Apprendre à lire : la querelle des méthodes

Jeudi 26 février 2015

Selon une enquête menée en Communauté française (Nyssen et Lafontaine, 2006), 13% des instituteurs de 1re et 2e années disent utiliser une méthode de lecture synthétique, 6% une méthode analytique et plus de 60 % une méthode mixte (les autres sont hésitants).   La méthode syllabique (ou synthétique) commence par l’enseignement systématique des correspondances entre lettres et phonèmes. Ces unités sont ensuite combinées pour lire des syllabes, des mots et enfin des phrases. On ne donne à lire aux enfants que des phrases et petits textes, spécifiquement créés pour l’apprentissage, dont ils peuvent déchiffrer toutes les parties. Lorsque toutes les combinaisons sont maitrisées, les élèves sont confrontés à de « vrais » textes. L’accent est ainsi mis sur l’apprentissage du code écrit, soit de façon exclusive, soit en travaillant la compréhension par d’autres activités parallèles. Cette méthode peut s’appuyer sur des outils comme la gestuelle ou les Alphas. Avantages :
  • l’apprentissage du code est incontournable pour apprendre à lire ;
  • l’ancienneté de cette méthode et sa progression du simple vers le complexe sont rassurantes ;
  • les enfants sont rapidement capables de déchiffrer seuls de petits textes ;
  • l’attention portée à chaque syllabe favoriserait l’orthographe.
Risques :
  • si la compréhension est négligée, l’enfant peut considérer la lecture comme un acte mécanique et déchiffrer sans chercher à comprendre ;
  • elle peut conduire à un empan court, qui nuit à la compréhension et induit une lecture saccadée, peu compatible avec le plaisir de lire ;
  • le matériau donné à lire est pauvre et peu motivant (ex : « Papa porte la pipe de Papi ») ;
  • les lettres muettes (d’accord, de conjugaison) sont souvent sous-exploitées, ce qui nuance l’intérêt orthographique de cette méthode.
La méthode globale (analytique) apparait en réaction à la méthode syllabique. Le déchiffrage n’est plus au centre de l’apprentissage, car on considère que le sens est primordial. On part donc de textes, de phrases que les élèves doivent mémoriser et dont ils découvrent les unités plus petites (mots, syllabes, lettres) par un procédé d’hypothèses. La base de cette méthode est la logographie, la mémorisation de l’image et du sens d’un mot. Ici, la correspondance de l’écrit avec l’oral n’est pas étudiée de façon méthodique. Avantages :
  • la méthode est basée sur le sens et non sur le code, moins significatif et motivant pour l’enfant de 6 ans ;
  • l’élève lit de manière plus fluide.
Risques :
  • l’importance du rôle de la mémorisation : l’élève doit retenir des textes, des phrases en entier. Une surcharge cognitive est possible et cela défavorise les élèves qui n’ont pas une mémoire visuelle. ;
  • la prédiction d’hypothèses peut être associée à un procédé de “devinette” et présuppose de bonnes connaissances préalables de l’enfant. Or, leur hétérogénéité renforce les inégalités scolaires ;
  • comme la méthode ne propose pas d’analyse systématique des correspondances graphophonétiques, l’orthographe pourrait poser problème.
