La fin du journalisme Watergate

Mardi 24 septembre 2013

C’était une scène touchante. Laurent Delahousse disait à Robert Redford venu présenter son film The Company you keep dans le journal de France 2 : « C’est grâce à vous que je suis devenu journaliste, grâce à ce film dans lequel vous incarniez Bob Woorward, le reporter du Washington Post. » All the Président’s men, un film d’Alan Pakula, millésimé 1976. Adapté du livre de Carl Bernstein et Bob Woodward, les deux journalistes qui avaient fait tomber Richard Nixon deux ans plus tôt en révélant le scandale du Watergate. Depuis lors, tous les journalistes du monde ont rêvé de faire tomber un président.
Redford s’est contenté de sourire. Peut-être parce que son film, un beau film plein d’humanité, est, entre autres, une critique de ce rêve. On y voit en effet un jeune journaliste désireux de se faire les dents. Il est intelligent et sympa, mais il a recours à toutes les pratiques maffieuses du journalisme d'investigation: chantage, corruption de fonctionnaires, dénonciation publique... jusqu’au jour où il devine que Redford, l’ancien militant radical en fuite, devenu avocat sous un faux nom depuis les années 1980, n’est pas le meurtrier recherché par le FBI. Ben, le journaliste joué par Shia LaBeouf, n’est pas manipulé comme Woodward l’a été par un haut fonctionnaire de police qui règle ses comptes. Il ne cherche pas à criminaliser Redford. Il veut le comprendre.

L’école de l’information

La série Newsroom raconte la vie quotidienne des journalistes d’une chaîne câblée newyorkaise. Leur rédac chef a un parti pris : le rôle d’un JT est de vous donner les informations qui vous permettent de voter en connaissance de cause. Pour cela, il faut donner du temps aux informations importantes, négliger les people, parler d’économie de manière compréhensible, poser aux politiques des questions documentées, ne s’apitoyer sur personne… Pour chaque enjeu, l’écran est un tribunal. Le présentateur interroge les témoins et révèle les faits. Et une info n’est pas une pièce de monnaie. Il n’y pas forcément un pile et un face. Parfois, elle a cinq côtés, parfois un seul. Et le présentateur est l’avocat de toutes les parties. Et d’abord, les faits. Les faits sont sacrés. Le 8 janvier 2011, la députée Gabrielle Giffords est victime d’une fusillade à Tucson. Quand Fox et CNN annoncent sa mort sur base d’une seule source, la rédaction passe outre aux injonctions du patron de la chaîne: « C’est une personne. Les médecins annoncent sa mort, pas les news. » Chapeau ! Et bien vu : Giffords a survécu. Oui, les faits. Les faits. Les faits. Les faits et l’éthique. Le 2 mai 2011, la Maison blanche annonce que le Président s’adressera à la Nation en fin de soirée. Tous les journalistes sont sur le pont. Que va-t-il dire ? On suppute, on discute. Ben Laden ? Possible. On cherche des sources. Des confirmations. On en trouve une. Il en faut deux. Le temps passe. Les lignes téléphoniques surchauffent. La pression monte. Ça y est : deuxième confirmation ! On saute chez le directeur de l’info pour le feu vert. Et là, stupéfaction ! Feu rouge ! On n’annonce pas la mort de Ben Laden comme un résultat sportif. On se souvient qu’en 1991, quelques infos en direct ont permis aux Irakiens d’ajuster leurs tirs de missiles sur Tel Aviv avec trois morts à la clé. Si Obama a reculé son annonce d’un quart d’heure, c’est peut-être qu’il y a des vies en jeu. Pourquoi annoncer avec quelques minutes d’avance ce que le Président veut annoncer lui-même ?

