Les personnes âgées, victimes de discriminations? De ségrégation? Voilà une belle provocation! Elles ont de bonnes retraites, l’accès aux loisirs et à la culture, un système de santé à leur disposition, une accumulation de biens, bref, des conditions de vie enviables. On s’inviterait bien dans cette existence entre rente et temps libre! Mais sans pour autant s’intégrer à cette communauté étrange dont les membres se ressemblent toutes et tous… Des clones! Un groupe social aussi homogène: une aubaine pour les stéréotypes et les préjugés!
Cette vieillesse perçue gomme les singularités, les lisse. Il s’agit bien d’un processus de disqualification. Notre parcours de vie original semble se dissoudre dans la vieillesse représentée. Les mêmes, démultipliés, regroupés: des bus, des croisières, des universités, des établissements qu’avec des personnes âgées… N’y voyez surtout pas de la ségrégation! Normal! Elles ont les mêmes goûts, les mêmes besoins, les mêmes aspirations. Il en sera de même pour vous si vous vous attardez suffisamment…
Discriminées, vous avez dit discriminées?
Le terme de «personne âgée» et ses équivalents[1] ouvrent la voie à la discrimination. Lorsque nous sommes devenus adultes, ce nouveau statut s’annonçait définitif. Au lieu d’adultes âgés - comme il y a de jeunes adultes -, nous voilà «personne âgée» ou «senior». Socialement, nous franchissons une frontière: «Ma vieillesse n’est pas une chose qui en elle-même m’apprend quelque chose. Ce qui m’apprend quelque chose, c’est l’attitude des autres vis-à-vis de moi. Autrement dit, le fait que je suis pour autrui vieux, c’est être vieux profondément… Ce sont les autres qui sont ma vieillesse[2].» Vous faites désormais partie d’un groupe social à part, distingué. Ne vous y trompez pas! Il ne s’agit pas ici de bonnes manières: vous n’êtes pas distingué·e, on vous distingue par le seul critère de l’âge. En latin, «distinguer» se disait «discriminare». Le français s’en est saisi pour former «discrimination» dont le sens actuel est une distinction injuste. Bourdieu a raison: l’âge est une donnée socialement manipulée et manipulable. Tout l’effort d’existence dans une société moderne, anonyme, est de se singulariser. Votre existence sociale tient à la reconnaissance de votre singularité: entrer en relation, c’est bien extraire autrui du magma social. Sinon, vous restez invisible, vague point de l’immensité sociale. Par ma reconnaissance, vous devenez un individu unique. Par contre, si je vous identifie comme une personne âgée, l’âge est le critère de reconnaissance. Vous devenez un membre interchangeable d’un immense ensemble dont les spécificités, réelles ou non, cachent les vôtres… «Définir une population représente un coup de force: on impose à un ensemble d’individus une catégorie qui va désormais les cataloguer et éventuellement contraindre leur action[3].»
Du stigmate à l’ostracisme
Qu’est-ce qui caractérise cette catégorie constituée par l’âge? Vieux, nous deviendrions le contraire de la jeunesse investie de valeurs sociales majeures: beauté[4], rapidité, nouveauté. La moindre ride nous abîme, l’attente nous insupporte, la nouveauté est gage de qualité. La vieillesse est dès lors une menace et un véritable stigmate. Vous pouvez vous insurger avec un éloge de la lenteur, la beauté d’un visage marqué par la vie, la créativité renouvelée de Picasso, mais vous ne fabriquerez que des exceptions...
La discrimination envers les «personnes âgées» repose sur ces valeurs qu’elles seraient incapables d’incarner. Obsolescentes, et disons-le, fin de série, les voilà survivantes dans un monde qui ne serait plus le leur. À peine visibles et utiles, à condition de servir la «silver économie». Leur participation au projet social? Soyons sérieux! «Il faut refaire le suffrage censitaire et donner deux voix aux jeunes quand les vieux en ont qu’une. Il faut donner autant de voix qu’on a d’années d’espérance de vie… Quelqu’un qui a 40 ans devant lui devrait avoir 40 voix, quand celui qui n’a plus que 5 ans devant lui ne devrait avoir que 5 voix[5].» La valeur républicaine réduite au probable ou la démocratie aux enchères: qui dit mieux? Quand on peut publiquement effacer une population avec une calculette, on prend alors conscience que l’âgisme s’est si bien insinué dans le tissu social qu’il en devient terriblement banal. L’ostracisme, cette hostilité d’une collectivité à l’égard d’une partie de ses membres, se tapit derrière un double renversement de situation. En premier lieu, les personnes âgées deviennent le bouc émissaire: nation à l’avenir hypothéqué, économie minée, appauvrissement des jeunes, trust des logements en hypercentres, dépenses médicales excessives, familles ployant sous la charge… «Vieux, privilégiés, égoïstes» titrait Le Monde[6].
