Le oui et le non

Jeudi 8 mai 2014

Il y eut un temps où le oui voulait dire oui, le non voulait dire non. Il y avait le gouvernement et l’opposition. L’opposition s’opposait. C’était son rôle. Le gouvernement gouvernait. La majorité se taisait. Mais le rapport du non au oui a changé.
Premièrement, la jeunesse est devenue éternelle. Il était de tradition que la jeunesse s’opposât. Elle recevait le monde tel qu’il était et le trouvait détestable. Elle prétendait le changer, le criait dans toutes les langues possibles. Puis, inévitablement, quelques batailles gagnées, elle se rangeait et jouissait de ses conquêtes. La jeunesse disait non. Les vieux étaient aux affaires. Mai 68 a, dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, curieusement inversé les choses. La jeunesse a cessé d’être un âge pour devenir un projet. Il ne s’agit plus de devenir adulte ni même de « rester jeune ». Rester jeune n’est qu’une illusion, une forme de nostalgie sans espoir. Il est apparu, avec l’âge, qu’en réalité, les jeunes ne sont pas jeunes du tout. Devenir jeune est un travail de longue haleine. Les jeunes sont vieux et nombreux sont ceux qui le resteront. Seuls les meilleurs atteindront non plus la sagesse, mais la jeunesse. Conséquence inévitable du jeunisme de 68, la contestation grandit avec l’âge. A peine esquissée à l’adolescence, elle s’affirme à l’âge adulte, pour exploser après 60 ans à l’issue des incertitudes et des revers de la cinquantaine. Stefan Hessel incarne désormais une jeunesse accomplie. Ce n’est qu’un début, continuons le combat !

Triomphe de l’esprit critique

Deuxièmement, l’individualisme de masse. Ce que la société attendait des individus était de se conformer. L’école, l’église, l’usine rivalisaient d’autoritarisme. Le jeune rebelle était maté, l’hérétique excommunié, le syndicaliste mis au chômage. La passion de dire « Non ! » restait l’apanage des poètes et d’une minorité courageuse. Mai 68 a aussi changé cela. Désormais, chacun est sommé de s’exprimer, de penser par lui-même. A l’école, l’élève n’est plus forcé d’acquérir les connaissances nécessaires à son futur métier, mais de manifester ses talents, ses compétences, sa personnalité. Dans l’entreprise, il faut s’impliquer, proposer, innover. Partout, l’individu est invité à s’exprimer, à être lui-même, à développer son esprit critique. A surtout ne pas accepter les choses comme elles sont. Le mot projet est devenu la clé de toute vie réussie. Le changement est synonyme de vie. Changer de pays, de travail ou d’école était souvent la conséquence d’un échec. On changeait par contre de voiture, de logement, de télé quand on gagnait à la loterie. A présent, la réussite idéale est d’abandonner un poste de cadre supérieur dans une grande banque d’affaires pour devenir viticulteur bio dans le Luberon ou libraire antiquaire en Toscane. Qui est-on si on n’a pas au moins une fois changé de vie, de famille, de carrière, de pays, de religion ? S’opposer est ainsi devenu une obligation. Celui qui ne s’oppose pas n’existe pas. Il est fade, insipide. Il croit tout ce qu’on lui dit. Il n’a aucune personnalité. L’individu d’aujourd’hui se doit, au contraire, d’avoir un avis sur tout et de l’exprimer. On ne la lui fait sur aucun sujet. Son esprit critique est exacerbé. Rien ne lui échappe.

