Imaginons un bar qui propose de la bière au fût. Cet établissement se distinguerait des autres par la particularité suivante: on y servirait la bière dans des verres dépareillés - verres à vin, mugs, bocks, etc. De plus, aucun verre ne porterait le trait des 25 cL qui permet d’ajuster la pinte offi cielle dans les bars corrects. Impossible donc, dans ces conditions, de servir très exactement 25 cL! Certains verres contiennent donc plutôt 23 ou 24 cL de bière, d’autres 26 ou 27 cL. Imaginons même que, pour des raisons mal connues liées à l’humeur des serveurs, le contenu des verres se rapproche de 23 cL au printemps, augmente pendant l’été, atteigne 27 cL vers novembre, pour décroître de nouveau en hiver. Admettons enfi n que la direction ne donne aucune explication sur la contenance des verres et leur variation: la carte n’indique rien de plus que «verre de bière au fût», sans valeur numérique.
«Super-pinte!»
Avec ces récipients tous différents et sans trait de jauge, la variation annuelle de 23 (printemps) à 27 (automne) et de nouveau 23 (printemps de l’année suivante) serait quasi impossible à estimer à l’oeil nu, ni à la main, ni au palais. Très probablement, seule une minorité de consommateurs s’intéresserait à la contenance des verres, et presque aucun ne relèverait cette tendance cyclique du verre à osciller de 2 cL de part et d’autre de la moyenne, à part peut-être un employé de l’Organisme de Contrôle du Niveau de la Pinte, muni d’un outillage spécifique - si toutefois un tel organisme existe. Un jour de novembre, une pancarte devant notre bar annonce: «SUPER-PINTE DEMAIN! LE PLUS GRAND VERRE DU SIÈCLE!» La direction loue du matériel de précision et embauche des serveurs virtuoses que l’on voit ajuster avec un soin maniaque des «super-pintes» à la goutte près. Aux consommateurs curieux, on explique que le verre du jour atteint exactement la valeur fabuleuse de 27,025 cL! La direction admet, un peu gênée, que la pinte dans ce bar fluctue de toute façon de 23 (en mai) à 27 cL (en novembre). Des consommateurs rabat-joie font remarquer que la «super-pinte» du jour ne dépasse le maximum automnal que de 0,025 cL, soit quelques gouttes, et n’excède la moyenne annuelle que d’une cuillerée à soupe. «La super-pinte ne diffère presque pas de la pinte habituelle. Elle n’est «super» que par la précision apportée au service du jour. Je refuse de la boire.», affirme un client mécontent. D’autres consommateurs satisfaits et naïfs observent leur verre, oubliant qu’ils n’ont jamais vraiment fait attention à leur contenu: «Cette bière est vraiment plus grande que la normale!». Dans un coin du bar, isolé, l’inspecteur du fameux organisme de contrôle, sortant son outillage de haute précision: «Tiens, ils ont dépassé les 27,00 aujourd’hui, c’est exceptionnel, on n’avait pas vu cela depuis des dizaines d’années».
Une super-Lune pas si super
Décevante, l’opération super-pinte de 27,025 cL? C’est à peu près ce qui s’est produit récemment avec la «super-Lune» du 14 novembre. Il y avait l’impossibilité de mesurer précisément la taille de la lune sans outillage précis. Il y a eu les pancartes criardes: «Ce lundi soir, une super-Lune géante et brillante éclairera le ciel (…). À vos jardins, vos fenêtres et vos balcons. Ce lundi soir, une super-Lune d’une ampleur exceptionnelle éclairera la nuit» (Le Soir)1 . Il y a eu les astronomes pré- cis, qui donnent l’information exacte: «La pleine Lune fait 33,5986 minutes d’arc2 . C’est la première fois depuis des dizaines d’années qu’une pleine Lune dé- passe les 33,59. Elle oscille de toute façon entre 29,4 (pleine Lune de mai 2016) et 33,5 minutes d’arc pour une moyenne de 31,5, ce que personne ou presque ne remarque. Demain, 33,5986 au lieu de 33,5, c’est un record totalement imperceptible sans outils de haute précision.» Il y a eu les rabat-joie: «La super-Lune ne diffère presque pas de la Lune habituelle. Elle n’est «super» que par la précision apportée à la mesure. Inutile de la regarder.»
«Elle était énorme!»
Et puis, il y avait aussi les satisfaits naïfs, oubliant qu’ils n’ont jamais attentivement regardé la Lune: «J’ai regardé le lever de Lune ce 14 novembre, elle était vraiment très grosse!». Hélas, il s’agit d’une illusion très spectaculaire, encore mal expliquée d’ailleurs, et facile à déjouer3 : la Lune, super ou non, ainsi que le Soleil d’ailleurs, paraît plus grosse à son lever que lorsqu’elle est haut dans le ciel. Il était donc tentant, le 14 novembre dernier, après un certain emballement médiatique et en regardant la lune à son lever, de penser observer un spectacle exceptionnel. La Libre Belgique a entretenu cette illusion en publiant de belles photos du lever de «super-lune», qui semble effectivement bien imposante4. Que penser de ces photos? Principalement qu’elles ont été prises avec un bon téléobjectif! En prenant la Lune avec un bon grossissement dans l’axe d’un monument très lointain, elle apparaît très grosse. Il s’agit d’un simple effet de perspective, bien exploité par les photos de La Libre.
