Familles nombreuses: difficultés pour se loger
Lundi 7 février 2022
Entre la pénurie de logements sociaux à Bruxelles, le manque d’appartements disposant de plusieurs chambres, les propriétaires frileux face au nombre d’enfants, les prix exorbitants… Se loger pour les familles est un parcours du combattant. Rencontre avec Christelle Lisombo, la coordinatrice du Service logement au CPAS de Bruxelles.
Éduquer: Christelle Lisombo, quel est le rôle du Service logement du CPAS de Bruxelles?
Christelle Lisombo: le Service Logement du CPAS de la Ville de Bruxelles a pour mission d’informer, orienter et soutenir les personnes qui rencontrent un problème au sein de leur logement, qui sont en recherche d’un logement ou qui ont été victimes d’une situation «catastrophe» (incendie, effondrement de bâtiment…). Le Service est composé d’une équipe d’une quarantaine de personnes, assistants sociaux et personnel administratif et intervient également en support des assistantes sociales de secteur qui font remonter du terrain des problématiques de logement rencontrées par les bénéficiaires du CPAS.
Les enjeux sont liés à la lutte contre les logements insalubres et contre les marchands de sommeil, la recherche logement, la médiation locative y compris en matière expulsion, l’éducation au logement, le Housing first-Stepforward, les garanties locatives, les assurances incendie et la gestion des situations catastrophes. Notre objectif étant de loger ou reloger les personnes dans les meilleures conditions possibles.
Éduquer: Quand est-ce qu’on parle de surpopulation?
C.L: Au regard du code bruxellois du logement, on parle de surpopulation lorsqu’un logement ne répond pas aux normes minimales de superficie définies dans le code bruxellois du logement. Cette superficie est définie en fonction du nombre de personnes qui résident de manière permanente au moment de la formation initiale du contrat de bail. 18m² est le minimum acceptable pour une personne, 28m² pour deux personnes, 33m² pour trois personnes, 37m² pour quatre personnes et 46m² pour cinq personnes. Au-delà de cinq personnes, la surface minimale est augmentée de 12 m² par personne supplémentaire. On parle bien ici de surfaces minimales. Cette surface n’indique pas le nombre de chambres nécessaires en fonction des compositions de ménage des familles.
Seules les normes d’adéquation des logements (dans le cadre d’une demande d’allocation de relogement) déterminent des normes strictes auxquelles doivent correspondre les logements pour bénéficier de cette allocation. Au niveau du Service logement, nous nous basons donc généralement sur les normes du code en matière de superficie et les normes d’adéquation pour définir le nombre de chambres nécessaire pour une famille et donc également pour évaluer la surpopulation ou pas dans un logement.
Les normes d’adéquation se définissent ainsi: un enfant ou un adulte dans une chambre de minimum 6 m²; deux enfants de moins de 12 ans, éventuellement de sexe différent dans une chambre de minimum 9 m²; trois enfants de moins de 12 ans, éventuellement de sexe différent dans une chambre de minimum 12m²; deux personnes (deux enfants ou deux adultes) de même sexe dans une chambre de minimum 9 m²; le couple marié ou vivant maritalement dans une chambre de minimum 9m².
Dans le cadre des recherches logements que nous sommes amenés à faire avec les personnes, et ce, que ce soit sur le marché privé ou dans le cadre des logements sociaux, nous rencontrons beaucoup de difficultés à trouver des logements qui répondent à la composition de ménage des grandes familles et qui respectent les normes d’adéquation expliquées ci-dessus dès que les enfants ont des âges et/ou sont de sexe différents (par exemple: une fille de 8 ans, un garçon de 13 ans, une fille de 15 ans et un garçon de 20 ans, tous encore aux études par exemple).
Il manque cruellement de grands logements, certaines familles ont besoin de cinq ou six chambres. J’ai vu des gens habiter dans des conditions très difficiles. Aujourd’hui, plus de 40 000 personnes sont en attente d’un logement social à Bruxelles. Il faut parfois 20 ans avant d’y avoir accès, les enfants ont le temps d’avoir quitté le ménage entre-temps.
