La Shoah, un passé, moment fondateur de notre présent. Le conflit israélo -palestinien, un présent qui s’éternise. Deux événements qui ne cessent de nous interpeller, que nous ne cessons d’interroger. Dont on devine, par les sentiments qu’ils suscitent, par leur violence parfois, à quel point ils participent du sens -même de la société européenne contemporaine.
Alors, çà et là, un documentaire ouvre une porte, nous découvre des hommes et des femmes que la vie confronte plus que d’autres à ces événements. Soudain, tout est vécu, tout est vivant. L’Histoire nous traverse.
Sous les pavés, les morts
Les millions de victimes juives du nazisme, assassinées dans les camps d’extermination, sont des morts sans sépulture. Leurs proches et leurs descendants, quand il en existe, les ont non seulement perdues dans des circonstances atroces, mais ils restent, depuis, dans l’impossibilité de se recueillir sur leur tombe. Le nazisme n’avait pas seulement programmé l’extermination des juifs, mais leur effacement. Les biens des victimes furent confisqués, leurs maisons revendues. Les survivants qui sont revenus, n’avaient plus rien. Les enfants qui eurent la chance d’être cachés n’ont, dans le meilleur des cas, retrouvé que quelques rares souvenirs.
En 1993, l’artiste allemand Gunter Demnig a eu l’idée de placer des « pavés de mémoire » sur les trottoirs des maisons où vivaient les juifs quand ils ont été déportés. Sur chacun de ces pavés, on peut lire : « Ici habitait untel, né en telle année, déporté en telle année, assassiné en telle année dans tel camp. ». C’est tout. C’est immense. En près de vingt ans, Demnig a placé quarante mille de ces pavés en Allemagne et en Europe.
Sous le titre Qui dira le kaddish ?, Marian Handwerker a réalisé un documentaire sur l’installation de pavés de Demnig à Bruxelles et à Liège. A priori, on pourrait croire que les pavés de mémoire sont comme ces plaques apposées sur les façades qui rappellent que la maison fut autrefois habitée par un écrivain ou un homme célèbre. Un simple rappel. Un signe amical. Mais il n’en est rien. Demnig appelle ces pavés des « stolperstein », des pierres d’achoppement, allusion à un dicton allemand qui disait que là où quelqu’un trébuchait sur une pierre, se trouvait la tombe d’un juif.
Et le film d’Handwerker est en effet un documentaire sur l’achoppement. Comment ça achoppe quand, en face de votre maison, on plante la tombe du juif qui y vivait avant vous. Quand son fantôme ressurgit. Quand on ne peut plus marcher sur l’une des pierres de son entrée sans marcher sur le nom du mort. Même si évidemment on n’y est pour rien. Qu’on n’était pas né. Qu’on n’y connaît par forcément grand -chose à cette Histoire parce que, bien souvent, on vient d’ailleurs. Qu’on habite ces quartiers qu’habitent les immigrés et qu’habitaient les juifs avant -guerre quand ils étaient eux aussi d’immigration récente. Alors quand on vient d’un village turc ou marocain, qu’on le lit ce pavé, c’est difficile à dire ces noms juifs polonais. Ce n’est pas vraiment dans l’oreille. Même Auschwitz, on le lit de travers. Et les juifs qui sont là, les enfants, les petits enfants du mort, ça leur fait bizarre de voir des gens qui ne savent pas prononcer le mot Auschwitz. Qui n’ont pas l’air de savoir. Alors, ils essayent d’expliquer. Parfois le dialogue est vraiment touchant.
Ils sont vieux aujourd’hui les enfants des déportés, mais quand ils parlent de ce temps-là, ce sont des enfants. On voit bien qu’ils seront toujours des enfants. De vieux enfants. Pour certains, c’est embarrassant. On ne sait pas trop quoi leur dire. On dit qu’on sait, qu’on comprend, oui, oui. Même si on ne comprend pas bien. Parfois, le vieil enfant juif demande s’il peut entrer. S’il peut revoir la maison. On dit oui, par politesse. Il y a une femme en foulard à qui ça fait peur. N’y aurait-il pas des fantômes dans la cave ? Peut-elle dormir tranquille ? Et le vieil enfant juif tente de la rassurer.