Les ingrédients d’un mythe…
On retrouve là plusieurs ingrédients d’un petit mythe scientifique: fascination pour les nombres, culte de la précision, illusion d’optique et photos pré- sentées sans recul par des mé- dias peu critiques. Et surtout, cet intérêt pour les records et les extrêmes, fussent-ils peu spectaculaires. Or, avec de bons moyens de mesure, tout peut être matière à record. Le 24 décembre le plus glacial ou le plus sec, le 29 juillet le plus humide ou le plus chaud, la population mondiale atteignant 7 000 000 000, etc.: l’intérêt gourmand pour les situations records et les nombres ronds, amplifiés par l’effet grisant de la pré- cision des mesures, se nourrit de tous les thèmes imaginables. À la limite, la super-Lune du 14 novembre peut se comparer à ces «événements» mondiaux purement numériques où il n’y a rien de spécial à voir, comme le passage à l’an 2000. Ces «non-événements» ne deviennent «événements» que de façon auto-réalisatrice, parce que beaucoup de personnes y assistent de concert.
… mais plaisir de l’événement partagé
Repensons en effet aux clients dans ce bar bizarre. La bière coule à flot, malgré les rabat-joie. On apprécie la précision du nombre: 27,025 à la goutte près, c’est impressionnant, précis et beau comme un alunissage réussi au kilomètre près. On loue la qualité du matériel et l’habileté des serveurs, et, finalement, l’initiative amusante du bar. Ce n’est quand même pas rien d’avoir la chance d’apprécier, tous ensemble, une bière de 27,025 cL! Les clients oublient qu’ils sont là pour le deuxième chiffre après la virgule. Ils connaissent, finalement, ce plaisir particulier de participer ensemble à un évé- nement qui n’est événement que parce que tous le pensent comme tel.
Kepler aurait aimé!
Même s’il est un peu paniquant de voir autant de journaux et de sites relayer des informations exagérées, voire erronées5 , il faut admettre qu’il y avait plus important dans l’actualité du 13 novembre (aux États-Unis notamment) que le diamètre apparent de la Lune. Il ne s’agit pas non plus de se moquer d’un public qui aurait avalé sans réfléchir une information mal vérifiée. Au contraire! Grâce à cet «événement», des millions de personnes ont porté attention à un phénomène naturel superbe et quotidien, le mouvement lunaire, et ont appris une chose fondamentale: la Lune ne tourne pas en cercle autour de la Terre, mais effectue une ellipse (une sorte d’ovale, comme le bureau de M. Trump). Qu’y a-t-il de fondamental dans cette ellipse cosmique? Au début du 17e siècle, selon le système astronomique défendu par l’Église chré- tienne, le cercle est la seule figure parfaite. Les planètes, objets célestes, et par suite, parfaits, doivent donc circuler sur des cercles. Lorsque Kepler, en 1609, annonce comme une loi générale que non seulement la Lune autour de la Terre, mais les planètes autour du soleil parcourent des ellipses, il franchit le pas que même Galilée n’avait osé franchir. En faisant basculer les phénomènes célestes dans le domaine du non-parfait et donc du connaissable, et en énonçant ses trois fameuses lois qu’on apprend maintenant en secondaire, Kepler ouvre la voie à Newton, et donc, à la physique moderne. L’astronome allemand, soucieux de partager ses découvertes, aurait sûrement apprécié que des millions d’humains soient sensibilisés à sa loi des ellipses, fût-ce au prix d’exagérations médiatiques! François Chamaraux, Docteur en physique
1. www.lesoir. be/1366627/ article/actualite/ sciences-etsante/2016-11-13/ ce-lundi-soir-unesuper-lune-geanteet-brillante-eclaireraciel, consulté le 3 janvier 2017.
2. La minute d’arc est une unité de taille apparente: c’est l’unité pertinente pour comparer la taille sous laquelle un objet lointain nous apparaît.
3. Il suffit de choisir un petit objet, par exemple un petit pois, de la bonne taille pour que tenu à bout de bras, il recouvre tout juste le disque lunaire à son lever. On constatera qu’il le recouvre aussi quand la Lune est haut sur l’horizon. Comme souvent en science, il suffit d’une bonne mesure pour faire cesser les disputes.
4. www.lalibre.be/actu/planete/la-super-lune-seleve-sur-le-monde-decouvrez-les-plus-bellesimages-5829ffd9cd70fb896a69ab74, consulté le 3 janvier 2017.
5. Sur http://sciencepost.fr/2016/11/soir-neratez-surtout-super-lune-siecle/, consulté le 3 janvier 2017, on pouvait même lire que la Lune serait 30 fois plus brillante que la normale! Il s’agissait d’une erreur de traduction cumulée à une erreur mathématique.