L’époque dans laquelle nous vivons a quelque chose de remarquable. En prenant l’angle des nouvelles technologies, notamment le Smartphone (ou GSM), la complexité des relations humaines est mise en exergue…
Cadre intermédiaire, dans une structure accueillant un public de jeunes adultes handicapés mentaux légers, travailleur social depuis plus de 20 ans, je suis témoin de l’utilisation récente et généralisée des Smartphones par les professionnels du secteur social. Ces derniers en ont fait un outil omniprésent dans les relations humaines, les échanges se réalisent en hors lieu, hors champ, hors voix, mais sont pourtant privilégiés. S’adapter à cette nouvelle donne sociale génère un défi éducatif: l’utilisation du GSM dans la relation éducative. Cet objet suscite donc une rupture épistémologique. Il est un exhausteur d’autonomie dont l’usage est devenu incontournable. Aussi convient-il de mettre en évidence la nécessité d’envisager une réflexion éducative en prenant en compte cette nouvelle donne.
L’appropriation du Smartphone chez un public spécifique
Forrest Gump dans le film éponyme illustre ce que peut être un handicap mental. Ce terme qualifie une personne ayant une déficience intellectuelle caractérisée par un QI inférieur à 70 qui génère des difficultés scolaires, mais n’altère en rien les facultés motrices de la personne capable de s’intégrer à la socié- té de façon autonome à l’âge adulte. La tentation est forte de croire que ce public, du fait de son retard mental, adhère moins aux nouvelles technologies parce qu’il les maîtrise moins. Or ce n’est pas le cas: à l’instar des adolescents, ces jeunes adultes n’échappent pas au tsunami des Smartphones. Grâce aux selfies, échanges de mini messages, ou post sur les pages Facebook, les Smartphones participent à la vie intérieure des individus. En même temps, l’image partagée, mise en scène du vécu, offre une existence aux yeux des autres. Ainsi, le GSM est à la fois outil de socialisation et indicateur de sociabilité du jeune. Dans ses relations interpersonnelles, le SMS, parce qu’il permet des codes partagés avec son groupe d’appartenance, permet d’extérioriser ses émotions en tenant à distance la «sphère tutélaire». Le GSM permet également l’expression de son pouvoir, qui se trame, tel un canevas, entre le monde numérique et analogique. L’influençabilité des jeunes adultes handicapés mentaux légers est importante, pourtant, concernant l’appropriation du Smartphone, force est de constater qu’ils suivent la même dynamique que tout adolescent qui se respecte. Ils y adhèrent au point de ne pas imaginer qu’on ait pu vivre sans! Et c’est tout naturellement que les professionnels s’en sont saisis pour communiquer avec le public accompagné.
Émois et moi: la relation éducative mobilisée
Interface privilégiée avec ses pairs, le Smartphone rend possibles l’ubiquité et l’immédiateté d’une communication «hors champ», nouvelle façon d’être ensemble même dans des situations inattendues. Il est un atout indéniable pour un public déficient mental, à la représentation du temps infantile, dans la mesure où le présent est leur temporalité dominante. L’immédiateté autorisée par le Smartphone, les séduit et les impacte fortement: ils subissent la charge émotionnelle émanant des messages reçus comme des déflagrations tant leur gestion des ébranlements suscités est minimaliste. Est-ce à dire que ce public a l’apanage de l’émotivité en action à la réception d’un message? Non. Qui n’a pas déjà été bouleversé par l’annonce d’une nouvelle par ce canal? De nombreux exemples concernant des jeunes non déficients pourraient être évoqués mettant en évidence l’immanence du Smartphone et quelques uns de ses impacts, tels que ces «hors champ» qui traduisent notre époque où l’immédiateté devient une valeur. Finalement, ce n’est pas tant l’émotion provoquée que son absence de gestion par ce public en particulier qui nécessite que l’éducateur fasse avec cette nouvelle donne. En effet, l’accélération des échanges permis par les Smartphones interroge sur la manière de gérer les émois qu’il suscite quotidiennement, réclamant l’attention de l’encadrement éducatif et mobilisant le jeune adulte handicapé léger. Car on l’a vu, inscrit dans son temps, ce dernier, comme tout adolescent, s’est approprié cet objet nomade perçu comme un outil de communication indispensable pour qui veut maintenir le lien avec son réseau. Vecteur d’émancipation, il est un marqueur de sa sortie de l’enfance, un pas vers son autonomie. Si le Smartphone accélère la temporalité et la complexité des relations humaines, s’il met en exergue des mécanismes sociaux connus, il n’apparaît pas comme un facteur de dégradation de la relation. Ainsi, la «génération Y» ou «digitale native», née dans les années 80, que Michel Serres appelle, d’une manière affective, la génération «petite poucette», rappelant la position des pouces sur les Smartphones, nous fait entrer dans une nouvelle ère où l’usage des nouvelles technologies est grandissant et permet à l’auteur d’écrire «qu’un nouvel humain est né». Dans ce contexte hyper communiquant, la relation éducative est impactée par la possession et l’utilisation d’un Smartphone par la quasi-totalité des adolescents et jeunes adultes. Trois choix s’offrent à nous: continuer à faire l’autruche, pire, à le subir, ou bien en faire un outil au service de cette relation.
