La démocratisation d’Internet, la connectivité mobile et l’apparition des réseaux sociaux numériques ont provoqué un engouement considérable des jeunes pour ces dispositifs. Ils n’ont pas tardé à les investir pour y créer de nouveaux espaces de rencontre et de découvertes. Parmi tous les possibles d’Internet, un domaine ne cesse de soulever des débats: la présence massive de contenus pornographiques.
Issue du grec
pornê (prostituée) et
graphê (écriture), la pornographie est déjà dans son étymologie, un discours particulier sur la sexualité. Dès lors, s’interroger sur la pornographie revient à questionner ce lien singulier à l’autre (et à soi-même) qu’est la sexualité. Ainsi, un sujet profondément lié à l’intime devient une question pour la collectivité. On comprend mieux alors que les études relatives aux effets de la pornographie soient orientées politiquement. En effet, tant dans celles qui se centrent sur les usagers (jeunes et adultes) que dans celles qui se penchent sur les protagonistes, les auteurs se basent sur des présupposés éthiques et moraux sur l’égalité des sexes, la liberté d’expression etc., pour avancer leurs théories. Cela ne signifie pas qu’il y ait malhonnêteté ou prosélytisme mais le poids idéologique est fort prégnant chez la plupart des auteurs.
Ces influences idéologiques s’illustrent dans le flou qui existe lorsque l’on tente de différencier l’érotisme de la pornographie. Ainsi, les normes utilisées en télévision et au cinéma pour les classifications sont généralement ambiguës car elles font appel à des critères parfaitement subjectifs tels que l’esthétisme, le contexte sentimental ou encore la qualité d’un scénario.
Différence entre contenus recherchés et ceux apparus sans le concours de la personne
Ce sont ces mêmes critères plus ou moins conscientisés que l’on va retrouver dans la littérature scientifique et clinique. Dans la plupart des études qui se sont penchées sur l’incidence de la pornographie sur les comportements ou les relations sexuelles, la distinction entre les contenus recherchés et ceux apparus sans le concours de la personne est rarement faite. La démarche de l’usager n’est étonnement pas interrogée non plus. Comme si cela ne faisait aucune différence d’être confronté par le plus grand hasard (spam ou lien imprévisible) à des contenus pornographiques ou de les rechercher activement. Le plus souvent, ces enquêtes reposent sur des méthodologies statistiques différentes empêchant toute comparaison point par point. Une certaine prudence est donc de mise à lecture de ces corrélations statistiques rapidement transformées en liens de causalité ou autant de «preuves» des théories proposées. Les affirmations et ce que j’appelle les prédictions diagnostiques sont d’autant plus présentes lorsque les recherches concernent les adolescents et les jeunes adultes.
Voir apparaître des contenus pornographiques sans l’avoir sollicité est rarement agréable. En tant qu’adulte, il s’agit généralement plus d’un désagrément qu’une difficulté. Dans le cas où l’internaute est une jeune personne, il faut distinguer enfants et adolescents car les deux ne sont pas aux mêmes stades de développement de leur sexualité. Chez les enfants premièrement, l’effet le plus probable est une forme de choc mêlée d’incompréhension. L’enfant ne comprend tout simplement pas ce qu’il vient de voir. Il peut se sentir bizarre, déstabilisé par une excitation interne. Le plus souvent, il, ou elle, aura tendance à interpeller un adulte de confiance ou à poser des questions autour de lui pour comprendre, c’est-à-dire l’intégrer à son appareil psychique. C’est ce qui explique que certains veuillent revoir le contenu, fassent des cauchemars ou «rejouent» la scène avec d’autres enfants. Il ne s’agit pas du tout d’une sexualisation précoce ou de l’installation d’une dépendance à la pornographie. L’enfant n’ayant pas les mêmes enjeux sexuels que l’adulte, il tente par divers moyens (dont le jeu) que ces contenus fassent sens pour lui.