Le journalisme du Non

Il y a donc cette phrase chez Plenel, dès les premières lignes de son Droit de Savoir. « A quoi est censé servir un journaliste ? » demande-t-il ? « Tout simplement à apporter aux gens les informations dont ils ont besoin pour être libres et autonomes. Libres dans leurs opinions, autonomes dans leurs décisions. Leur donner en somme les moyens de réfléchir et de choisir par eux-mêmes, sans être soumis à des puissances qui leur échapperaient ou à des pouvoirs qu’ils ne pourraient contrôler. » Cela semble parfait, non ? Et, inévitable conséquence de ce qui précède : « Un journaliste fait donc son travail quand il apprend au public ce qui lui échappe , ce qu’on ne voudrait pas qu’il sache, ce qu’on lui dissimule ou qu’on lui cache … » C’est là que pointe le nez du « non ». Certes pour être libres de nos opinions, il nous faut savoir ce qu’on ne voudrait pas que nous sachions. Mais il faudrait aussi faire savoir ce que nul ne veut nous cacher et même aimerait nous faire savoir. Ainsi, je trouve récemment deux articles sur Electrabel qui avait demandé à la justice de pouvoir récupérer la taxe sur la rente nucléaire. Procès perdu. Pour quelle raison? On ne nous le dit pas. Autre exemple : dans Libération, deux articles, dont une "analyse", sur les 50 premières mesures de simplification administrative pour les entreprises. Quelles mesures ? On ne nous les dit pas. Autre exemple encore : après Electrabel, les taxis Uber. Condamnés par la justice. Pourquoi ? On ne nous le dit pas. Dans aucun de ces cas, le pouvoir public ne désire nous cacher quelque chose. Sa décision est, par définition, publique et motivée. Simplement, le journaliste n’a pas jugé utile d’aller plus loin. Il en est de même pour nombre de positions politiques. Combien de fois, oublie-t-on simplement de laisser l’élu concerné en donner les raisons. Combien de fois, répète-t-on que la règle de séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires, adoptée après la crise de 1929, a été abandonnée dans les années 1990 par l’administration Clinton ! Oui, c’est exact, en 1999. Mais pourquoi ? Aucun média ne le dit. L’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933 a pourtant été décidée par le Congrès. Les débats du Congrès sont publics. Ses membres ont fait des déclarations. Et les banquiers. Et la présidence. Et les opposants. Il suffirait d’y aller voir. Mais aucun journaliste n’y va. Plenel a-t-il pour autant raison d’insister sur le fait que le journalisme ne commence vraiment que quand il dévoile ce que le pouvoir voudrait cacher ? Sans doute dans sa propre vision politique telle qu’il la développe dans un autre livre qui, comme par hasard, s’intitule Dire Non. Dans cette vision, le présidentialisme français, les institutions de la Ve République, telles qu’elles avaient été sévèrement critiquées par François Mitterrand dans son pamphlet Le Coup d’Etat permanent, ont contribué à la dérive des élites qui ne se sentent plus soumises aux règles qui s’imposent à tout citoyen. L’argent privé occuperait une place centrale dans la vie publique au détriment de l’intérêt général. Dès lors, les dénonciations des affaires, de Bétancourt à Cahuzac en passant par Tapie ou Dassault, ne relèvent pas d’un simple journalisme à scandale, mais d’une véritable stratégie de lutte contre le mensonge, l’hypocrisie et la corruption. C’est un choix. Il conduit souvent au lynchage médiatique et au sacrifice de boucs émissaires, sans que le système lui-même, si système il y a, s’en trouve le moins du monde dérangé.

Pour un journalisme de reportage

Il y a une alternative à ce choix, qui suppose que le gisement de l’information inédite ne se cache pas dans les secrets des élites mais dans la société toute entière. Une part immense du monde reste à découvrir. C’est vrai du lointain comme des réalités les plus proches. Pendant que les journaux consacrent leurs unes au salaire des patrons de la SNCB et de Belgacom, la vie de ces entreprises et des milliers de gens qui y travaillent demeure totalement méconnue, de même que leurs plans pour l’avenir, notre avenir, et les difficultés qu’il faudra surmonter pour les réaliser. Partout s’inventent des nouvelles formes de vie, des projets. Partout s’expérimentent les produits, les idées, qui seront peut-être généralisés demain. Les écoles, les labos, les familles, les hôpitaux, les syndicats, les ONG, sont autant de lieux et d’institutions que nous ne connaissons que sous certains angles. Pour découvrir ce monde, dire non est une approche désastreuse. Dire non suppose une analyse, des choix déjà faits. La curiosité suppose, au contraire, une ouverture sans a priori. Une suspension, provisoire mais réelle, du jugement. Pour explorer le monde, il faut lui dire oui, il faut un journalisme du « Oui ». C’est paradoxal, mais ce oui au monde est devenu la condition pour pouvoir le changer.   Michel Gheude

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