Gauche, droite, horloges : que devient le monde dans un miroir?

Mardi 31 octobre 2017

« Dans quel sens tournent les aiguilles d’une horloge ? ». C’est un enfant de cinq ans qui vous pose cette question, et vous cherchez la réponse la plus précise possible. Par exemple : « Lorsque l’aiguille est en haut du cadran, elle tourne vers la droite. Lorsqu’elle est en bas, elle tourne vers la gauche. »1 Mais nous avons aff aire à un enfant obstiné, qui demande ce que signifi ent « haut, bas, gauche, droite. » Pour le haut et le bas, ce n’est pas trop diffi cile. On dira, par exemple, que le haut de l’horloge est la partie de l’horloge « située du côté du ciel », le bas du côté de la Terre.

Le problème de la gauche et la droite : grains de beauté et boulangerie

Mais … « Comment reconnaître la droite et la gauche ? », demande l’enfant. Voici plusieurs façons classiques de répondre : « Tu vois ton grain de beauté sur le bras : eh bien, il est sur ton bras gauche ». « Quand on sort de la maison, la droite, c’est la direction du boulanger ». « Tu suces ton pouce gauche ». Ou bien, si l’enfant est droitier (ce qui n’est pas toujours très clair à cinq ans) : « Quand tu dessines, tu utilises ta main droite ». Problème : toutes ces définitions sont locales, c’est-à-dire qu’elles ne fonctionnent que par rapport à un contexte donné familier à l’enfant (son corps, son quartier). Elles ne sont pas satisfaisantes pour un enfant que l’on ne connaît pas. Poursuivons donc l’expérience de pensée : un enfant inconnu et curieux nous parle au téléphone depuis la Sibérie, et veut toujours savoir comment trouver la gauche et la droite. On pourrait encore lui dire : « La main droite, c’est la main avec laquelle tu dessines. » Mais une personne sur dix est gauchère, ce qui laisse une petite chance de se tromper ! Cette définition n’est donc pas satisfaisante. Le « côté du coeur » pour donner la gauche n’est pas non plus une définition infaillible, car certaines personnes (certes rares) l’ont à droite.

La droite en Sibérie, Australie et en proche banlieue galactique

Voici en revanche une bonne idée : « Regarde la course du soleil dans la journée. Il va de gauche à droite. La droite est la direction du soleil couchant si tu es face au soleil de midi. » L’avantage d’une telle méthode est qu’elle satisfait toutes les personnes habitant suffisamment au Nord de la Terre, comme la Sibérie. Mais si l’enfant téléphone d’Australie, il faudra inverser l’argument. « Le soleil chez toi va de droite à gauche. La droite est la direction du soleil levant si tu es face au soleil de midi ». Et si on ne sait pas où l’enfant habite ? Le problème devient vraiment épineux. Le ciel nocturne reste alors le meilleur indice vraiment sûr pour savoir sur quel hémisphère on se situe2 (un problème évidemment assez peu fréquent, mais sait-on jamais !). Si par exemple on est aux alentours de février, on pourra utiliser Orion : « Sors un soir sans nuage et cherche la constellation d’Orion, qui ressemble à un géant rectangulaire avec trois étoiles à la ceinture. Alors, si l’étoile un peu rouge, Bételgeuse, est en haut, c’est que tu es à l’hé- misphère Nord. Attends ensuite le jour : la droite est la direction du soleil couchant si tu es face au soleil de midi. En revanche, si Bételgeuse est en bas, c’est que tu es sur l’Hémisphère Sud, et la droite est la direction du soleil levant si tu fais face au soleil de midi. » L’explication est un peu technique, mais c’est un moyen sûr pour expliquer à la plupart des Terriens comment distinguer la droite de la gauche.3 Poursuivons l’expérience de pensée : un enfant extraterrestre, habitant une planète inconnue mais pas trop loin du système solaire, par exemple à cinq années-lumière, nous demande comment distinguer la gauche et la droite. Comme on ne connaît pas le sens de rotation de la planète, on ne pourra pas utiliser le sens de la course de son « soleil » ! S’il n’habite pas très loin, on peut encore avoir recours à l’astronomie en se servant des constellations, visibles aussi de chez lui : « Cherche la constellation que nous autres Terriens appelons Orion, un géant rectangulaire avec trois étoiles à la ceinture. Si l’étoile rouge, Bételgeuse, est située en haut, alors elle est du côté d’Orion que nous appelons la gauche. »

Et pour les extraterrestres vraiment lointains ?

