Chaque année, les Jeunesses Musicales programment plus de 1000 concerts scolaires, plus de 350 concerts publics et des dizaines de milliers d’heures d’atelier d’éveil musical sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles, avec le concours d’artistes professionnels émanant de courants aussi divers que la musique du monde, classique, le jazz, le folk, le rock, la pop, la chanson, les musiques urbaines mais aussi les genres hybrides tels que le conte musical ou le ciné-concert.
Fondées par Marcel Cuvelier en 1940 à Bruxelles, en des temps liberticides douloureux, les Jeunesses Musicales se dédiaient au départ exclusivement à l’organisation de concerts de musique classique à destination d’un jeune public. Très vite le modèle s’est exporté au-delà de nos frontières et dès les années 1950, les Jeunesses Musicales s’étaient implantées dans une dizaine de pays. Aujourd’hui, le mouvement regroupe plus de 60 nations, ce qui en fait le plus vaste opérateur culturel à destination de la jeunesse à travers le monde, reconnu par l’Unesco.
Les missions initiales se sont également élargies, il s’agit aujourd’hui, d’une part, de sensibiliser tous les jeunes à tous les styles musicaux, mais aussi d’encourager l’éveil musical, et ce, avec une attention accrue pour les publics en difficulté et les genres réputés d’accès plus ardu.
Les jeunesses Musicales, via ses ambassadeurs de choix, s’efforcent de semer quotidiennement les graines d’un pluralisme musical à travers tous les niveaux de l’enseignement fondamental et secondaire, et ce, tant dans l’ordinaire que dans le spécialisé, tous réseaux confondus.
Combattre l’uniformisation
En effet, si la musique en ce 21
ème siècle est omniprésente dans le panorama de chaque individu, tapissant son quotidien économique, social voire politique, on ne peut nier qu’elle tend à l’uniformisation. Des spots publicitaires aux bandes sonores diffusées dans les supermarchés, en passant par les festivités en tous genres, la musique accompagne chaque instant de nos vies mais un mainstream encouragé par des stratégies et des intérêts financiers divers façonne insidieusement les goûts et les inclinations. Partout sévit la standardisation commerciale.
Ainsi, s’il semble à première vue que le public jeune accède aujourd’hui très aisément à la musique, que ce loisir grandement prisé est encore encouragé par la démultiplication des technologies, il s’avère qu’un certain type de productions est consommé. Celui qui est plébiscité et mis en exergue sur les diverses ondes en vertu de tendances, de quotas, et de formats à respecter. Celui qui est soutenu par les firmes de disques dominantes et les médias d’envergure.
Et l’écoute est à construire elle aussi. Comment, dans un monde empli de bruit - la surabondance de messages identiques parasitant le canal communicationnel et perturbant la transmission de la musique et de ses sens possibles - diriger son attention, bâtir ses choix, ses préférences?
Les Jeunesses Musicales ont pour objectif l’éveil du jeune public à une écoute conscientisée de “produits musicaux” émanant d’esthétiques musicales très différentes, dégagés de l’assourdissement formaté permanent que propagent les ondes. Cela suppose une “information” de ce jeune public, au sens biologique et cybernétique du terme, par l’introduction dans son tissu le plus familier d’habitudes en matière d’écoute, d’un désordre, d’une entropie, d’un élément pertubateur à l’origine d’une interrogation. Une information par l’intérieur, par le sensoriel, le sensitif, le vécu. Il nous faut sensibiliser les jeunes oreilles à la diversité, y distiller une matière autre que celle qui envahit leur environnement sonore familier. Favoriser la découverte est le concept clé du travail des Jeunesses Musicales.
Accompagner les musiciens
Les artistes sont retenus suite à un patient et assidu repérage, et à une concertation collective sur base de la valeur artistique intrinsèque des projets mais également sur des critères rendus aussi objectivables que possible et portant notamment sur la cohérence et l’attrait de leur mise en forme, les considérations extramusicales et pédagogiques qu’ils permettent de déployer, et les qualités de communication et de transmission des artistes. Ces caractéristiques sont observées et évaluées à l’occasion de séances de visionnement organisées au sein même des écoles, face à un public cible, précisément identifié au préalable afin de plonger les candidats dans les conditions qu’ils rencontreront lors de leurs concerts scolaires.
