Les premiers rapports du Pacte d’Excellence font fi du genre

Mercredi 9 décembre 2015

Le Pacte d’Excellence de la ministre de l’Enseignement obligatoire, Joëlle Milquet, devait permettre à l’enseignement de « progresser  en matière d’équité ». Pourtant, on constate, presque un an après la mise en place des groupes de travail, une quasi absence de références au genre dans les premières analyses réalisées.
La commission Enseignement du CFFB (Conseil des Femmes Francophones de Belgique), qui œuvre pour sensibiliser les institutions et associations concernées par l'enseignement aux problématiques de « genre », vient de mettre en ligne une lecture critique des rapports déjà parus dans le cadre du Pacte d’Excellence. Les conclusions sont claires, les inégalités filles/garçons, femmes/hommes, au sein de l’enseignement sont largement mises de côté. Dans l’article « Une lecture féministe du Pacte pour un enseignement d’excellence »[1], Nadine Plateau, présidente de la commission, fait part de ses inquiétudes: « Aurions-nous enfin réussi à ‘problématiser’ la question de l’égalité des sexes dans le système éducatif, c’est-à-dire à faire reconnaître qu’il y a là un problème qui concerne toute la société et doit recevoir une réponse politique ? La lecture des rapports du Pacte pour un enseignement d’excellence parus en juin dernier montre que nous ne sommes pas au bout de nos peines ». Depuis mars 2015, et conformément à la Déclaration de Politique Communautaire, un panel d’acteurs et d’actrices du monde de l’enseignement, issus tant de la société civile, que du monde académique et politique, se concertent en vue d’atteindre les objectifs du Pacte d’Excellence, à savoir « renforcer la qualité de notre enseignement et renforcer son équité ». Six groupes de travail ont été mis en place autour de différents  axes. Les groupes sont encadrés par un Groupe central multidisciplinaire, chargé d’assurer le suivi de l’élaboration et de l’exécution concrète du Pacte, ainsi que par un comité d’accompagnement qui se réunit au début du processus et à chaque fin d’étape, en vue de se prononcer sur le résultat du travail proposé par le Groupe central. Actuellement, quatre groupes travaillent sur quatre thématiques (Acteurs de l’école, Parcours de l’élève, Savoirs et compétences, Gouvernance). Les deux premiers groupes se sont déjà rencontrés sur la période de mars à juin 2015 et ont pu rendre leurs copies traitant des thèmes : « Etat des lieux de notre enseignement », et « Sens, valeurs, objectifs et missions de l’école du 21e siècle ». Parallèlement à cela, il a été demandé au bureau McKinsey & Company, spécialisé en matière d’évaluation de systèmes scolaires, d’établir un diagnostic de la performance et des pratiques au niveau de l’enseignement en FWB. Ce sont donc les conclusions de ces trois premiers rapports qui ont été analysées par la commission Enseignement du CFFB.

L’absence de la donnée genre dans l’analyse du parcours des élèves

Le rapport de la commission évoque « des tableaux statistiques jamais ventilés par sexe alors que le redoublement ou le choix de certaines filières et options sont clairement genrés ». En effet, nulle trace du genre, dans le rapport McKinsey, par exemple, lorsqu’est mesurée l’efficacité du système scolaire via des indicateurs d’étapes : taux de scolarisation, redoublement, décrochage, niveau de diplomation, décisions d’orientation et changements d’école. En fait, dans les trois rapports, ce sont surtout les inégalités sociales ou liées à l’origine ethnique qui sont mentionnées. Pour exemple, dans le chapitre 2, « Parcours d’élèves », du rapport du groupe de travail 1 sur «l’Etat des lieux de l’enseignement» , les inégalités scolaires (écarts de performances entre élèves au sein d’une école et entre écoles), mesurées en termes de réussite, d’échec, de retard, de décrochage, d’exclusion, etc., sont seulement analysées en lien avec  les inégalités sociales, plus précisément à l’aide de l’ISE, l’indicateur socio-économique. Or, selon Nadine Plateau, « ces deux indicateurs de l’équité que sont l’ISE et la performance échouent complètement à rendre compte des inégalités sexuées présentes à l’école de manière subtile et difficilement quantifiable comme les études sur le curriculum caché l’ont mis en évidence. Cette conception de l’équité a pour conséquence de développer des politiques de prise en charge des écoles les moins performantes sans se préoccuper des formes spécifiques de discrimination des filles et donc d’échouer à empêcher que les inégalités sociales (entre les sexes) se transforment en inégalités scolaires (conditions discriminantes d’apprentissage pour les filles). »

