Le journalisme dit d’investigation, décidément, je ne digère pas. A chaque fois, je me dis, laissons passer la caravane des indignés, regardons ailleurs. Le journalisme ne se porte pas mal du tout. Il suffit, chez son marchand de journaux, de fureter quelques instants pour découvrir, par exemple, XXI. Trimestriel. Une vingtaine de numéros parus. Une douzaine de reportages dans chaque volume. Des photos qui veulent dire quelque chose. Des illustrations originales. Des textes remarquables. Ou, publié par la même équipe, 6 Mois, un semestriel de reportages photos, plus beaux, plus humains les uns que les autres. 350 pages de vie.
La vraie vie. Celle où les gens sont à la fois lamentables et merveilleux, capables du pire et du meilleur, subissant l’Histoire et la faisant, conservateurs et innovateurs, injustes et épris de justice, aimant mal parfois, tellement bien une autre fois, en quête d’amour, de vérité, de bonheur. Comme dit Audrien Jaulmès, reporter du Figaro, qui raconte dans le numéro 20 de XXI l’histoire d’une Israélienne dont la vie bascule quand elle se découvre une famille palestinienne, « l’essentiel de ce métier, ce qui fait son intérêt sans cesse renouvelé, c’est d’aller voir les gens, et de leur demander : qui êtes-vous ? Pourquoi faites-vous ce que vous faites ? Et le plus souvent, on vous répond. On n’a plus après qu’à raconter leurs histoires. ».
Rigoureux, sérieux
Les révélations sur les fraudes fiscales de Jérôme Cahuzac, ministre français du Budget, incontestablement, c’est aussi du journalisme. Et même « rigoureux et sérieux » dit fièrement Edwy Plenel, ancien rédac chef du Monde et fondateur de Mediapart, le site d’info qui a lancé l’affaire. Rigoureux et sérieux, cela signifie que l’info a été vérifiée et recoupée. Ce qui, pour le journalisme d’investigation, veut dire qu’il n’y a pas eu un dénonciateur mais au moins deux. Car ce journalisme-là est d’abord le haut -parleur de la délation. Il glane dans les poubelles des règlements de comptes familiaux, professionnels et politiques. En l’occurrence un inspecteur des impôts qui a mis son nez dans des dossiers qui n’étaient pas de son ressort et qui aurait avancé, quand il lui a fallu s’en expliquer, les informations d’un « aviseur », euphémisme bureaucratique pour dénonciateur anonyme .
L’inspecteur des impôts indélicat a pris comme avocat l’ancien maire de Villeneuve-sur-Lot, Michel Gonelle, battu aux élections de 2011 par … Jérôme Cahuzac. Et comme un bon journaliste se doit en effet de « recouper » ses infos, son « mémo » s’est vu complété par l’enregistrement d’une communication téléphonique entre Cahuzac et un chargé d’affaires, enregistrement obtenu « par hasard » par le même Michel Gonelle, qui, se disant que ça pouvait toujours servir, a gardé l’enregistrement sur mini -disc et en a donné une copie à l’ancien juge antiterroriste Bruguière, également battu aux élections par Cahuzac. Aux journalistes de Paris Match, l’inspecteur des impôts a confié que son « aviseur » et le propriétaire de l’enregistrement étaient le même homme. Les deux sources n’en étaient qu’une .
L’enquête de Méediapart a donc été menée avec « rigueur et sérieux » par Fabrice Arfi de Méediapart. Mais elle a aussi, et peut-être surtout, été menée par les détectives engagés par Mme Cahuzac, en instance de divorce, que l’état réel des comptes de son mari intéresse au premier chef et qui n’avait, soyons -en certains, aucune arrière -pensée quand elle a pris pour avocate la sœur de Jean-François Copé, leader du parti d’opposition au gouvernement dans lequel siégeait son mari.
Digne d’un roman de Balzac, l’histoire est donc sordide d’un bout à l’autre. Mais peu importe les motivations, écrit Edwy Plenel dans un excellent article sur la protection des sources : les motivations des sources « peuvent être diverses, grandioses ou mesquines, principielles ou intéressées, généreuses ou égoïstes. Seuls comptent la vérité des faits, le sérieux de l’enquête, la légitimité de l’information, la bonne foi du travail journalistique. » Comme si les motivations des sources ne faisaient pas partie de la « vérité des faits » ! Et comme si des faits pouvaient à eux seuls faire vérité. Comme dit Jacques Alain Miller, la vérité « ce n’est pas un constat objectif, c’est un récit, et qui a un sens. ».
