La prise en compte de la question des inégalités d’apprentissage / Formation initiale des enseignant·e·s
Mardi 18 juin 2019
La question des inégalités d’apprentissage représente un enjeu crucial pour notre enseignement. À l’heure où le Pacte et la réforme de la formation initiale en Fédération Wallonie-Bruxelles ravivent le débat, la Faculté des Sciences Psychologiques et de l’Éducation de l’ULB a organisé une journée d’étude sur cette thématique ce 8 mai.
Quelle prise en compte de cette question dans la formation initiale?
Des repères pour penser les inégalités d’apprentissage
De nombreuses recherches dans différents champs disciplinaires tels l’éducation, la sociologie, l’économie, et d’autres encore démontrent qu’en Belgique, les inégalités scolaires s’inscrivent plus largement dans celles des inégalités sociales. Les deux sont positivement corrélées ce qui amène à identifier des enjeux forts qui mettent en péril notre démocratie, souligne la chercheuse et professeure Sabine Kahn à l’occasion de l’ouverture de la 3e journée d’étude autour du Pacte d’excellence organisée par l’ULB. Les pratiques enseignantes ont longuement été passées au crible des chercheurs et chercheuses en éducation pour mettre en évidence le fait que certaines accroissent les risques d’inégalités d’apprentissage quand d’autres les résorbent. Face à ces éclairages, il est essentiel de questionner la formation initiale, de (re)penser l’accompagnement des futur·e·s enseignant·e·s, d’inciter à porter un plus grand regard sur ces pratiques au travers des apports de recherches. Le questionnement de cette prise en compte au sein de la formation initiale passe irrévocablement par une interrogation plus large sur les conceptions que se font les enseignant·e·s de la différence entre élèves et de la nature des difficultés.
Des conceptions variées de la différence entre les élèves
Les conceptions de la différence que peuvent se faire les praticien·ne·s sont plurielles. Trois catégories de pensée peuvent être distinguées, toujours selon Sabine Kahn. Certain·e·s adoptent une conception dite «naturalisante», qui consiste à penser la différence comme inhérente à la nature de l’élève. Il s’agit de croire qu’il existe des différences de nature entre apprenant·e·s. La différence peut également être pensée comme un manque (de connaissances, de motivation, d’attention, de régularité). Cette conception «quantitative» repose sur la comparaison des performances d’un·e élève avec celles des autres. La forme scolaire de transmission des savoirs n’est de toute évidence pas étrangère à ce mode d’analyse. La différence se révélant ici par comparaison à une norme de progression préétablie pour l’apprentissage. Les conceptions «naturalisantes» et «quantitatives» qui viennent d’être évoquées rendent l’élève responsable de sa différence. Cependant, une troisième, nommée «diffraction», tend à porter un regard différent, plus en adéquation avec les avancées scientifiques dans les champs de l’éducation et de la sociologie, et à inverser la vapeur. Il ne s’agira plus d’envisager la différence comme de la seule responsabilité de l’élève mais de la concevoir dans la relation entre la culture de l’élève et la culture scolaire. À travers cette vision, des études mettent en avant qu’une catégorie d’élèves, ceux issus de milieux défavorisés, ne perçoivent pas certaines spécificités des savoirs scolaires. La conception en termes de «diffraction» considère la culture scolaire comme un obstacle auquel l’élève doit s’accommoder pour apprendre et réussir à l’école. Selon cette perspective, le Centre de Recherche en Sciences de l’Éducation de l’ULB (CRSE) s’est longuement penché sur la problématique des inégalités d’apprentissage et estime qu’elles trouvent leur origine dans les facteurs suivants:
- un rapport à la culture différent qui conduit à construire et renforcer des dispositions inégalitaires face à l’École (des loisirs socialement marqués, des choix d’activités hors du temps scolaire plus ou moins proches de la culture légitimée par l’institution scolaire);
- des usages différenciés et différenciateurs du langage en fonction du milieu de provenance de l’élève (Basil Bernstein, sociologue, distingue deux codes langagiers différents: le restreint des publics défavorisés, et l’élaboré des classes moyennes/ supérieures. Les usages du langage sont socialement marqués/ déterminés par la position sociale, reconnus et légitimés par l’institution scolaire qui valorise plutôt le code élaboré).