Une analyse tronquée

Au-delà de l’absence du genre comme indicateur, l’analyse de la commission met à jour le fait que lorsque le genre est évoqué, l’angle adopté est particulièrement défavorable aux filles. Tout d’abord, notons que dans le rapport «Etat des lieux» du groupe de travail 1, « sur deux cents pages, ce qui est appelé ‘la thématique du genre’ occupe seulement deux pages ». De plus, «  le genre est traité dans une section à part, intitulée ‘thématique’, qui s’appuie sur les travaux d’un nombre très limité de chercheurs (français pour la plupart vu le manque en FWB) ». Pour la commission, si dans le rapport, « on reconnaît que la question de genre se pose en termes d’équité, on propose un éclairage qui d’emblée approche la question sous l’angle du ‘paradoxe du succès féminin’ (…) Les mots ne sont pas anodins, ils induisent le type de lecture proposée. C’est le succès qui est souligné (filières, résultats PISA, enseignement supérieur) et nuancé et pas les inégalités. Celles-ci n’apparaissent pas comme l’effet d’un traitement inégal au sein de l’institution scolaire mais plutôt comme le produit de facteurs exogènes (marché ségrégué et rapport au travail domestique). De plus, la formulation ‘les filles ne semblent pas convertir leur avantage scolaire sur les marchés de l’emploi et dans la société’, occulte les mécanismes discriminants ou le traitement inégal au sein de l’école et attribue la responsabilité de la situation aux filles elles-mêmes ». Toujours dans ce même rapport, dans le chapitre 3, intitulé « les acteurs », qui revient sur les relations école/monde du travail sous l’angle de l’enseignement qualifiant, il est dit que si « en alternance, on compte deux fois plus de garçons que de filles, l’enseignement secondaire en alternance séduit davantage les garçons que les filles : 67,2% contre 32,8%» ; ce à quoi répond la commission : « Quand on pense à la ségrégation horizontale de l’enseignement qualifiant, à l’échec des filles dans cette filière et aux inégalités sur le marché du travail qui en résultent, on est sidéré du manque d’intérêt pour la question du genre dans cet enseignement.» Enfin, au sujet du rapport McKinsey, la commission commente : « Ici le genre est pris en compte pour dire que les filles souffrent moins du retard scolaire que les garçons (sauf dans le professionnel comme l’attestent les tableaux mais pas les conclusions) et obtiennent de meilleures résultats aux évaluations externes. Par contre, là où le genre fonctionne de manière négative, par exemple dans les orientations, il n’est pas mentionné ».

La division genrée du travail des enseignant-e-s inexistante

Au niveau de la prise en compte du genre dans l’analyse de la profession enseignante, ce n’est guère mieux. Par exemple, dans le chapitre 3 du premier rapport, la commission commente : « Aucune allusion n’est faite au genre alors que la profession est largement féminisée par le bas. La division genrée du travail, qui crève les yeux dans la pyramide des acteurs et actrices, n’est même pas mentionnée. Et pourtant elle doit être prise en compte car le rapport fait apparaître de nouveaux phénomènes qui pourraient avoir un impact sur les places respectives des femmes et des hommes dans la hiérarchie des emplois ». La même remarque est formulée pour le rapport McKinsey : « A aucun moment, les auteurs du rapport ne se posent la question de la féminisation de la profession, ni de la pyramide genrée des fonctions/statuts/salaires ».