La position facilitante dans ce genre de situations est d’apaiser l’enfant sans forcément tout lui expliquer en détail. L’enfant sera beaucoup plus rassuré de savoir que ce sont «des choses de grands» qu’il verra plus tard et qui ne le concernent pas que de se voir expliquer la scène qu’il a vue. Cela implique que la responsabilité de comprendre et donc de gérer cette situation incombe à l’adulte. Ce qui soulagera l’enfant. C’est avant tout la position apaisante et contenante de l’adulte qui sera un facteur de sécurisation (et le fait que l’adulte soit assez solide pour gérer ce malaise). A moins d’être régulièrement exposé à des contenus inappropriés ou pornographiques, l’enfant n’en gardera aucune séquelle ou psychotraumatisme.
Dans le cas des adolescents, tomber par hasard sur des contenus pornographiques ne comporte pas de risques spécifiques si ce n’est un éventuel malaise ou dégoût face à des scènes très crues. En fonction de l’élaboration de leur appareil pulsionnel, cela peut susciter une excitation plus ou moins forte. Au niveau intrapsychique, cette excitation sera régulée par quelques rêves érotiques ou par des cauchemars temporaires. Dans tous les cas, si l’adolescent exprime un trouble ou le besoin d’en parler, la position à tenir est la même que pour n’importe quelle difficulté qu’il éprouverait: reconnaitre ce qu’il ressent sans dramatiser et le rassurer sur la normalité de ce qu’il traverse.
Interroger les représentations des jeunes
On l’a dit, il y a généralement un flou dans les études entre confrontation inopinée à la pornographie ou consultation active et régulière. C’est dans ce dernier cas que la pornographie est accusée d’avoir de nombreux effets néfastes. Elle augmenterait le risque de passage à l’acte violent d’hommes envers les femmes. Elle empêcherait aussi ceux qui la consultent et leur conjoint(e) d’atteindre l’épanouissement sexuel par les stéréotypes qu’elle véhicule sur la sexualité, comme le culte de la performance et une certaine soumission de la femme. De plus, la pornographie pousserait ses usagers à des pratiques sexuelles de plus en plus extrêmes, parfois jusqu’à des comportements criminels comme la zoophilie, la pédophilie, le trafic d’êtres humains, etc. Au niveau intrapsychique, la pornographie serait susceptible d’engendrer chez les adolescents une hyper-érotisation, une fixation à l’image pornographique, voire de la dépendance. Ce florilège d’effets désastreux parait sans fin mais s’apparente davantage à un argumentaire idéologique qu’à un constat généralisé et incontestable sur le terrain.
Une autre évidence qui frappe à lecture de toutes ces recherches est que les représentations des jeunes sur la sexualité ne sont jamais interrogées directement. Lorsqu’elle est sollicitée, la parole des jeunes n’intervient que pour sanctionner un niveau de connaissance fonctionnelle et pragmatique (sur la contraception, la transmission des MST, etc.). Dans certains cas, elle se résume même à différencier sexualité active et abstinence.
Qu’ils soient cliniques, sociologiques ou médiatiques, nombre de discours sur la jeunesse ont tendance à résumer l’univers des ados et des jeunes adultes à une catégorie quasi uniforme caractérisée par son immaturité et sa prédisposition aux comportements à risque. On peut concéder qu’un minimum de généralisation est nécessaire et qu’il existe indubitablement des caractéristiques et des phénomènes propres à la jeunesse. C’est toutefois une erreur de résumer chaque personne à quelques attributs de son groupe d’appartenance sans tenir compte de sa singularité.
De la même manière, on parle de «la» pornographie comme un tout homogène et indifférencié qui serait misogyne et uniquement asservie à une conception masculine de la sexualité. Dans les faits, la pornographie se présente comme un kaléidoscope de contenus divers et variés qui répondent aux fantasmes tout aussi divers et variés des êtres humains. Il en existe pour «tous les goûts» et tous les genres. Certes, une grande part des contenus pornographiques que l’on peut trouver sur la toile est stéréotypée et machiste. Mais à y être plus attentif, ils ne le sont ni plus ni moins que bon nombre de publicités, d’émissions tv, et de films jugés moins durement. La pornographie véhicule en son sein les mêmes stéréotypes, excès et dérives qui sont déjà présents dans nos sociétés.