- des représentations et rapports différents à l’école (l’institution scolaire comme lieu de soumission/obéissance ou celui de l’exercice libre de l’esprit critique/de l’autonomie de penser);
- et enfin, une exposition à des savoirs et des pratiques différentes dans la scolarité précédente (Elsa Roland, docteure en éducation, exposait le cas d’une classe de première primaire au sein de laquelle était réunis des enfants qui avaient été confrontés à un apprentissage très différent de la lecture dans le passé. Face à deux enseignantes différentes en maternelles, certains ont intensément travaillé l’entrée dans la lecture, là où d’autres moins. Les deux enseignantes interrogées ne percevaient pas les mêmes missions à leur fonction. La première estimait qu’il s’agissait d’un objectif clé pour la sortie des maternelles tandis que la seconde concevait plutôt des enjeux d’autonomie et de socialisation).
Une catégorie de penser la différence prééminente chez les praticiens et futurs enseignants
Bien qu’il existe de multiples conceptions de la différence, les catégories qui consistent à en attribuer la responsabilité à l’élève seul·e semblent dominantes chez les enseignant·e·s en fonction, prouvent les travaux de Brigitte Monfroy en 2002. En 2016 et plus actuellement en 2019, ceux de Christina Giambarresi et Sophie Vanmeerhaeghe (nous y reviendrons), nous démontrent que le même phénomène existe chez les futur·e·s enseignant·e·s en formation. La tendance serait plutôt à la recherche de la cause des différences et difficultés scolaires du côté des caractéristiques intrinsèques des élèves (famille, milieu social, etc.). Sabine Kahn constate: «Par exemple, nous savons bien que le redoublement renforce les inégalités, que certains élèves n’arrivent pas avec les dispositions attendues par l’institution scolaire, et pourtant nous maintenons cette forte tendance à attribuer la difficulté scolaire, les carrières scolaires, voire les échecs scolaires aux élèves eux-mêmes ou aux familles.» Comment comprendre la prédominance de conceptions naturalisantes dénoncée par une série de scientifiques? La chercheuse l’explique par un phénomène qu’elle qualifie d’acrasie professionnelle.
Un phénomène d’acrasie lié à un sentiment d’impuissance?
Les praticien·ne·s ressentent un profond sentiment d’impuissance face aux élèves moins acculturés et/ou qui ne semblent pas montrer les comportements attendus (motivation, sens de l’effort, persévérance). Ils sont également au centre de tensions et contradictions considérables: tenu·e·s entre la volonté d’enseigner et le poids de l’évaluation qui les pousse au classement des élèves. Ces tensions mènent une majorité d’enseignant·e·s à adopter des actions acratiques. Tout en ayant conscience des enjeux liés aux inégalités d’apprentissage, ils se confortent dans des idées (ex: que les difficultés sont dues à des caractéristiques intrinsèques, qu’il faut s’attacher au redoublement en se faisant croire à des bénéfices) qui ont démontré leurs travers. L’acrasie, concept philosophique mis en lumière par Spinoza, Platon et Socrate, consiste à agir à l’encontre de son meilleur jugement. Les praticien·ne·s adopteraient donc des actions accomplies délibérément à l’encontre de ce qu’ils jugeraient préférable de faire pour survivre à l’impuissance et aux pressions. L’explication de cette tendance tient aussi au fait qu’elle amène à plus de confort que de porter tout le poids de la responsabilité selon Christian Orange, didactien-chercheur à l’ULB. Dans «Psychogenèse et histoire des sciences», Jean Piaget et Rolando Garcia mettaient d’ailleurs en évidence la tendance humaine de trouver pour explication première à un phénomène des causes «intra-objectales» (propres à l’objet, en convoquer les propriétés pour élaborer une explication). Envisager des causes inter-objectales (en termes de systèmes/ relations plus complexes) représente une activité plus intellectuellement coûteuse et inconfortable, ce qui pourrait expliquer les raisons du caractère robuste de représentations pourtant dépassées.