La méthode mixte se veut un mélange entre les deux méthodes précédentes. Sans négliger l’apprentissage des relations graphophonétiques, elle place l’élève dans une recherche du sens de ce qu’il lit, et l’invite à utiliser la reconnaissance logographique de mots. Elle part de phrases et de mots issus de textes courts que l’enfant doit assimiler. Cette première phase « globale » sert de point d’appui au décodage. L’enfant est amené à décomposer ce capital de mots en identifiant les phonèmes/graphèmes constitutifs. Soit il mémorise l’image de mots durant plusieurs semaines et découvre la décomposition de la langue et les correspondances graphophonétiques par la suite, soit l’entrée dans l’écrit se fait en combinant simultanément des activités analytiques et synthétiques. Il existe autant de méthodes mixtes qu’il y a d’enseignants, selon le choix du support de lecture (avec ou sans manuel), le dosage (de syllabique et de globale), le moment où est introduit le code. La méthode mixte présente les avantages et les risques des deux méthodes dont elle est le croisement, en plus de ceux qui lui sont propres. Avantage :
  • l’enfant est amené à combiner dès le départ deux stratégies fondamentales dans l’acte de lire : il est chercheur de sens et chercheur de code.
Risques :
  • la méthode mixte combine deux approches de l’écrit différentes, ce qui peut déstabiliser l’enfant. On lui apprend que lire, c’est reconnaitre et mémoriser des mots; on lui dit ensuite qu’il faut les décomposer pour pouvoir les lire. Une ambiguïté s’installerait dans son esprit ;
elle exige de l’instituteur de maitriser parfaitement deux méthodes. Même si ces chiffres datent un peu, ils semblent stables. Tout au plus, observons-nous, ces dernières années, une progression des Alphas et donc de l’utilisation d’une méthode syllabique pure ou de la proportion de syllabique dans les méthodes mixtes. L’enseignement des correspondances graphophonétiques est prioritaire chez une majorité d’instituteurs. La prépondérance de la méthode mixte est justifiée par la volonté de correspondre au mode de fonctionnement et de mémorisation de chaque enfant. Ce raisonnement sensé semble pourtant remis en question par deux études françaises récentes. En 2007, Dehaene conclut, de ses observations de l’activité du cerveau, que la lecture globale n’existe pas. Le lecteur expert continuerait à déchiffrer chaque syllabe, mais de façon automatisée et si rapide que cela donne l’impression d’une reconnaissance photographique. Une zone de l’hémisphère gauche du cerveau se spécialiserait dans cette tâche, de façon presque identique chez tous les lecteurs. Or, un enseignement global de la lecture - développant l’hémisphère droit - ou une méthode mixte nuirait à la spécialisation de la zone de la lecture, puisqu’on essaierait de faire fonctionner le « mauvais » hémisphère, et on brouillerait même le message pour l’hémisphère gauche. Dehaene, conscient qu’il n’existe pas de méthode “miracle”, préconise une méthode syllabique pure, ce qui, selon nous, ne règle pas les inconvénients de celle-ci et ne prend pas en compte d’autres alternatives. Une deuxième étude menée en 2013 par Deauvieau a cherché à comparer l’efficacité des manuels. Les enfants ont été testés sur leur rapidité de lecture, leur compréhension et leur orthographe. Deauvieau a conclu à la supériorité des manuels syllabiques sur les manuels mixtes, l’écart pouvant aller jusqu’à 20 points sur 100, confirmant des études américaines. Cependant, certains aspects de cette étude invitent à la prudence. Par exemple, les manuels mixtes à forte composante syllabique obtiennent un score proche des manuels syllabiques proposant des textes pauvres. Et la façon dont l’enseignant met en pratique la méthode choisie semble avoir autant d’influence que celle-ci. Bref, la querelle des méthodes est loin d’être close. Peut-être serait-il temps de la dépasser?