Les jeunes pensés comme récepteurs passifs
Pour peu que l’on se penche justement sur les fantasmes cités plus haut - c’est-à-dire sur les attentes du spectateur de pornographie - on s’aperçoit que l’on est très loin des théories bridées dans une linéarité qui n’interroge jamais la position dudit spectateur. Ce dernier est abusivement pensé comme un récepteur passif abreuvé de contenus sexuels. Or, il doit être d’abord considéré comme un acteur opérant des choix spécifiques dans le cadre de sa sexualité propre. Cela permet de mettre en perspective le supposé pouvoir de la pornographie d’engendrer par choc ou par apprentissage des préjugés sexistes et des comportements déviants en matière de sexualité. Si c’était le cas, cela supposerait que la pornographie serait le seul rapport à la sexualité des jeunes.
Ce qui est une absurdité dans la mesure où leur rapport à la sexualité ne va pas uniquement se constituer grâce à la pornographie qu’ils consultent mais aussi grâce aux valeurs transmises par leur milieu d’origine et d’appartenance. Entre l’éveil du désir et le premier rapport sexuel, la masturbation est l’activité sexuelle principale des adolescents. Consulter de la pornographie doit être remis dans ce contexte particulier. On peut s’interroger sur la nature du malaise de certains adultes. Ne serait-il pas davantage lié à cette prise de conscience que les adolescents ont des pulsions, une vie sexuelle à un moment donné ou à un autre?
In fine, la pornographie est davantage un exutoire qu’un générateur fantasmatique. Des contenus pornographiques peuvent tout à fait marquer la personne et générer d’autres fantasmes, mais ces derniers seront d’emblée assimilés à un appareil fantasmatique préexistant. Autrement dit, la pornographie peut à certains moments donner des envies nouvelles mais cette nouveauté est toute relative car elle n’est qu’une actualisation de désirs déjà présents chez la personne.
La pornographie comme réponse à l’inconscient pulsionnel
Les spectateurs de pornographie finissent-ils par la confondre avec le «vrai sexe»? A vrai dire, cette question est mal posée. Elle traduit surtout une méconnaissance des mécanismes psychiques qui animent le désir. Comme expliqué ci-haut, lorsqu’ils consultent de la pornographie, les usagers recherchent et se centrent sur les contenus qui collent le plus possible à leurs fantasmes (explicites ou inconscients). Cela implique qu’ils ne sont pas des spectateurs passifs mais bien des acteurs de leur vie sexuelle dans la mesure où ils vont délibérément s’engager dans un processus de recherche pour accéder à un objet susceptible de nourrir leurs fantasmes.
Cela induit également que l’attrait pour la pornographie n’est pas nécessairement lié à une implantation de fantasmes stéréotypés et contrefaits dans le chef de l’usager. Le plaisir trouvé correspondrait plutôt à une réponse suffisamment précise pour satisfaire des fantasmes (ou scripts) préexistants. En résumé, la pornographie peut provoquer une excitation mécanique chez le spectateur mais ne peut fonctionner, c’est-à-dire amener la jouissance chez son usager, que parce qu’elle répond à l’inconscient pulsionnel de ce dernier et aux soubassements fantasmatiques qui sous-tendent son désir.
Pour revenir sur l’influence des stéréotypes, le rapport à la masculinité ou la féminité est modelé par un ensemble de facteurs qui dépassent de loin la seule pornographie et qui est antérieur à l’adolescence. Il ne s’agit pas de nier une influence de la pornographie sur les croyances et comportements sexuels mais elle doit être pondérée par un ensemble complexe de facteurs internes et externes qui vont forger un rapport singulier à la sexualité pour chacun.