Objectif politique
Et en l’occurrence ce sens, quel est-il ? A David Pujadas sur France 2 et à Béatrice Delvaux dans Le Soir, Plenel s’est vanté d’avoir lui-même écrit au Procureur pour l'inciter à ouvrir une enquête : « La justice ne s’est mise en branle que le 8 janvier, grâce à la lettre que j’adresse au Procureur du Roi. Entre le 4-5 décembre – date de publication de nos révélations sur le compte en Suisse – et ce 8 janvier, rien ne se passe. ». Cette fois, on quitte définitivement le territoire du journalisme. Plenel ne se contente pas de dire « la vérité des faits ». Il veut qu’il « se passe » quelque chose. Que la justice se saisisse de l’affaire. C’est-à-dire que le ministre tombe .
« Certains disent que votre but est de faire sauter le système ? » lui demande Béatrice Delvaux dans Le Soir du 6 avril. « Je ne cherche à rien faire sauter, lui répond-il, mais j’assume mon rôle. Quand ce monde politique va-t-il comprendre ? Moi, je ne vais pas taire une vérité, l’étouffer mais il faut qu’ils la saisissent, il faut un sursaut démocratique. Ce n’est pas un remaniement qui est nécessaire, ni un bricolage. ». « Ce serait quoi « ‘un sursaut démocratique ?’ » lui demande encore Delvaux, « C’est sortir de cette culture politique créée par la Ve République qui, loin de faire un Etat fort, fait un Etat faible, gangrené par les intérêts privés, ces hauts fonctionnaires ayant fait l’ENA et qui passent dans les banques d’affaires et ont tout mélangé. (…) Il faudrait une nouvelle constituante. Il faudrait dire : cette crise démocratique est trop forte, et cela demande de refonder la république. ». La VIe République, une idée chère aussi à Arnaud Montebourg depuis 2001 et reprise par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle. L’objectif est clairement politique.
Dans un édito intitulé « Ce, ceux dont nous ne voulons plus », Michel Broué, cofondateur de Méediapart, désigne les « réseaux » qu’il faut éliminer pour y parvenir : « Tout laisse à penser que cet argent, ce montage, ne sont pas qu'une entreprise personnelle. Qu'il a menti, puis avoué, pour protéger autre chose. Quoi ? Qui ? (…) Je voudrais que l'on enquête plus sur les liens, personnels, politiques, financiers, directs ou indirects, qui unissent par exemple Fouks, Strauss-Kahn, Cahuzac, beaucoup des « ‘strauss-kahniens’ », certains des ex-« ‘rocardiens’ », certains des ex-responsables de l'UNEF des années 80-90, leurs « ‘petites-mains’ », et bien d'autres... — et il semble nécessaire que Manuel Valls, ministre de l'iIntérieur, s'explique sur ses liens avec l'entreprise et les personnes qui ont assuré et assurent la « ‘communication’ » de Strauss-Kahn et de Cahuzac. » C’est toute la « deuxième gauche » et l’aile social-démocrate du PS qui est sont en ligne de mire, accusées de corruption et de liens avec l’extrême -droite.
Machine à délation
Sur le site du Nouvel Obs, Bruno Roger-Petit commente durement : « Disons les choses comme elles sont, le texte de Michel Broué est (…) une répugnante et hideuse machine qui avale les rumeurs, les digère et les recrache sous forme de suspicions en forme de délations qui valent condamnations. (…) Au-delà de la nécessité de combattre la corruption en politique, il n'est pas interdit de se demander où nous mènent tout droit les Plenel et les Broué, saisis qu'ils sont par une vertu dont ils sont persuadés d'être les seuls garants. » .»
Ainsi, ce qui a commencé comme un règlement de comptes entre époux a rebondi sur une rancune politique locale, et les journalistes d’investigation de Méediapart en ont fait la matière d’un règlement de comptes de grande envergure au sein d’une génération d’hommes de gauche aux combats desquels ils ont pris part depuis les années 1980.
Ce journalisme-là n’éclaire pas. Il a lui-même besoin d’être décrypté pour être compris. Comme tous les journalismes, c’est un journalisme politique. Et ce journalisme-là fait celle du pire.
Michel Gheude