Vers une méthode intégrée

Comme Goigoux, nous préférons, plutôt qu’opposer strictement les méthodes mixte et syllabique, considérer que lire est une activité complexe et préconiser une méthode “intégrée”. Ainsi sont abordées simultanément des stratégies d’accès au code et au sens. On apprend à décoder en traitant les lettres qui se prononcent, mais aussi les fameuses lettres muettes (indices du genre, nombre...); et on se sert du contexte (illustration éventuelle, sens et construction de la phrase complète) afin de confirmer le sens du mot que l’on tente de lire. Il s’agit bien d’apprendre à l’élève à maitriser un panel de stratégies de lecture à affiner et étoffer tout au long de sa vie. Une fois que l’apprenant lit de manière fluide, des stratégies, comme établir des liens entre le texte et son vécu, anticiper la suite, interpréter l’implicite du texte, le résumer, etc. doivent être abordées de manière explicite, ce qui n’est pas forcément le cas dans nos écoles. En effet, à chaque enquête PISA, les faibles scores en lecture de nos élèves sont attribués par le grand public à la méthode avec laquelle ils ont appris à lire. Or, les épreuves externes montrent que c’est après le 1er degré que les élèves deviennent moins performants, car le savoir lire est alors considéré comme acquis (et évalué à grand renfort de questionnaires), alors qu’il faudrait poursuivre l’apprentissage de stratégies qu’une méthode intégrée permettrait d’amorcer dès la 1re année. Avantages :
  • enseignement explicite et fonctionnel de la lecture: l’enseignant montre les stratégies à combiner pour arriver à décoder, comprendre et interpréter un texte ;
  • possibilité de travailler sur des textes authentiques, sur des albums de littérature de jeunesse renforçant la motivation par leur côté affectif ;
  • liberté pédagogique de l’enseignant, qui n’est pas coincé par un canevas imposé par un manuel ;
  • lire et écrire sont envisagés conjointement, ce qui renforce l’apprentissage de ces deux compétences.

Au-delà des méthodes : conseils généraux

Conceptions initiales :
  • discuter avec les enfants pour qu’ils sachent ce qu’est “lire”, à quoi cela sert, quels sont les différents types d’écrits. En effet, la motivation passe par une représentation claire du nouveau savoir à maitriser et de ses enjeux ;
  • veiller à ne pas employer de mots dont la signification n’est pas claire pour les enfants: mot, lettre , syllabe, phrase… ;
  • en général, enrichir le vocabulaire des enfants pour favoriser l’apprentissage de la lecture.
Choix et attitudes de l’enseignant :
  • dédramatiser l’apprentissage de la lecture, accepter l’erreur et respecter le rythme de chaque enfant ;
  • choisir rationnellement sa méthode d’apprentissage de la lecture et l’inscrire dans une continuité scolaire ;
  • impliquer les parents en les informant de la méthode choisie et de ce qu’ils devraient observer chez leur enfant lors du travail à domicile ;
  • coupler l’apprentissage systématique des correspondances graphophonétiques à la recherche du sens de ce qu’on lit. S’assurer de la compréhension de chaque mot et de l’ensemble du texte lu ;
  • être un modèle-lecteur : montrer l’intérêt que l’on trouve à lire et continuer à faire la lecture aux enfants, notamment d’albums qui permettront de bâtir une culture littéraire et de mettre en oeuvre diverses stratégies de lecture ;
  • enseigner aux enfants ces stratégies de façon explicite : dire à quoi elles servent, comment les employer (en faire la démonstration) et y entrainer les enfants ;
  • en général, ne jamais hésiter à expliquer aux élèves ce qu’ils font et pourquoi ils le font ;
  • analyser le profil de lecteur de chaque élève pour lui proposer des exercices adaptés[1].
Liens entre oral, lecture et écriture :
  • renforcer la conscience phonémique. En fin de 1re année, l’enfant devrait pouvoir décomposer un mot entendu en ses phonèmes successifs ;
  • lier lecture et écriture (qui concrétise les rapports entre l’oral et l’écrit). Copies et dictées ne suffisent pas, il faut faire produire très tôt aux enfants de petites phrases libres ou imitant une structure donnée.
Matériel et supports d’apprentissage :
  • pour faciliter les productions écrites, créer progressivement une banque de mots affichée en classe, organisée de façon thématique ou alphabétique. Décomposer chaque mot en syllabes, en observer l’orthographe… Les mots-outils, fréquents et souvent difficiles, sont à y inclure en priorité. Chaque enfant peut aussi avoir une « boite à mots » dont il personnalisera le contenu de façon affective ;
  • choisir des types de textes variés : narratifs, informatifs… ;
  • proposer divers exercices de composition et de variation de mots et syllabes à l’aide de lettres à manipuler, plus concrètes et mobilisant la mémoire kinesthésique ;
  • créer des jeux de lecture pour rendre l’apprentissage plus motivant donc plus efficace ;
  • familiariser très tôt les enfants aux variations d’écriture (manuscrite, imprimée…).