Éduquer: Vous vous tournez alors vers le marché privé?
C.L: Oui, une majorité des familles sont obligées de faire des recherches sur le marché privé mais cela reste le même problème, on trouve très difficilement des grands logements de minimum trois chambres à coucher. Ne parlons pas des quatre ou cinq chambres ou plus, ils sont quasi inexistants, or, certaines familles ont besoin de ce type de logement. Quand nous trouvons des appartements trois chambres ou rarement des quatre chambres, ils sont hors de prix. Nous sommes contents si nous trouvons un appartement «trois chambres» à 950 euros par mois hors charge parce que généralement, c’est plutôt entre 1200 et 1300 euros sur le marché privé.
Les premières difficultés sont toujours liées aux revenus de la famille. Souvent les personnes que l’on suit bénéficient du revenu d’intégration sociale à savoir 1449€/mois pour une personne avec famille à charge (famille monoparentale ou couple et enfants). Quand les familles ont besoin d’un logement de trois ou quatre chambres, le loyer absorbe la quasi-totalité du revenu d’intégration et la famille ne vit plus que sur les allocations familiales. Pour les logements sociaux, c’est un peu différent puisque le loyer est calculé sur la base des revenus.
Il est important d’indiquer qu’une autre difficulté auxquelles sont confrontées les familles résulte du refus des propriétaires sur le marché privé de leur louer des appartements pourtant adaptés (trois chambres minimum) sur base du nombre d’enfants présent dans le ménage, voire du sexe des enfants (certains propriétaires regardent à l’adéquation du logement par rapport à la composition de ménage) par peur de voir leur logement surpeuplé avec les conséquences que cela peut entraîner en matière d’insalubrité.
Éduquer: Est-ce qu’il y a un frein au déménagement lorsque les enfants doivent changer d’école?
C.L: Certaines familles ne trouvant pas de logements adaptés à leur composition de ménage et en adéquation avec leurs revenus, sont parfois contraintes de se tourner vers l’extérieur de la Région de Bruxelles-Capitale dans certains cas. Devoir sortir de BruxellesVille et/ou des 19 communes est pour de nombreuses familles un véritable frein au déménagement.
En effet, cela impacte tout leur quotidien et celui des enfants (école, activités scolaire, école de devoir…). Les familles sont amenées à faire des choix. Le changement d’école est un vrai problème surtout lorsqu’il s’agit de familles monoparentales (souvent représentées par des femmes seules avec plusieurs enfants). C’est difficile pour ces familles de partir lorsqu’elles connaissent bien l’équipe pédagogique, d’autant plus si elles ont des difficultés au niveau du français. Parfois, si elles déménagent dans une autre commune, elles continuent quand même à faire les trajets vers l’ancienne école des enfants, voir même leurs courses etc. dans leur ancien quartier. Il faut un temps d’adaptation certain en cas de déménagement.
Éduquer: Vous parlez aussi d’insalubrité…
C.L: Un logement insalubre est un logement qui ne répond pas aux normes de sécurité, salubrité et équipement, telles que définies dans le code bruxellois du logement. La présence d’humidité, d’infiltrations d’eau, de cafard, punaises, le manque d’eau chaude et de chauffage… ne sont que quelques exemples d’insalubrité qui peuvent se retrouver dans les logements. Si à ces problèmes, qui peuvent déjà être conséquents, on ajoute un problème de superficie et d’adéquation du logement (nombre de chambres à coucher par rapport à la composition de ménage), on se retrouve avec des problèmes d’espace, de surpopulation et donc, des familles en «mal être». Dans ce type de logement, souvent la/les chambres sont très petites, et les familles peinent à placer un lit et une armoire. C’est très difficile voir quasi impossible d’y mettre un bureau. Très souvent, les enfants se retrouvent à occuper cet espace exigu à plusieurs. Cela rend incontestablement les conditions de vie, d’études et d’épanouissement très difficile pour tous les membres de la famille. Cette surpopulation dans les logements entraîne très souvent des problèmes d’insalubrité (présence d’humidité importante entre autres) et crée également des soucis de santé dans certains cas. Les familles qui occupent ce type de logement sont très souvent montrées du doigt comme étant responsable de l’état d’insalubrité du logement qu’elles occupent et on en vient alors à parler d’éducation au logement…
Éduquer: Est-ce que vous traitez directement avec les propriétaires?
