La virilité: «salaire symbolique»?
Mercredi 28 février 2018
Dans nos sociétés, le travail a longtemps été pensé comme une aff aire d’hommes. Or pour mieux comprendre la manière dont le travail modèle les identités masculines, il est essentiel de décrire aussi les activités réalisées, souvent de forme discrète et gratuite, par des femmes. Par ailleurs, si la «virilité» peut constituer un outil pour supporter des conditions de travail difficiles, les femmes en paient souvent le prix…
Eduquer 136: On ne naît pas homme, on le devient
Le genre pour comprendre le travail
Or pendant longtemps le travail a été exclusivement pensé, en sciences humaines et sociales, en prenant pour modèle le travail socialement attribué aux hommes. Par exemple, Marx parle des besoins des travailleurs en termes de ressources (aliments, soins, loisirs…), sans «voir» que «quelqu’un» doit bien transformer ces ressources brutes en aliments consommables, en soins adéquats, etc., pour garantir la reproduction de la force de travail1. Cet oubli du travail domestique n’est possible qu’en vertu d’un point de vue centré sur les hommes. Ainsi, à partir du moment où l’on commence à rendre visible l’existence d’un autre «genre» de travail, autant notre compréhension du travail que celle de la masculinité progressent.La virilité pour pallier des conditions de travail difficiles
La virilité est l’un de ces concepts qui fait l’objet d’une compréhension approfondie à partir du moment où les femmes sont inclues dans l’équation. Il a été d’abord développé par Christophe Dejours, pour décrire une construction défensive mise en place par des collectifs masculins (par exemple, des ouvriers du bâtiment), et ayant pour fonction de neutraliser la peur de l’accident de travail2. Dans de tels collectifs, celui qui évoque la simple possibilité de redouter un accident, ou encore, qui manifeste une quelconque émotion ou vulnérabilité, est immédiatement sanctionné par le groupe de pairs. De cette manière, le collectif permet à chaque travailleur de mieux tolérer les risques de son métier… en les niant ou en les idéalisant. Les coûts et les causes de ce type de stratégie sont analysés par Dejours: rejet des mesures de sécurité, engourdissement de la sensibilité, sont à mettre sur le compte de conditions de travail dégradées; c’est-à-dire que ce type de défense ou idéologie virile ne s’installe que dans la mesure où les travailleurs sont résignés face à l’impossibilité de faire entendre par leur hiérarchie les souffrances induites par leurs conditions de travail. Sous cet angle, la virilité n’apparaît plus comme un simple héritage culturel, un trait archaïque, arbitraire et voué à disparaître de lui-même: on en perçoit l’utilité pour les hommes qui en suivent les préceptes; cette utilité se réalise dans le champ du travail. Dejours a surtout décrit la virilité comme le reflet d’une condition peu désirable, un appauvrissement de la vie psychique des travailleurs, et aussi, implicitement, comme une affaire à cent pourcent masculine, qui se joue au sein de collectifs d’hommes exploités par d’autres hommes. Danièle Kergoat et Helena Hirata ont, les premières, introduit une approche différente,basée sur la compréhension féministe de la division sexuée du travail3. Analysant le travail au sein d’une entreprise de transport routier, elles ont tout d’abord observé que l’adhésion à l’idéologie virile de la part des travailleurs y était encouragée par la hiérarchie, et aboutissait à une valorisation paradoxale du travail en conditions éprouvantes: la virilité semble ici fonctionner comme une idéologie qui fait adhérer les travailleurs aux intérêts de leurs patrons. Mais les camionneurs sont-ils vraiment dupes? Ou bien la virilité développée au travail rapporte-t-elle une forme de salaire symbolique qui en compenserait réellement les coûts?Les femmes pallient l’exploitation des hommes
Pour y réfléchir, on peut citer une étude réalisée dans une industrie de process4 , laquelle a montré que lorsque les conditions de travail se dégradent pour les ouvriers (hommes), elles se dégradent aussi pour leurs conjointes femmes) car la charge de travail domestique nécessaire pour maintenir les ouvriers en état de travailler augmente. Et quand les conjointes ne parviennent plus à répondre à leurs besoins et exigences accrues, les hommes réagissent avec violence, ou dépriment quand elles s’en vont. Dans ce cas, l’idéologie qui «achète» les travailleurs, ou encore, ce qui les fait tenir, c’est l’idée que leur souffrance face au travail leur donne le «droit» d’imposer, y compris par la force, une charge de travail exponentielle à leur conjointe. En somme, la résistance physique et psychologique exigée de ces travailleurs ne s’obtient