Parents : comment aider votre enfant?

Il est essentiel de le baigner dans la lecture : aller à la bibliothèque, lire des histoires, écrire devant lui… Concernant les devoirs, voici quelques conseils donnés par Goigoux (2006) :
  1. Si l’enfant récite par coeur la phrase au lieu de la lire :
- faire “relire” la phrase en pointant chaque mot ; - lui demander de situer un mot précis ; - relire la phrase, s’interrompre et demander à l’enfant de montrer l’endroit où on s’est arrêté ; - masquer la phrase et la dévoiler progressivement pour que l’enfant la lise mot par mot, voire syllabe par syllabe ; - relire la phrase en se trompant (oubli ou ajout d’un mot, inversion de syllabes) et lui demander.
  1. Si l’enfant n’arrive pas à lire la phrase :
- lui demander de se souvenir du texte dans lequel elle se trouve ; - faire lire chaque mot en les dévoilant progressivement ; - face à un mot trop difficile, le faire lire syllabe par syllabe en rappelant, au besoin, les règles de correspondance (exemple : O+U=OU) ou en lui montrant un autre mot connu (“Tu les connais, ces lettres, c’est le OU de hibou”) ; - quand tous les mots ont été décodés, toujours faire relire la phrase sans coupure et vérifier que l’enfant l’a bien comprise.

En conclusion

Au-delà des méthodes et des principes généraux, la clé d’un apprentissage de la lecture efficace et serein réside, selon nous, dans la différenciation. Les enfants abordent la 1re année avec des niveaux de lecture et des façons d’apprendre extrêmement différents. Nous sommes conscientes qu’il s’agit là d’un défi pour les enseignants, surtout dans une classe nombreuse et/ou couplée avec une 2e année. Un financement adéquat, une formation initiale de qualité et une réelle politique de formation continue permettront aux instituteurs de poser de solides fondations sur lesquelles prendra appui la suite des apprentissages car, ne l’oublions pas, les enfants continuent à développer le gout pour les livres et à améliorer leur compréhension bien après le degré inférieur!   Christel Derydt (HEAJ), Marie Dumont (HELHa), Laura Fontaine (HEAJ)

Glossaire:

Phonèmes : sons qui se combinent pour former la langue orale. Graphèmes : lettre(s) transcrivant un phonème. Correspondance graphophonétique : correspondance entre phonème et graphème. Empan : quantité d’écrit que l’oeil perçoit en une seule fixation.  

Bibliographie:

  • DEAUVIEAU, J. (dir.) (2013), Lecture au CP: un effet manuel considérable, Guyancourt: Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines [en ligne] ;
  • DEHAENE, S. (2007), Les neurones de la lecture, Paris: Editions Odile Jacob ;
  • GOIGOUX, R., CEBE, S. (2006), Apprendre à lire à l’école, Paris: Retz ;
  • NADON, Y. (2003), Lire et écrire en première année… et pour le reste de sa vie, Montréal: La Chenelière éducation ;
  • NYSSEN, M.-C., LAFONTAINE, A. (2006), Apprentissage de la lecture en 1re et 2e années primaires. Analyse des programmes officiels et des pratiques enseignantes, Bruxelles: Ministère de la Communauté française ;
  • LAFONTAINE, D. (2007), Outil pour le diagnostic et la remédiation des difficultés d’acquisition de la lecture en 1er et 2e années primaires [en ligne].
  [1] LAFONTAINE (2007) identifie 4 profils (l’enfant qui ne fait que décoder, deviner, chercher des mots connus, qui ne combine pas les stratégies) et propose des fiches de diagnostic et de remédiation.

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