Quels enjeux pour la formation des futurs enseignant·e·s?
Étant donné qu’il existe des catégories dominantes de penser les difficultés scolaires comme à attribuer à l’élève, ne convientil pas de s’interroger sur le traitement de cette thématique en formation initiale? Fautil pour autant en conclure que les Hautes Écoles ne les abordent pas ou n’éveillent pas à ces enjeux? Deux enquêtes apportent des précisions. Les analyses de Sophie Vanmeerhaeghe font remarquer que les futurs enseignant·e·s confronté·e·s à une classe ont tendance à percevoir le groupe comme homogène. La chercheuse constate que les difficultés des élèves ne sont pas perçues au premier abord et ne font pas partie des premières préoccupations du stagiaire qui se forme au métier. Après questionnement d’étudiant·e·s de Hautes Écoles pour analyser les effets de la formation initiale sur les conceptions de la différence des futurs enseignant·e·s, Christina Giambarresi en arrive à la conclusion suivante: une majorité en première et en troisième année entretiennent une conception «naturalisante» de la différence entre les élèves. Cette conception ne diminue d’ailleurs pas au fil du cursus. Selon les chiffres obtenus, elle a même légèrement augmenté. Cependant, des plages horaires considérables leur sont dédiées. Les conceptions de la différence et l’importance d’abandonner des analyses qui incombent à l’élève les responsabilités pour adopter une conception en termes de diffraction sont travaillées par les formateur/trice·s (ce qui nous est confirmé par nombre d’entre eux/elles présent·e·s dans la salle) mais ne font visiblement pas effet sur le terrain. L’enjeu ne réside ainsi pas dans le fait d’évoquer ou de travailler ces phénomènes mais de repenser l’action éducative. Faire prendre conscience des positionnements différentiels existants est insuffisant. Il faut parvenir à contrer cette tendance à adopter le plus confortable ou à changer de catégorie de pensée pour ceux et celles chez qui elles sont déjà bien ancrées.
Des pistes pour (re)penser la formation initiale….
Comment donc envisager la formation pour répondre aux enjeux qu’elle pose? Le premier élément à retenir est la nécessité de focaliser davantage l’attention des (futur·e·s) enseignant·e·s sur les effets des pratiques pédagogiques en termes d’inégalités scolaires. Présent à cette journée, le didacticien et formateur Sylvain Doussot émet ce constat: si les catégories obsolètes de concevoir la différence restent dominantes, c’est bien car elles aident les praticien·ne·s à supporter le poids de leurs missions vis-à-vis de ces inégalités et à y survivre mais aussi, parce qu’ils/elles exercent souvent leur fonction en solitaire. Des solutions sont à envisager du côté de la coopération/collaboration entre acteurs/actrices. Une importance majeure doit être attribuée à l’accompagnement/ la supervision et le coaching. Le travail à plusieurs permet en effet la co-responsabilité, la diminution du sentiment d’impuissance et la possibilité de s’éclairer mutuellement sur les effets des pratiques déployées dans les classes. Une seconde piste repose sur le besoin de sortir de cette logique visant à fournir des solutions, à enseigner des règles sans les questionner: «se débâtir de l’idée qu’il existe une bonne façon de faire, une bonne manière d’enseigner, pour offrir des modèles de réflexion» pour reprendre les dires du didacticien nantais. Travailler sur des cas concrets, des épisodes de situations vécues et/ou susceptibles d’être rencontrées, voilà la voie à privilégier. La réflexion et l’analyse sont les maîtres mots pour réenvisager la formation des enseignant·e·s sur la prise en compte de la question des inégalités d’apprentissage. Amina Talhaoui, enseignante en primaire Amina Talhaoui - Enseignante en primaire, spécialisée en orthopédagogie, assistante chargée d’exercice auprès d’étudiant·e·s en master à l’Université Libre de Bruxelles et doctorante en sciences de l’éducation.