que dans la mesure où leur vulnérabilité, qu’ils nient dans l’espace public, est en quelque sorte déléguée aux soins domestiques de leurs conjointes. Ainsi, étudier l’organisation genrée du travail permet non seulement de mieux comprendre comment de nombreux traits de caractère culturellement associés à la masculinité (mépris de la peur, de la faiblesse, etc.) persistent dans nos sociétés malgré leur aspect «primitif»; mais encore, cela permet de mieux comprendre des phénomènes a priori distants du monde du travail tel qu’on le conçoit habituellement, tel que la norme sociale de l’hétérosexualité (selon laquelle l’attraction sexuelle entre hommes et femmes serait la seule possible)5 . La division sexuée du travail procure aux hommes divers bénéfices: en premier lieu, la possibilité d’ “acquérir” une femme et sa force de travail, gratuitement ou à prix accessible - l’inégalité salariale étant l’un des moyens par lesquels cette acquisition est rendue possible. De tels bénéfices compensent (généralement) les coûts de la masculinité, ce qui permet de comprendre pourquoi ces coûts sont acceptés et même recherchés par de nombreux hommes6. Enfin, adopter une perspective de genre met en lumière le fait que ces coûts ne s’imposent pas seulement aux hommes, mais aussi, directement ou indirectement, aux femmes, lesquelles n’en retirent as les mêmes bénéfices 7.Les femmes toujours lésées
On objectera qu’une telle division binaire du travail selon le genre appartiendrait déjà au passé, et que les identités masculines et féminines ne sont déjà plus le fruit de carcans aussi rigides; ou encore, que ce qui vaut pour les ouvriers soumis à des travaux de force et d’endurance ne s’appliquerait pas au monde des cadres et aux professions intellectuelles. Certes, dans de nombreux métiers, y compris ceux traditionnellement masculins, un homme peut être valorisé pour sa sensibilité, ou sa sollicitude; cependant, chez une femme, les mêmes compétences seront généralement perçues comme naturelles (c’est «la moindre des choses»!), ce qui rend bien plus difficile de faire reconnaître la valeur sociale de leur travail8.Quant à l’émancipation de nombreuses femmes qui se manifeste par leur accès amplifié au marché du travail, elle s’obtient le plus souvent à travers la délégation à d’autres femmes de l’exécution du travail domestique, cette délégation prenant y compris la forme de politiques sociales.Comme l’observe Christine Delphy, les principaux bénéficiaires de ces politiques sont donc les hommes, qui peuvent ainsi continuer à ne pas réaliser le travail domestique dont ils bénéficient9. Changer cette organisation inégale du travail exige de critiquer la façon dont les représentations sociales d’une «nature» féminine VS masculine viennent justifier des responsabilités et rétributions inégales. Une façon d’y contribuer est de rendre plus visible la pluralité des expressions du genre, en fonction des places occupées. Jan Billaud, docteur en psychologie et Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale Pascale Molinier est professeure de psychologie sociale à l’université Paris 13 SPC. Elle est l’auteure des Enjeux psychiques du travail, Poche Payot. Jan Billand est docteur en psychologie de l’Université Paris 13SPC, et chercheur adjoint au secrétariat de la santé de l’État de São Paulo, au Brésil.
Sommaire du dossier
Références bibliographiques
- Rubin, G. (1998) L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre. Cahiers du CEDREF, pp. 3–81.
- Dejours, C. (1980). Travail : usure mentale. De la psychopathologie à la psychodynamique du travail. Paris: Bayard.
- Hirata, H. & Kergoat, D. (1988). Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail. Dans Christophe Dejours (Dir.), Plaisir et souffrance dans le travail, vol. 2, pp. 131–176.
- Molinier, P. (2004) Dépression sous les neutrons : une enquête dans l’industrie de process. Cahiers du Genre, vol. 36, p. 121.
- Welzer-Lang, D. (2000). Pour une approche proféministe non homophobe des hommes et du masculin. Dans Approches proféministes des hommes et des masculinités. Toulouse: Presses Universitaires du Mirail.
- Dulong, D. G., Christine; Neveu, Érik, Guionnet, C. & Neveu, É. (Dir.) (2012). Boys don’t cry ! Les coûts de la domination masculine. Rennes: Presses Universitaires de Rennes.
- Molinier, P. (2008). Pénis de tête. Ou comment la masculinité devient sublime aux filles. Cahiers du Genre, n° 45, pp. 153–176.
- Molinier, P., Laugier, S., & Paperman, P. (Dir.) (2009). Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité. Paris: Petite Bibliothèque Payot.
- Delphy, C. (2015). Pour une théorie générale de l’exploitation: des différentes formes d’extorsion de travail aujourd’hui. Paris: Éditions Syllepse.