Eurocentrisme et androcentrisme

Par ailleurs, pour Nadine Plateau, « à aucun moment n’est questionnée la norme scolaire qui résulte du fait que ‘l’école privilégie certains types de cadrage que l’on peut qualifier de vision instruite’»[2]. Par exemple, dans le rapport «Sens, valeurs et mission de l’école du XXIème siècle» du deuxième groupe de travail, au-delà du fait qu’un seul paragraphe est consacré aux inégalités de genre sur 80 pages : « Il (le rapport) se contente d’énumérer les évolutions sociétales : la révolution numérique ; les mutations sociétales (individualisme, rapport aux normes à l’autorité etc.) ; la modification des configurations familiales et parentales ; la multiculturalité ; la mondialisation ; l’incertitude (extrémismes, environnement, climat), les changements socio-économiques (accentuation des inégalités, chômage etc.), mais ‘oublie’ un des faits majeurs du XXème siècle qui est le changement dans les rapports sociaux de sexes auquel le mouvement de libération des femmes a grandement contribué et qui s’inscrit dans un contexte de changements socio-économiques encourageant l’entrée des femmes dans le travail salarié en particulier dans le secteur tertiaire ». D’autre part, , « le rapport propose de définir, pour les savoirs, des essentiels ‘en fonction des buts urgents de notre temps et des enjeux majeurs que sont l’accrochage et l’accès à l’emploi’ ; pour cela, il prône ‘l’éducation à la créativité et à la culture’ via des activités spécifiques, l’organisation d’activités créatrices et la fréquentation de lieux de création et recommande de ‘permettre à tous les élèves de s’approprier un patrimoine culturel’. Le patrimoine est conçu ici comme un ensemble déjà là dont on occulte les biais sexistes et racistes et non comme une culture à construire avec les apports de celles et ceux qui font partie de notre société actuelle. De plus, la citoyenneté est au cœur de 6 pages, mise en rapport avec la démocratie, le vivre ensemble, le respect des différences, sans toutefois mentionner les déficits de démocratie consécutifs au sexisme et au racisme par exemple ». Nadine Plateau résume cela : « En d’autres termes, la préoccupation explicite pour les inégalités (sociales exclusivement car les inégalités sexuées ne semblent pas exister) ne débouche pas sur une remise en question précisément des compétences et savoirs tels que définis et érigés en norme dans les textes officiels. Ainsi on ne trouvera dans le rapport aucune référence aux critiques pourtant actuellement bien documentées de l’eurocentrisme et de l’androcentrisme».

Une problématique qui intéresse peu

Dans son texte Chronique féministe, Nadine Plateau explique: « En conclusion, la question de l’égalité des sexes dans le système éducatif n’est toujours pas considérée comme un problème, non pas spécifique, mais général qui concerne toute la société. Alors qu’il est possible, sans pour cela ajouter une nouvelle question à toutes les précédentes et à condition d’adopter une approche intersectionnelle, de considérer le genre comme une dimension transversale au champ social, à articuler au milieu social ou à l’origine ethnique. Enfin, il est temps de contester la pertinence scientifique des études et des statistiques qui sous-tendent les rapports de ces groupes de travail car ces travaux ignorent le genre en tant que catégorie d’analyse ou variable explicative, indispensable à la compréhension des phénomènes sociaux concernés (trajectoires des élèves, carrières enseignantes etc.) ». Concernant les réflexions des prochains groupes de travail dans le cadre du Pacte, le Cabinet de d’Isabelle SIMONIS, Ministre de l’Enseignement de promotion sociale, de la Jeunesse, des Droits des femmes et de l’Egalité des chances, a pu « placer » des « expertes en genre » sur certaines réunions. C’est déjà une « victoire » en soit, cependant, la commission de l’Enseignement regrette le fait qu’elles ne seront pas membres à part entière des groupes de travail mais qu’elles interviendront seulement ponctuellement. Juliette Bossé, secteur Communication  

C’est quoi le genre ?

On peut associer au genre quatre dimensions[3] : - une dimension constructiviste par opposition à une posture essentialiste. « On ne naît pas femme, on le devient », avançait Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe. C’est la socialisation qui construit l’identité de genre. Il y a donc une différence entre le sexe biologique et les comportements sexués. On ne parle plus alors de « sexe » mais de« genre », terme qui qualifie un conditionnement plutôt qu’une nature. - une perspective relationnelle. On envisage les femmes et le féminin comme le produit d’un rapport social avec les hommes, il est donc impossible d’étudier un sexe sans se référer à l’autre sexe ; - l’existence d’un rapport de pouvoir. Il y a une valorisation systématique du masculin au détriment du féminin, comme l’expriment les concepts de patriarcat et de domination masculine; - une intersectionnalité. Le genre est transversal puisqu’il englobe d’autres rapports de pouvoir, tels que la classe, la race, l’orientation sexuelle etc.   [1] Paru dans Chronique Féministe [2] Pacte enseignement excellence. Etat des lieux. GT1, juin 2015, FWB, p.25. http://www.researchgate.net/publication/280077267_Pacte_pour_un_enseignement_d'excellence_tat_des_lieux. [3] Mathieu TRACHMAN, Genre : état des lieux, Entretien avec Laure BERENI, La Vie des idées, 5 octobre 2011. ISSN :2105-3030. URL : www.laviedesidees.fr/Genre-etat-des-lieux.html

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