
Car, je peux en témoigner après vingt-cinq ans de pratique en centre d’orthogénie, la santé des femmes est riche d’enseignements et de modèles pour le médecin qui désire soigner chaque individu comme un tout. Beaucoup de femmes racontent volontiers - et nous incitent à écouter. Beaucoup ont un sens aigu de ce qui est «normal» (pour elles, pour leurs enfants, pour leurs partenaires, pour leurs parents) et de ce qui ne l’est pas - et nous enseignent ainsi les nuances du physiologique sans nous inciter à voir du pathologique partout. Face à la diversité des perceptions et du ressenti, on comprend vite qu’il n’y a pas une, mais beaucoup de «normes» différentes. Et, pour des raisons compréhensibles par tout le monde, la plupart des femmes aspirent à l’autonomie et nous aident à comprendre en quoi le corps est entravé, même en l’absence de maladie. En résumé, la santé des femmes est l’exemple vivant de ce que sont les nécessités d’adaptation d’un individu aux bouleversements de son corps et aux pressions exercées par son environnement matériel et social: l’intersexualité, la puberté, la vie sexuelle, le sentiment amoureux, la transition d’un genre à un autre, la grossesse, l’accouchement, l’allaitement, les liens avec le nourrisson et l’enfant, la ménopause et la vie jusqu’à un âge avancé - plus encore que les hommes - sont des expériences dont l’enseignement devrait bénéficier à tous les humains. Être en position d’entendre et d’accompagner ces expériences est une richesse extraordinaire. Les médecins, hommes et femmes, qui saisissent cette chance deviennent de meilleurs soignants pour tous les patients. Martin Winckler, ancien médecin, essayiste, romancierMartin Winkler - Le Choeur des femmes