Si on change complètement de paradigme éducatif, ce qui est en partie le cas avec le Pacte d’excellence, c’est à un tout autre métier qu’il s’agit de former les enseignants. C’est développer une nouvelle culture et identité professionnelle enseignante.
Tout ce pour quoi on veut changer l’école, c’est aussi tout ce qui constitue l’identité enseignante actuelle. Pourquoi veut on changer l’école? Très rapidement dit, parce qu’elle organise la lutte des places scolaires pour préparer et correspondre à la lutte des places sociales existantes et que pour cela, elle dévalorise les enfants de pauvres pour valoriser les enfants de riches. Je ne dis rien d’autre ici, brutalement, que ce que les statistiques montrent depuis 50 ans.
Si, d’une école au service de la lutte des places existantes,on veut passer à une école de l’émancipation sociale pour tous(décret «Missions»), il va falloir que les candidats enseignants deviennent quelqu’un d’autre»,qu’ils changent profondément,car leur projet professionnel s’est construit dans l’école de la lutte des places et c’est pour celle-là qu’ils comptent sur une formation qui les y prépare, ce que ait parfaitement le système actuel.
Quelles sont les ruptures identitaires que la formation d’enseignants devraient favoriser chez ces candidats et comment laformation d’enseignants pourrait-elle y arriver?
Devenir quelqu’un d’autre
Quel est, pour les candidats enseignants arrivant en formation, le moteur de la machine actuelle? La foi envers et contre tout, et à l’insu de leur plein gré, en l’égalité des chances et au mérite personnel dans une compétition truquée.
La première rupture consisterait donc à reconnaître la fonction jouée dans ce marché de dupes. Elle ne peut avoir lieu sans une remise en question de la machine elle-même et de la dimension politique de la fonction enseignante. Se reconnaître et se vivre comme «résistant», comme militant pédagogique et politique au nom même du décret «Missions de l’école» et de la démocratie, c’est la rupture essentielle par laquelle tous les enseignants devraient passer pour œuvrer à une école de l’émancipation sociale pour tous.
Cette rupture essentielle devrait encore être accompagnée d’autres ruptures qui lui sont liées. La première est celle qui consiste à cesser d’expliquer les difficultés d’apprentissages par les capacités et attitudes intrinsèques des apprenants pour au contraire interroger et travailler les dispositifs mis en place par l’enseignant, et cela, à partir des erreurs des apprenants.
Si on tente de comprendre les difficultés d’apprentissages à partir des dispositifs mis en place et à partir des erreurs des apprenants, alors cela suppose deux ruptures supplémentaires. S’il existe un lien répétitif, ce qui est indéniable,entre dispositif pédagogique et erreurs de certains élèves, alors c’est que l’histoire de chaque élève compte, non pas son histoire intime, mais son histoire sociale, celle qui fait que son rapport au savoir est inadapté à celui de l’école. Dès lors, il ne s’agit plus de pratiquer le rapport au savoir des classes moyennes et d’attendre que les enfants de milieux populaires s’y adaptent ou pas, mais au contraire, il s’agit de partir des rapports au savoir des milieux populaires
1 pour les faire évoluer et d’attendre que les enfants de classes moyennes s’y adaptent, ce qu’ils feront de toute façon.
Pour faire évoluer les rapports au savoir des milieux populaires (et des autres), il est nécessaire de transformer les rapports de production du savoir et de vivre cette transformation dans la classe. Il s’agit de passer d’une conception du savoir en tant que corpus «donné» (voire révélé!) par l’enseignant parce que «découvert» par le savant, à un savoir comme résultat provisoire d’un travail de recherches et de construction parce que construit collectivement et provisoirement par la recherche. C’est passer d’une attitude de soumission au Savoir, dans le double sens d’y être soumis comme enseignant et d’y soumettre les élèves, à une attitude de maîtrise par rapport au savoir, dans le double sens de s’autoriser à le travailler, à le dé-re-construire et autoriser ses élèves à le faire aussi.
Former des auteurs d’émancipation
Quel est, pour les enseignants (et pour les élèves aussi), le moteur auxiliaire de la machine actuelle? L’individualisation, l’isolement, la désocialisation du métier, par l’organisation horaire, les murs, les locaux, les rôles et statuts, l’évaluation, l’idéologie et la conception du métier.
La dernière rupture, ou plus exactement la toute première, celle qui conditionne toutes les autres, et qui doit se vivre en formation d’enseignants, c’est passer de l’action enseignante individuelle à l’action apprenante collective, c’est accepter que (se) former, ce n’est pas que (s’) informer, mais également et surtout (se) transformer et que cette transformation ne peut s’opérer seul, qu’elle exige l’action collective.
Les quatre premières ruptures, présentées ci-dessus, pour changer le métier, sont faciles à évoquer, difficiles à vivre (on a besoin des autres pour se soutenir) et encore plus difficiles à pratiquer au quotidien de la classe. Elles demandent une expérience, des expertises, du travail et de la recherche, de l’analyse réflexive et de la créativité pédagogique. Le collectif apprenant est le moyen du changement.