Proposer d’autres visions de la sexualité
La censure est-elle un rempart efficace contre les stéréotypes véhiculés dans la pornographie? Cet amalgame est régulièrement rabâché par les «anti-pornographie» partisans d’une censure totale. En plus d’être irréaliste et cliniquement peu fondée, une interdiction généralisée constitue un piètre moyen de faire obstacle aux stéréotypes. D’autant qu’une interdiction légale existe déjà concernant la consultation de pornographie par les mineurs. Simplement renforcer l’arsenal législatif et judiciaire par le biais de la censure consiste à privilégier une réponse sécuritaire à des enjeux qui ne le sont pas. En effet, cela occulte la nécessité d’une éducation tant aux médias qu’à la vie affective et sexuelle. Plus vraisemblablement, la mise en avant d’autres possibles en matière de sexualité (et donc de pornographie) nous parait un levier plus puissant et opérationnel. On n’interdit pas les stéréotypes, on leur fait concurrence. Les jeunes prennent les repères qu’ils trouvent. Il ne suffit pas d’interdire. Encore faut-il proposer d’autres visions de la sexualité. Et pourquoi pas par d’autres formes de pornographie qui soient plus respectueuse des genres, des rôles et ouverte aux désirs de chacun? Mais là encore, il ne faut pas se centrer uniquement sur la pornographie et c’est dans le quotidien et les espaces de vie des jeunes que de telles valeurs doivent être soutenues.
On l’a dit d’emblée, tout discours sur la pornographie est soutenu par une idéologie, un positionnement particulier. Si on veut aborder ce sujet avec des élèves, la première étape consiste dès lors à interroger ses propres représentations. L’idée n’étant pas d’en supprimer toute subjectivité au profit d’une illusoire objectivité mais au contraire de reconnaitre la part d’enjeux personnels dans ce que l’on veut transmettre. Cela évite de tenir des discours plaqués et par le même mouvement cela permet de reconnaitre chez l’autre des enjeux qui lui sont propres. En somme, qu’il soit éducatif ou préventif, un discours adéquat correspond davantage à une position ouverte et bienveillante du professionnel plutôt qu’à une démonstration particulière.
Lors d’interpellation par des jeunes ou des parents au sujet d’images choquantes ou pornographiques, le premier réflexe est celui de la protection. La tentation est grande de vouloir en résorber les effets ou d’en prévenir les éventuelles conséquences négatives. Pour autant, se focaliser sur les risques et les dangers est une impasse barrant l’accès à un véritable travail des représentations. Pour résumer, prémunir des dangers de la pornographie est davantage une réponse anxiolytique qu’une élaboration éducative et critique au service de l’épanouissement intime et sexuel des jeunes. Au lieu de vouloir leurs apporter des réponses objectives et de corriger les stéréotypes qu’on leur prête, il serait peut-être intéressant d’accueillir la parole des jeunes et leurs regards sur le monde, les autres, eux-mêmes et leurs désirs.
«Désacraliser»
Une des conditions pour faire émerger chez les jeunes, une pensée critique par rapport à ce qu’ils observent dans leur environnement proche et médiatique est de «désacraliser» la pornographie. Plutôt que de l’appréhender comme un sujet dangereux et tabou, il s’agit de quitter le spectre de la marginalisation et de la déviance en la ramenant à une dimension parmi d’autres de la vie affective et sexuelle des jeunes. La questionner mais pour mieux revenir aux enjeux premiers et implicites auxquels font face les jeunes: rencontrer l’autre, aimer, avoir du plaisir, appréhender son propre corps et ses désirs. Reconnaissons ainsi aux adolescents le droit à une sexualité épanouie. En tant qu’adultes cela suppose de se comporter comme des balises calmes et rassurantes face aux émotions et expériences qu’ils traversent. La dimension médiatique de la pornographie ne doit pas faire oublier qu’elle n’est qu’une facette de la sexualité de celui qui la regarde et qu’à ce titre, le respect de son intimité doit lui être garanti comme pour le reste de sa sexualité. Plus que le contrôle, c’est la confiance réciproque et la bienveillance qui sont à privilégier par l’accompagnement de pratiques positives.
Arnaud Zarbo, psychologue, psychothérapeute et formateur
Arnaud Zarbo est psychologue, psychothérapeute et formateur. Il est responsable de la prévention au
Centre Nadja qui intervient auprès des professionnels au contact des jeunes, qu’ils proviennent de la santé mentale, de l’aide à la jeunesse, de l’éducation ou de l’enseignement. Il assure des formations sur les assuétudes et les usages problématiques d’internet et des jeux vidéo. Il est co-auteur de
«Nos jeunes à l’ère numérique» aux éditions Academia L’Harmattan, 2016. Pour Éduquer, il propose un autre angle d’analyse de l’impact de la pornographie sur les jeunes.
Plus d'infos: http://nadja-asbl.be/