Certains projets témoignent parfois d’une richesse musicale remarquable et recueillent une adhésion et un enthousiasme unanimes sur ce plan tout en présentant des lacunes sur d’autres tableaux. N’étant pas nécessairement expertes de tous ceux-ci, les Jeunesses Musicales font alors appel à des formateurs externes pour accompagner les artistes souhaitant s’investir dans la préparation de prestations à destination d’un public jeune, aux attentes et besoins spécifiques.
Tous les artistes sont par ailleurs soutenus par l’équipe des Jeunesses Musicales dans son ensemble durant tout leur parcours afin d’obtenir supports matériels, conseils, orientations… Un dossier pédagogique incitant les enseignants concernés par la prestation à préparer celle-ci en amont ou à l’exploiter en aval est consultable en ligne pour chaque projet. Des capsules vidéos sont également minutieusement confectionnées. Enfin, une journée de présentation de toute la saison à venir est organisée chaque année pour promotionner les projets auprès des programmateurs potentiels, notamment scolaires.
S’il s’agit évidemment de préserver l’essence première de chacune des propositions, sans les dénaturer, il faut néanmois parfois aider les porteurs de celles-ci à les adapter à un public dont elles ne sont pas forcément coutumières au départ, et ce, dans le respect de nos missions d’éducation permanente.
L’enjeu est double: pour les artistes, il est question d’enrichir leur projet en le dotant d’une dimension supplémentaire par l’ajustement à un public nouveau. Pour les jeunes, il s’agit de vivre un moment de réel partage, par le biais notamment d’une participation active orchestrée par un dispositif de médiation soigneusement étudié, lors de cette rencontre parfois inédite avec un artiste en live, dont la trace restera très longtemps vivace.
Interpeller les élèves
L’écoute se crée par “incorporaction”
[1]. Une séance JM n’est pas un moment dédié à une consommation passive de musique, quel que soit le style envisagé. Certes nous respectons la part de rêve, d’enchantement, le temps pour soi, pour savourer, s’émerveiller des moments où la musique emplit l’espace sans paroles et sans intervention du public. Mais l’interaction fait partie intrinsèque de la prestation. Les élèves sont invités à s’exprimer, oralement mais aussi par le rythme, le chant, la danse... selon des consignes directement données par les musiciens ou par le médiateur s’il y en a un, lors des tournées non francophones notamment.
Avec un peu de chance et pas mal de réflexion en amont, les élèves auront été à tout le moins interpellés, se seront sentis concernés, voire émus, auront quitté les artistes à regret et se souviendront de ce moment plusieurs années plus tard.
Si la magie opère le plus souvent, elle n’est donc pas le fruit du hasard. Depuis la phase de sélection jusqu’à la mise en place des séances sur le terrain scolaire, les artistes sont inlassablement accompagnés. C’est un partenariat de tous les instants, riche d’enseignements aux deux pôles de la relation.
Ouvrir sur les mondes
Les concerts des jeunesses Musicales, ce sont aussi des projets émanant d’univers musicaux mais aussi culturels, au sens large et anthropologiques, présentant un décalage manifeste avec ceux qui sont généralement à la portée des enfants et des adolescents de nos écoles. Chaque saison, un tiers de la programmation environ est réservé à des « tournées internationales » : des musiciens venus des quatre points cardinaux, des townships de Johannesburg à ceux des steppes de Mongolie en passant par Damas en ruine, l’Inde multifacette d’aujourd’hui ou encore le coeur de la forêt équatoriale, leur font goûter à des pratiques aussi singulières que le gumboot, le chant diphonique, celui des pygmées aka, la danse des derviches tourneurs ou kathak, à des instruments aussi curieux que toute la déclinaison des flûtes asiatiques, la famille des cornemuses à travers le monde, les innombrables percussions africaines, mais aussi à des traditions multiséculaires de transmission orale et de ritualisation non exclusivement artistique…
Les concerts des Jeunesses Musicales se veulent donc autant de portes ouvertes sur le monde, celui d’ici et d’ailleurs, permettant des angles de vue décentrés, garantissant les conditions d’une réelle expérience esthétique, artistique, et encourageant, en outre, l’échange humain, humaniste, le dialogue avec l’Autre dans toute son infinie richesse, dans une démarche puissamment citoyenne, menant à un débat de fond sur l’interculturalité et la tolérance.
Sophie Mulkers, responsable pédagogique à la Fédération des Jeunesses Musicales Wallonie-Bruxelles
[1] Notion forgée par J.-P Corbeau, Professeur de sociologie à l’Université François Rabelais de Tours. Il l’applique au domaine de l’alimentation, nous la détournons ici pour l’appliquer à l’animation musicale.
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