C.L: Le Service logement a aussi pour mission de faire de la médiation, que ce soit entre locataires et/ou avec les propriétaires. L’objectif étant de trouver des solutions via la mise en place d’un dialogue constructif qui permet au propriétaire et au locataire de retrouver une relation de confiance. Par exemple: négociation d’un plan de paiement d’une dette locative et/ou prise en charge de la dette, négociation de petits travaux, mise en place d’un accompagnement en matière d’éducation au logement, négociation d’une réduction du loyer… Notre rôle est aussi de faire comprendre aux propriétaires quels sont leurs droits mais aussi et surtout leurs devoirs également. Le CPAS ne se porte garant.
Éduquer: Y a-il une discrimination envers ces familles?
C.L: Oui, il y a beaucoup de discrimination à l’égard des personnes qui bénéficient de revenus de remplacement tels que le revenu d’intégration sociale, les allocations chômage, des indemnités de la mutuelle voire même auprès des personnes qui travaillent sous l’article 60[1]. Nous constatons qu’aujourd’hui, les propriétaires savent qu’il s’agit de contrat à durée déterminée, ce qui ne leurs convient pas.
Éduquer: Travaillez-vous avec des familles qui n’ont pas de logement du tout?
C.L: Oui, Le Service logement est également sollicité pour des demandes émanant des antennes sociales du CPAS ou d’autres services externes (tel que les Pompiers, Police, Ville de Bruxelles, DIRL et tissu associatif local, en matière d’insalubrité, de recherche logement et/ou d’expulsion), tant pour des personnes isolées que pour des familles sur le point de perdre leur logement ou qui se retrouvent sans toit. Le Service logement examine les différentes situations en vue de mettre en place la solution la plus adéquate. Les familles sont, dans ce cas, prises en charge dans le cadre d’un hébergement temporaire d’urgence et un logement de transit est mis à leur disposition. Cela permet la mise en place d’un accompagnement social qui vise à stabiliser la famille dans un logement, de retrouver des repères et l’énergie nécessaires au réinvestissement de sa situation sociale mais aide également les familles à se remettre en ordre administrativement, financièrement (dans certains cas), socialement et médicalement. L’objectif étant d’éviter que la famille ne se retrouve à nouveau dans un processus d’exclusion en l’accompagnant dans la recherche d’un logement pérenne.
Pour exemple, nous suivons une famille monoparentale avec huit enfants. Lorsque nous l’avons rencontrée, cette maman occupait un studio avec ses huit enfants. C’est l’agent de quartier qui nous avait signalé cette situation. On a pu la loger dans un appartement de transit, mais il n’y avait que deux chambres alors que cinq auraient été nécessaires. On ne trouvait rien ailleurs, elle a dû y rester 24 mois alors que la limite dans les maisons d’accueil est de 18 mois. Au final, un propriétaire a accepté de la loger à un prix raisonnable: 1050 euros de loyer mais le logement faisait seulement 80 mètres carrés. Elle y est restée un an seulement parce qu’il y a eu beaucoup de conflits avec le voisinage à cause des enfants. Le juge a décidé qu’elle devait partir. «Rebelote», elle est à nouveau rentrée dans un logement de transit. Au CPAS, on a décidé alors d’amener cette femme à l’achat. Comme les loyers des logements de transit sont plafonnés, nous avons demandé l’accord du comité pour augmenter le plafond, afin qu’il soit au même tarif que ce qu’elle payait dans son dernier logement. Grâce à l’argent de cette différence de loyer, elle va pouvoir constituer une épargne locative. Cela pourra l’aider à acheter un logement en région bruxelloise ou flamande. C’est la seule solution, sans cela, elle ne trouvera jamais de logement.