Après la dimension collective de la formation, la deuxième condition d’efficacité est le respect de la loi de l’isomorphisme. Il ne s’agit plus seulement d’expliquer ce qu’il ne faut pas faire, mais il s’agit de vivre et de pratiquer avant de le dire, ce qu’on dit qu’il faudrait faire. Autrement dit les ruptures qui précèdent valent aussi pour les formateurs d’enseignants et ce sont ces ruptures qu’il s’agit de vivre déjà en formation.
La troisième condition l’efficacité de la formation tient en la pratique de la réflexivité critique. Plutôt que d’obliger, de façon perverse en situation d’évaluation, les étudiants à pratiquer une analyse réflexive de leurs difficultés en stage, les formateurs devraient pratiquer avec eux une analyse réflexive de leurs propres pratiques et difficultés en formation, diffusant ainsi une culture réflexive indispensable au métier.
Ces trois conditions d’efficacité de la formation, dimension collective, isomorphisme et réflexivité critique vécue, sont centrées sur le comment. Il reste la question, essentielle également, des contenus d’enseignement, en insistant sur ce qui manque dans la formation actuelle et qui est en lien direct avec les ruptures évoquées.
Ces ruptures exigent une formation approfondie en sociologie de l’éducation, en pédagogie et en sciences humaines en général:
- pour dénoncer la machine de la reproduction, apprendre à désamorcer les manifestations de domination symbolique, faire de la classe un espace démocratique et refaire dignité pour les enfants et jeunes de milieux populaires;
- pour travailler les rapports au savoir, la question de la langue de scolarisation et de l’entrée dans la pensée formelle, traquer et lever les «malentendus» culturels et favoriser les apprentissages des enfants et jeunes de milieux populaires en leur permettant de donner du sens aux activités d’apprentissage. Ces ruptures exigent aussi une formation approfondie en épistémologie et didactique des disciplines:
- pour apprendre à concevoir des dispositifs de formation à partir des nœuds didactiques (pré-conceptions et concepts intégrateurs) et des obstacles épistémologiques;
- pour apprendre à analyser les erreurs en en cherchant la rationalité et à adapter les dispositifs afin que chacun surmonte ses propres obstacles.
Faire avec la réforme annoncée
Aucune réforme ne pourra imposer une posture politique aux futurs enseignants, imposer les ruptures, exiger que chaque filière de formation devienne un collectif apprenant. Aucune réforme ne pourra jamais imposer le comment». Mais, dans l’organisation qu’elle impose, elle peut rendre plus facile ou plus difficile la constitution de ce collectif apprenant. Pour ce que l’on en sait, avec en plus le décret Paysage, ce ne sera certainement pas plus facile. À chaque équipe de formateurs d’avoir la volonté et la créativité pour le rendre possible.
Pour les contenus, il semble que la réforme aille bien dans le sens de ce qui est avancé ici. Mais une chose est d’imposer des contenus, autre chose est de les voir travailler efficacement en formation. Cela dépendra aussi beaucoup de la formation des formateurs d’enseignants. Comme souvent, la réforme sera ce qu’en feront ses acteurs de terrain.
Jacques Cornet, ChanGement pour l’égalité (CGé)
1. J’emprunte cette façon de l’exprimer à Véronique Baudrenghien qui pratique cette «inversion» dans sa classe.
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A lire...
Enseigner pour émanciper,émanciper pour apprendre
Une autre conception du groupe-classe
Par Jacques CORNET et Noëlle DE SMET, ESF, 2013.
Avec une cohérence exemplaire, les auteurs nous offrent, en effet, un véritable «manuel» de pédagogie pour une éducation authentiquement émancipatrice. Ils expliquent précisément ce que veut dire «émanciper» et comment il est possible, dans une classe, de travailler de manière coopérative afin que chaque élève puisse apprendre, se dégager de toute forme de fatalité et se construire comme «sujet libre». Chacune des thématiques de ce livre est introduite par une situation concrète, précisément décrite et analysée. Le lecteur est ainsi plongé dans l’école, face à de «vrais» élèves, confronté aux choix décisifs que l’enseignant doit faire pour dépasser un conflit, trouver un moyen de mobiliser les élèves sur des savoirs complexes, organiser des activités d’apprentissage efficaces… À partir de là sont mobilisées des données issues aussi bien des recherches universitaires que des propositions des pédagogues. Et c’est ainsi que le lecteur construit, en cheminant avec les auteurs, de vrais savoirs professionnels nouveaux
Faire école, un sport de combat / Entre Terrain et Recherche
Par Jacques CORNET, 2015
Jacques Cornet a toujours pratiqué l’écriture professionnelle. Pour lui, un petit morceau de vie de la classe, un incident critique contient toute la complexité et la conflictualité du système scolaire et, plus largement, du monde. Dans ce livre, vous trouverez une sélection de textes qui interrogent le système reproducteur d’inégalités, des textes qui analysent les enjeux de l’école comme institution, des textes qui questionnent la didactique des sciences humaines, des textes qui racontent des pratiques de pédagogie institutionnelle.