Une critique engagée

Faut-il dramatiser l’info ? Un terroriste tente de monter dans un avion avec une bombe. Il est arrêté. Le système de sécurité a fonctionné. C’est un solitaire sans lien avec une organisation comme Al Qaeda. Il est musulman, mais le coup de fil qui a alerté les policiers a été donné par un autre musulman. La plupart des chaînes ont joué sur la peur et n’ont pas mentionné l’auteur de l’alerte. Mais la dramatisation, ce n’est pas rendre les choses dramatiques, c’est seulement bien les raconter. Newsroom passe à la moulinette le journalisme à sensation, le journalisme de délation, les méthodes illégales des tabloïdes. Et aussi le journalisme complaisant, qui se prête aux petits jeux politiciens, qui va toujours dans le sens du poil, du préjugé, de l’opinion dominante. Newsroom est un magnifique pamphlet sur le journalisme contemporain. Aaron Sorkin, le scénariste du Social Network de David Fincher et de la série A la Maison Blanche, a sans doute écrit, avec Newsroom, une des œuvres les plus politiques et les plus acides de toute l’histoire de la télévision. Car sa critique d’un certain type de journalisme, c’est aussi la critique du Tea Party, mouvement apparu en 2008 avec la crise des subprimes et qui a radicalisé le conservatisme du parti républicain. Newsroom dénonce leurs mensonges et leurs simplifications extrêmes par la voix d’un journaliste, Will McAvoy, lui-même républicain et profondément attaché aux valeurs du parti de Lincoln. Et il n’a pas la langue dans sa poche: « Pureté idéologique, refus du compromis, interprétation littérale des textes sacrés, mépris de la science et de l’éducation, indifférence aux faits, hostilité au progrès, volonté de contrôler le corps des femmes, xénophobie aigue, mentalité tribale, haine pathologique du gouvernement : ils se disent tea party, conservateurs et même républicains, mais ce sont des talibans américains. »

La fragilité du journalisme

HBO a lancé la salve en plein mois de juillet : les sept premiers épisodes de la saison 2 de Newsroom. Nous connaissons bien à présent les journalistes d’ACN. Nous savons qu’ils ne pratiquent pas les journalismes que le journalisme ne devrait pas pratiquer. Ils ne nous manipulent pas. Ils ne cherchent pas à nous plaire ou à nous séduire. Ils sont honnêtes, rigoureux, exigeants. Avec eux-mêmes comme avec les autres. Et voilà qu’ils vont tomber dans le piège. Le piège du rêve des journalistes qui ont voulu faire du journalisme en voyant All Men’s President. Le piège des journalistes qui rêvent de faire tomber le Roi du Monde. Ils enquêteront avec le même sérieux, la même exigence, la même honnêteté que toujours. Ils n’auront pas une source, non pas deux témoignages, non pas trois confirmations, ils en auront six, ils en auront sept. Et pourtant ils ne verront et n’entendront que trop tard les petits détails qui auraient dû les alerter. Il suffira pour cela qu’une source les manipule. Qu’un témoin tienne des propos ambigus. Qu’à force de suivre une piste, les questions ne finissent par influencer les réponses d’un autre. Qu’on n’ait pas découvert à temps qu’un témoin apparemment fiable souffrait de problèmes mentaux à la suite d’un traumatisme. Alors, tout-à-coup, le vraisemblable devient l’ennemi du vrai. Alors la croyance l’emporte. Alors la confiance mutuelle que se portent les membres de la rédaction lève les doutes qui ne devraient pas être levés. Jusqu’au pire : la faute. La fraude. Dans sa volonté de faire éclater ce qu’il croit la vérité, un des journalistes trafique une interview, transforme une supposition en affirmation. Le manipulé devient manipulateur, le journaliste devient propagandiste. Tout s’effondre. Le journalisme est fragile. Ce n’est pas un métier de redresseur de torts. Il ne suffit pas de percer les secrets du pouvoir et des puissants. Il ne s’agit pas de révéler, de dénoncer. Il faut entrer dans l’extrême complexité, dans la diversité des relations humaines. Et pour y trouver un sens, il faut sans cesse lutter contre ses propres préjugés, ses convictions, ses indignations.

Le gardien du secret

Toute une génération de journalistes aura navigué dans le sillage du Watergate. Deux jeunes reporters montant à l’assaut de la Maison Blanche. Dénouant fil après fil un complot noué aux plus hauts échelons de l’Etat. Poussant à la démission le président des Etats-Unis. Triomphe de la justice et de la vérité. Journalisme romantique et chevaleresque. Newsroom pose la question d’un journalisme plus adulte. Ce n’est pas qu’il ne fallait pas dénoncer l’affaire du Watergate. C’était au contraire indispensable. Mais ce n’est plus qu’un cas de figure, pas un modèle. A 77 ans, Robert Redford dit au jeune journaliste qu’il avait incarné 40 ans plus tôt: « Les secrets sont dangereux, Ben. Quand tu deviens le gardien d’un secret, tu découvres aussi quelque chose sur toi-même. Tu es prêt ? »   Michel Gheude

Du même numéro

Articles similaires