Mais si le petit extraterrestre habite très loin ? A deux mille années-lumière d’ici, le ciel étoilé n’a aucun rapport avec le nôtre. Aucune constellation familière n’y est visible, donc il n’existe aucun objet commun que nous et l’enfant puissions regarder. Nous voilà maintenant face à un véritable et très intéressant problème de physique : « Comment, sans support maté- riel, sans avoir d’objet commun à regarder, expliquer à un extraterrestre lointain ce qu’est la droite et la gauche ? »4 Car nous pouvons lui expliquer à peu près tout, à notre extraterrestre. Nous pouvons lui dire, à partir des constantes universelles (vitesse de la lumière, taille d’un atome d’hydrogène, etc.) ce qu’est un mètre, un kilogramme, le carbone, l’oxygène, l’eau, le saumon, le café turc et la bière belge. Nous pouvons donc décrire qui nous sommes, nous humains, comment sont notre planète, le soleil, la lune et Jupiter. Nous pouvons (même si c’est plus difficile que Jupiter) expliquer ce qu’est le dessin, la musique, l’amour, et l’humour. Mais comment lui expliquer la gauche et la droite, où est le coeur sur notre corps, dans quel sens tourne une horloge, où s’asseyent les députés MR dans l’hémicycle ? Impossible, car nous ne disposons pas, pour décrire ces objets latéralisés, des repères habituels (grain de beauté, boulangerie, sens de rotation de planète, étoile ou constellation connue). Impossible de dire : « La gauche, c’est le côté de ceci par rapport à cela », car « le ceci et le cela » ne sont pas visibles pour l’extraterrestre. Impossible aussi de décrire une expérience que l’extraterrestre pourrait réaliser chez lui et qui définirait la droite et la gauche. Par exemple, on ne peut pas décrire à l’extraterrestre une expérience qui serait : « Joue au billard. Lorsque tu tires sur une boule, elle part à droite ». Car ce n’est pas le cas ! Si on tire sur une boule, elle part tout droit. Sauf si on tire à gauche, ce qu’on ne peut pas expliquer. On ne peut pas non plus décrire une expérience qui serait : « Prends un aimant droit. Lorsque tu approches une bille de fer de l’aimant, la bille est déviée vers la gauche ». Car ce n’est pas le cas. Le fer va en droite ligne vers l’aimant. De même pour toute expérience basée sur les lois de la mécanique, de l’électromagnétisme, de la force nucléaire. Ou, pour dire les choses autrement : le monde dans un miroir ressemble furieusement au monde normal. Si je regarde dans un miroir, je vois des boules qui se choquent de la même façon, des aimants qui s’attirent de la même façon, du courant qui circule de façon identique. Seuls les objets porteurs de signes conventionnels et connus (écritures, grains de beauté, cicatrices, horloges) nous permettent de savoir que je regarde le monde dans un miroir. Ceci se traduit ainsi en physique : « Les lois de la physique habituelle respectent la symétrie de réflexion »

En 1956, la gauche et la droite enfin définies !

Un monde non distinguable de son image dans un miroir : telles étaient les connaissances jusque dans les années 50. Or en 1954, puis 1956, plusieurs expériences révolutionnaires sur ce thème ont été menées. Dans l’une d’entre elles, les physiciens Lee et Yang (qui reçurent pour cela le Prix Nobel en 1957) ont observé la façon dont un noyau de cobalt 60 se désintègre dans un fort champ magnétique, par exemple un puissant électro-aimant. Le résultat a été stupéfiant : une particule émise par le noyau de cobalt prenait, par rapport à l’orientation de l’aimant, une direction préférentielle, définissant ainsi de façon absolue la gauche et la droite ! Cette expérience très technique, impossible à mener pour le commun des mortels, montre que certaines lois de la physique brisent tout de même la « symétrie miroir ». Si le monde habituel est totalement symé- trique, avec des horloges inversées (comme à La Paz) qui tournent aussi bien que les autres et des boules de billard qui ne distinguent pas la droite et la gauche, certains phénomènes relevant de la physique des particules fonctionnent dans un sens et non dans l’autre ! Il existe donc, depuis soixante ans, une façon absolue de définir la droite et la gauche, un fait étrange qui laisse presque tout le monde indifférent, mais capital pour les physiciens. On pourrait ainsi décrire à notre enfant extraterrestre le protocole de désintégration du cobalt 60, qui lui permettrait enfin de savoir où est notre coeur, comment tourne la Lune autour de la Terre, de quel côté siègent les députés MR, toutes choses latéralisées pour lesquelles subsistait pour lui un doute.

Les dieux jaloux

Quelle bizarrerie ! Les lois de la physique sont très symétriques, le monde dans un miroir est identique au monde normal, sauf certaines expériences très pointues de désintégration de certaines particules comme le cobalt 60. Pourquoi est-ce ainsi ? Personne ne sait, pour le moment. Voici une hypothèse, pas très scientifique mais poétique, de R. Feynman5 . « Il y a au Japon une porte, parfois décrite comme la plus belle de tout le pays. Cette porte est très élaborée, (…) avec des têtes de dragon et des princes gravés dans les piliers, etc. Mais si on l’observe attentivement, on voit que sur l’un de ces piliers, parmi ces dessins complexes et élaborés, un des ornements est gravé à l’envers. A part cet élément, l’ensemble de l’oeuvre est complètement symétrique. Et si on demande pourquoi il en est ainsi, on apprend que ce dessin a été exécuté à l’envers pour que les dieux ne soient pas jaloux de la perfection de l’Homme. Ainsi, les auteurs ont volontairement introduit une erreur à cet endroit, afin que les dieux ne se mettent en colère contre les humains. On pourrait s’amuser à inverser l’argument, et penser que la vraie explication de la quasi-symétrie de la Nature est celle-ci : Dieu a fait les lois de la physique presque symé- triques, mais pas complètement, pour que nous ne soyons pas jaloux de Sa perfection. » François Chamaraux, Docteur en physique   1. A noter ce fait amusant : il existe des horloges inversées, notamment l’horloge du fronton du parlement de Bolivie à La Paz, dont les chiffres sont écrits normalement. Le 9 est donc à droite ! Il existe même des horloges inversées avec les chiffres imprimés à l’envers, de telle sorte qu’on puisse la regarder dans un miroir, par exemple chez le coiffeur ! 2. Le fameux sens de vidange des lavabos ne fonctionne malheureusement pas ; il s’agit d’une légende non vérifiée expérimentalement dans les conditions ordinaires. 3. Et encore, nous n’avons pas résolu le problème pour un enfant habitant très près de l’Equateur. 4. Cette façon amusante de poser la question de la symétrie droite-gauche, dont nous nous inspirons largement ici, est due au grand physicien R. Feynman (Feynman, Leighton, Sands, Feynman Feynman, op. cit., traduction personnelle. 5. Feynman, op. cit., traduction personnelle. Lectures on Physics, California Institute of Technology, 1963, Vol 1, Chapitre 52).

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