Ailleurs, un homme écoute l’histoire que la femme juive lui raconte. Que sa mère, son frère, sa sœur, ne sont pas revenus. Mais que son père, oui. Et que son père a refait sa vie avec une autre rescapée qui avait elle -même perdu son homme et ses enfants. Et qu’elle, la femme juive, elle est née de cette nouvelle vie. Et que de l’ancienne vie, il ne reste qu’une image ou deux qu’elle montre, et l’homme l’écoute et regarde et il a les larmes aux yeux. Et la femme juive le remercie et l’embrasse sur la joue, tellement heureuse d’être entendue, là, dans la cuisine de la maison où le destin de sa famille a basculé.
Mais ce n’est pas toujours si facile. Devant cette autre maison, il y a un graffiti « Hitler OK », et devant cette autre maison, l’écrivain Adolphe Nysenholc nettoie au sidol les pavés de ses parents que quelqu’un a tenté d’effacer en les noircissant avec un produit corrosif. Il est là, accroupi dans la rue. Il frotte. Il entretient ce qui tient lieu de tombe à ses parents, et qui, déjà, est profané. Un pavé, un seul pavé. Un seul pavé différent des autres pavés. Un rien de mémoire qui résiste. Qui s’obstine. C’est déjà trop. Alors, il s’obstine lui aussi, l’écrivain Adolphe Nysenholc. Il frotte. Il frotte la mémoire. Il efface l’effacement. Il fait revenir le souvenir de ses morts. Face à leur maison. Présent et passé, face -à -face.
Au cœur du pouvoir
Avraham Shalom fut le premier à dire oui. Comme Dror Moreh, il aimait ce documentaire hors du commun The Fog of War. Eroll Morris y interviewait longuement un homme de pouvoir, Robert McNamara, le ministre américain de la guerre du Vietnam. Le mauvais par excellence. L’homme du napalm, de l’agent orange et des bombardements sur Hanoï. Mais dans le film de Morris, on découvrait qu’il était un opposant à la guerre. Moreh voulait refaire l’exercice pour le conflit israélo -palestinien. Comment les décisions étaient prises. Que pensaient vraiment les hommes qui avaient le pouvoir de décider. Son film est simple : six anciens patrons du Shin Bet face caméra. Il s’appelle Gatekeepers. Il est bouleversant.
Oubliez vos colères, vos peurs, vos opinions. Cessez de compter les points, de justifier les cruautés des uns par celles des autres, de chercher qui a commencé ou qui est le plus méchant, qui a le droit pour lui, qui est de bonne ou de mauvaise foi. Parce qu’au fond, ce film ne parle pas de ça. Bien sûr, il ne parle que de ça, puisque ces hommes-là, ce conflit c’est le leur. Ils en connaissent tous les acteurs, tous les moments, tous les tournants. Mais ça n’a aucune importance. Il ne faut que quelques minutes pour comprendre que l’essentiel est ailleurs. Qu’ils ne sont pas là pour faire des révélations. Même s’il y en a parfois. Ils parlent d’eux-mêmes. Ils parlent de leur pouvoir qui est immense, eux qui ont droit de vie et de mort. Et de leur impuissance qui ne l’est pas moins, puisqu’ils le savent, ils ne gagnent que des batailles, jamais la guerre.
Oui, ils racontent avoir ordonné des assassinats ciblés, des exécutions sommaires ou avoir torturé pour obtenir des informations afin d’empêcher des attentats. Mais, non, ce n’est pas un film choc. Et, non, ce n’est pas un film politique qui serait la condamnation systématique des gouvernements israéliens par les hommes de terrain qui sauraient mieux que d’autres ce qu’il faut faire. Ils savent seulement que les ennemis, on ne peut les tuer tous. Que pour faire la paix, il faut se parler. Même avec les pires. Puisque de toute façon, les terroristes des uns sont les résistants des autres. Et les Palestiniens, ils les connaissent comme personne. Ils tentent de garder un coup d’avance. Ils attendent que, dans le ciel, s’alignent les planètes du court et du long terme, seule configuration politique qui rendra la paix possible.
Entre tactique et stratégie, ils mesurent. Ce sont des hommes de mesure. Ou, dit autrement, ils sont divisés. Moreh raconte que Yuval Diskin, initiateur des « assassinats ciblés », l’a bouleversé par la douleur de son regard. Diskin disait qu’il n’en dormait pas la nuit. C’étaient les premières minutes de la première interview et Moreh en a 75 heures. La télévision israélienne va diffuser une version longue du documentaire, six heures en cinq épisodes. Comme quoi, la télévision, quand elle prend la peine d’entrer dans la complexité des choses humaines, ça peut aussi servir la paix.
Michel Gheude