Doit-on renoncer à l’écriture manuscrite ?

Mercredi 9 décembre 2015

Quel est l’impact des nouvelles technologies  sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture ?  Pourrait-on assister à des changements cérébraux et cognitifs   par l’utilisation de l’écriture numérique ? Jean-Luc Velay, chargé de recherche à l’Institut des neurosciences physiologiques et cognitives à l’Université d’Aix-Marseille estime qu’il ne faut pas sous-estimer les mutations engendrées par le numérique sur le cerveau encore immature de l’enfant.
Jean-Luc Velay était l’invité d’un colloque organisé en septembre dernier par la Maison du Livre et le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles dont l’objectif  était de s’interroger sur les apports des outils numériques dans les apprentissages en alphabétisation. Mais les nouvelles technologies influencent tous les apprentissages scolaires et posent notamment la question de l’utilisation de l’écriture manuscrite. Elle est de moins en moins utilisée par les adultes qui communiquent désormais via les claviers des téléphones mobiles et les tablettes numériques. Aux Etats-Unis, 45 Etats ont opté pour des objectifs pédagogiques qui rendent facultatif l’apprentissage de l’écriture cursive au profit de la scripte mais certains ont même été plus loin en abandonnant totalement l’enseignement de l’écriture manuscrite. Est-ce le début de la fin de l’écriture manuscrite ? Et cette mutation est-elle sans effets sur la lecture et la reconnaissance des lettres ? Jean-Luc Velay étudie depuis des années le rôle perceptif et cognitif de la motricité. « Pendant longtemps, on a postulé une dichotomie entre   cognition et motricité, a-t-il expliqué lors du colloque. Aujourd’hui on sait que tout se mélange dans le système nerveux et qu’il n’y a pas de cognition sans enracinement corporel. Notre capacité à identifier les objets pourrait dépendre de l’activation des zones motrices. Or l’interaction avec les outils numériques minimise l’intervention motrice ».  Dans un article publié par « Lettres numériques » le chercheur précise qu’en apprenant l’écriture manuscrite, les enfants sont incités à faire un mouvement qui ressemble à la forme visuelle de la lettre. « Ils se créent donc une mémoire sensori-motrice propre à chaque lettre. Nous pensons que cette mémoire motrice est utile lorsque l’enfant se place en situation de lecteur car la mémoire motrice assiste la vision pour la vision de la lecture des lettres. S’il ne sait pas tracer la lettre, l’enfant perd un élément facilitateur de lecture ». Avec le clavier, le mouvement n’est pas le même. C’est un mouvement de pointage qui permet de rejoindre un point particulier à un endroit particulier (la lettre « a » située à un endroit précis du clavier ». Tous les mouvements sont les mêmes et on ne crée plus de mémoire sensori-motrice. Cela va-t- il à long terme poser un problème ? Pour Jean-Luc Velay, on manque de recul pour estimer le phénomène. Si dans les écoles américaines qui ont abandonné l’apprentissage de l’écriture numérique, on devait constater « que les performances de lecture de ces enfants qui ne savent pas écrire à la main sont aussi bonnes que les autres, alors on pourra dire que l’écriture manuscrite a fait son temps. Mais à l’heure actuelle, c’est une question qu’on ne peut trancher ». Un compromis intéressant pourrait être les applications pour tablettes qui demandent à l’enfant de tracer lui-même la lettre sur l’écran à l’aide de son doigt ou d’un stylet ou de replacer les lettres dans le bon ordre. « Dans les cas où l’enfant doit replacer les lettres dans le bon ordre, cela permet à l’enfant de répartir les lettres dans l’espace alors que l’écriture dactylographiée place automatiquement la lettre à la bonne place » Les exercices où l’enfant doit tracer les lettres à l’écran sont aussi jugés « intéressants » et plus encore l’utilisation du stylet qui permet des mouvements plus précis. Si l’utilisation de l’écriture dactylographiée pose question dans l’apprentissage de la lecture, Jean-Luc Velay s’interroge aussi sur l’impact du numérique dans la lecture de manière générale. « La lecture incarnée (on lit avec ses yeux, ses mains et son corps tout entier) s’oppose à l’immatérialité du texte électronique. Comprend-on l’histoire de la même façon ? Le sentiment d’immersion et l’engagement émotionnel sont-ils les mêmes ? L’expérimentation menée auprès de jeunes adultes et d’adultes dyslexiques met en évidence une meilleure reconstruction de la chronologie par les lecteurs sur le support papier : ceux-ci prennent des informations para-textuelles (manipulation du livre, pages tournées) qui leur permettent de mieux se repérer dans l’espace du texte et donc dans le temps de l’histoire ». Pour le chercheur, les « digital natives », les jeunes qui sont en permanence au contact des écrans restent une population à tester. Et de conclure : « il ne faut pas sous-estimer les changements au plan cognitif qui vont être engendrés. Il faut veiller au caractère irréversible de ces mutations si on décide d’introduire le numérique au moment où le cerveau est immature, c’est-à-dire le moment où on apprend la langue, la pensée. S’il ne faut pas rejeter a priori les nouvelles technologies, il ne faut pas les mythifier » Martine Vandemeulebroucke, responsable du secteur Communication

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