Même quand les gens travaillent, cela reste compliqué de louer un logement, les garanties sont énormes, certains propriétaires demandent que les personnes gagnent trois fois l’équivalent de leur loyer. Pour ces familles, il faudrait gagner plus de 3000 euros par mois. En outre, les propriétaires rechignent à louer des biens à des familles avec autant d’enfants, ils craignent de voir leur logement dégradé.
Éduquer: Selon vous, quelles mesures concrètes permettraient de lutter contre le mal-logement?
C.L: Construire de nouveaux logements évidemment. De grands logements aussi, avec cinq, six chambres. Et puis, il faudrait faire une sorte de «nettoyage» au niveau des logements sociaux. Il y a des familles, dont les enfants sont partis depuis longtemps, qui n’ont plus besoin de logements avec autant de chambres. Par ailleurs, il faudrait aussi récupérer ces dizaines de milliers de logements vides en région bruxelloise.
Selon moi, il faut aussi pouvoir mettre en place des facilitateurs pour amener les familles à l’achat: augmenter les capacités du Fonds du logement, accorder des crédits avec des taux très bas, que ce soit pour l’acquisition de logements existants ou bien pour ceux à construire (en vue d’y habiter). Ces mesures pourraient aussi concerner celles et ceux qui n’ont pas les aides du CPAS: les personnes avec de bas salaires, à temps partiel. Si on aide les familles dès le début, quand les enfants sont encore petits, c’est un grand bénéfice puisqu’ils grandiront ainsi dans de meilleures conditions. Il ne faut pas attendre que les familles soient dans des situations problématiques pour les aider. Avoir un logement décent boostera le moral des gens, leur donnera de la force pour trouver du travail. C’est aussi une façon de rompre le cercle de la précarité.
Juliette Bossé, coordinatrice de la revue Éduquer
Et les étudiant·e·s?
«Les étudiants sont dans la classe d’âge où le niveau de revenus d’activité est le plus faible et le niveau de loyer le plus élevé».
Pour les familles vivant avec peu de revenus, l’idée même d’offrir un kot à son enfant n’est que rarement envisagée: soit il/elle reste avec ses parents et s’accommode comme il/elle peut de ce non-choix, soit il/elle part de chez lui/elle et tente l’aventure seul·e ou en colocation. Dans le deuxième cas, l’offre restreinte des logements étudiants publics contraindra la grande majorité des jeunes à se diriger vers le privé, où les loyers ne sont nullement encadrés.
«La pénurie de kots constatée dans certaines villes et communes étudiantes exerce une pression à la hausse sur les loyers et renforce la précarisation étudiante par l’exclusion ou par difficulté de paiement», souligne la Fédération des Étudiant.e.s (FEF) dans son enquête sur les conditions de vie des étudiant·e·s.
En France, depuis les années 2000, l’enquête «Conditions de vie des étudiants» constate également «de plus en plus de cohabitations, une insuffisance de l’offre spécialisée et une marchandisation croissante des conditions de logement des étudiants … Cette marchandisation introduit un facteur de croissance des inégalités liées à l’origine sociale lorsque les loyers augmentent et que les conditions d’accès se renforcent. Les inégalités sociales induites par le marché du logement, sensibles pour l’ensemble des ménages peuvent donc aussi générer, pour les étudiants, une croissance des inégalités en matière d’accès à l’enseignement supérieur».
Pour les étudiant·e·s en contrat avec le CPAS, victimes de discrimination de la part des propriétaires ou des agences immobilières, trouver un logement relève parfois de l’impossible.
Maud Baccichet, extrait de l’étude de la Ligue de l’Enseignement. «La Pauvreté des étudiant·e·s: un état des lieux», 2017.
[1] Art 60 de la loi Organique des CPAS qui vise à mettre une personne à l’emploi afin de lui permettre de récupérer ses droits pour avoir le bénéfice des allocations de chômage. Illustration: Image tirée du film Romuald et Juliette de Coline Serreau