Entre défiance et raison: un nouveau paradigme à prendre en compte
L’utilisation du Smartphone participe à des processus sociaux tels que l’individualisation, la socialisation, la responsabilisation, la sécurisation et l’apprentissage. Aussi, les référents éducatifs, quels qu’ils soient, ne peuvent faire l’impasse sur cette nouvelle donne dans l’aide apportée à la construction de jeunes adultes handicapés mentaux. Il existe déjà des réflexions sur les axes d’intervention possibles de la sphère tutélaire concernant le Smartphone et les adolescents. Trois thématiques sont récurrentes: la préservation de son intimité, le respect d’autrui à travers les bonnes pratiques et la responsabilisation des usages. Dans tous les cas, il s’agit de sensibiliser les jeunes à des sujets tels que la protection des données personnelles, l’usurpation d’identité, le cyberharcèlement, etc. Il convient de mener les jeunes à une meilleure connaissance des risques grâce à la prévention, mais aussi à une meilleure connaissance des fonctionnalités de leur téléphone pour les contrer en donnant du sens à cet apprentissage à la fois dans sa dimension éthique, civique et technique. Des études réalisées auprès d’enseignants montrent que les représentations sociales du Smartphone dans un cadre éducatif sont souvent négatives: objet de distraction voire de perturbation, son usage est vécu comme irrespectueux par l’enseignant, voire catalyseur du refus de l’autorité. Bruno Devauchelle souligne également la perte du contrôle de ce qui entre dans la classe en termes d’information. Même si les institutions, collèges et lycées, comme les centres de jour pour personnes handicapées, l’utilisent à des fins organisationnelles souvent liées à des aspects sécuritaires, il faut un réel changement de paradigme pour en faire un outil éducatif. Il est nécessaire de repenser le lien et les postures par rapport à ce public et à sa pratique professionnelle. En effet, pour le référent éducatif, faire avec le hors champ et plus généralement le Smartphone, impose une rupture épistémologique: c’est accepter le risque d’être mis en danger dans son rôle de transmission en ne plaçant plus le savoir au centre de la relation éducative. Interroger celle-ci à nouveau: que devrait-elle être pour être efficiente? Et trouver les parades adéquates en y intégrant la nouvelle donne «Smartphone», faire fi de ses craintes et mettre de côté son confort: être créatif, ré- actif, proactif dans l’usage du Smartphone à des fins d’apprentissage, en contrepoint de la distraction! Programme chamboule-tout, mais nécessaire, pour repenser la mission du référent éducatif autant que pour mener les jeunes vers une autonomie d’usage maîtrisé.
Le Smartphone comme exhausteur d’autonomie: un adjuvant incontournable
L’enjeu est d’autant plus important que l’autonomie de l’adolescent, d’abord «rê- vée» par lui, est nécessaire à sa construction en tant qu’individu, responsable au sein d’un groupe social dans lequel il évolue en toute sécurité. Donc au-delà de la simple autonomie d’usage du Smartphone, il s’agit de stimuler le libre arbitre de l’adolescent et l’aider à développer ses facultés d’apprentissage. En effet, les processus sociaux imposent que ses ressources, en termes de savoirs et de compétences, soient sollicitées en permanence, au même titre que celles de son entourage. Les processus sociaux en lien avec le Smartphone n’échappent pas à la règle: chacun d’eux nécessite un guidage, un accompagnement qui induit une dépendance avec un référent dont on se détache selon le lieu, le sujet ou la nécessité. À commencer par les parents qui donnent le feu vert à la mise en œuvre de l’autonomie de leurs enfants en leur offrant leur premier GSM. Ils n’en fixent pas moins des règles d’usage (temps d’utilisation, financement) leur imposant à la fois une certaine dépendance à leur égard et une grande liberté d’action si ces règles sont acceptées. La logique des animateurs de colonies de vacances va plus loin: ils prônent une utilisation «raisonnée» du Smartphone pour mieux en faire un allié organisationnel lorsque sa présence est autorisée par le règlement de l’organisme dont ils dépendent. Dans une démarche de pédagogie active, les adolescents se détachent physiquement de l’animateur tout en restant connectés, condition sinequa non à leur liberté d’aller et venir. Nous-mêmes, sur le centre de jour avons une démarche similaire: nous usons de SMS ou téléphonons pour rappeler un rendez-vous ou connaître le motif d’une absence, par exemple. Notre public spécifique ne s’y trompe pas. D’ailleurs il nous répond ou pas, à son bon vouloir, mais il sait nous solliciter lorsqu’il se perd. Ainsi l’adolescent sur la voie de l’autonomie doit apprendre à se détacher de certaines dépendances et en accepter d’autres. Dans cette dynamique de construction de soi, le Smartphone s’impose, pour la génération qui nous concerne, comme le champion toute catégorie de l’émancipation progressive. À nous d’en user à volonté.
Et si ce qui va de soi était mis au travail?
Personnel éducatif, salariés du secteur sanitaire et social, public accueilli, personne n’échappe à cette «messe pour le temps présent», rythmée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication incarnées par le Smartphone. Alors, retirons nos œillères et jouons des possibilités offertes! On le voit, à l’image des élèves du secondaire lambda, l’interdiction du GSM en classe n’empêche pas son utilisation clandestine. Ne vaudrait-il pas mieux se saisir du «Smartphone» et l’utiliser comme un outil pédagogique? Bien sûr, «penser à repenser» la règle serait un gage de légitimation de cet usage. Les cadres institutionnels et éducatifs doivent être en cohérence pour mettre au travail une approche éducative intégrant le Smartphone, qui comprenne des aspects pédagogiques et préventifs. Les champs d’utilisation en rapport avec ce public, pas si particulier, sont vastes. Tous mettent en œuvre des apports cognitifs et des savoir-faire constituant des éléments à forte valeur ajoutée dans une démarche d’autonomie. Reste à relever ce défi des temps modernes!
Xavier Dessane, chef de service dans le secteur du handicap