Ségrégation, vous avez dit ségrégation?
En second lieu, nous habillons la ségrégation[7] d’une adaptation sociale. Ils ne veulent, ni ne peuvent vivre comme nous; ils résistent aux innovations et nous obligent à les traiter différemment. Ils ne mangent pas comme nous? Voilà «des formules seniors dans certains restaurants d’Alsace pour les plus de 60 ans[8]». D’ailleurs, une ville engagée dans la démarche «villes amies des aînés» de l’OMS a prévu de «s’appuyer sur la filière agro-alimentaire pour développer des aliments spécifiques aux besoins des seniors». À quand le rayon seniors entre les animaux et le bio? Et bientôt la fin de votre exaspération devant leur lenteur dans les supermarchés: «En Allemagne, un supermarché spécialement adapté aux seniors vient d’ouvrir à Berlin. Son nom? Kaiser’s. … les chariots peuvent servir de chaises et les portions sont souvent proposées en individuel[9].» Le rêve à portée de caddie… Même adaptation de la société pour l’habillement: «Hojo, la toute première boutique de France dédiée aux seniors […] Chaque employé possède les connaissances élémentaires sur les principales difficultés liées au vieillissement et sur les pathologies les plus fréquentes des personnes âgées[10].» Ambiance gériatrique assurée! La voiture? À condition d’y apposer l’autocollant «S» conçu par l’association M&G signalant les seniors comme personnes fragiles. «On pourrait craindre qu’il s’agisse d’une démarche âgiste11»: une crainte? Non, une certitude. Et pourquoi pas un autocollant dans le dos pour éviter de les bousculer sur les trottoirs? Une location de voiture? Grimez-vous: un couple âgé, douze points au permis, bonus maximum, s’est vu refuser une location12. Après le délit de faciès, voici le délit de vieillesse. L’âgisme s’insinue partout. Des chercheurs américains veulent savoir si «les personnes âgées sentent meilleur que les jeunes13»; la banque ING Belgique décide de limiter les retraits hebdomadaires pour protéger ses clients de plus de 60 ans14; Michèle Delaunay, ex-ministre chargée des personnes âgées, veut «créer des zones à faible intensité sonore dans les cafés et les restaurants pour les personnes âgées»… Quant au domaine de la santé, c’est l’apothéose! Sur France Info, Alain Minc, conseiller économique du président de la République, qualifie de «luxe» les dépenses médicales publiques pour les soins aux très vieux. Dans l’éditorial «L’âgisme dans le traitement du cancer» du British Medical Journal, le Pr. Mark Lawler affirme: «Nos pratiques actuelles sont essentiellement âgistes, c’est-à-dire qu’elles résultent de jugements fondés sur l’âge du patient plutôt que sur leurs capacités à intégrer un essai clinique ou à recevoir un traitement potentiellement curatif.»
Le risque de mort sociale
Vieux dangereux pour l’économie, vieux sans intérêt pour les échanges, vieux inadaptés au fonctionnement social, nous attaquons la vieillesse de toutes parts et en récoltons les fruits: surcroît de psychotropes, solitude, prévention en berne… Ce ne sont pas les vieux qui vont mal, c’est le regard que nous portons sur la vieillesse. La prévention devrait commencer par des ateliers anti-âgisme en lieu et place d’une médecine anti-âge, et la vieillesse chutera moins... dans notre estime!
Jean-Jacques Amyot, psychosociologue
[1] Cf. Jean-Jacques Amyot, Innommable et innombrable. De la vieillesse considérée comme une épidémie, Dunod, 2014.
[2] David G. Troyansky, Miroirs de la vieillesse en France au siècle des Lumières, Eshel, 1992.
[3] Hervé Le Bras (Dir.), L’Invention des populations. Biologie, idéologie et politique, Odile Jacob, 2000.
[4] «La police roumaine va interdire aux femmes de plus de 60 ans de prendre des bains de soleil en monokini. Elle juge que ce spectacle gêne les touristes» (Seniorscopie, 18 avril 2000).
[5] Propos de Martin Hirsh, président de l’Agence du service civique, 27 juillet 2010, France Inter, «La jeunesse, tu l’aimes ou tu la quittes».
[6] 24 nov. 2011.
[7] Du latin segregare: «séparer du troupeau».
[8] Senioractu.com , 3 juin 2008.
[9] Ibid., 7 mars 2015.
[10] Ibid., 5 juin 2008. Légende illustration: «Naturellement, tout a été prévu pour faciliter les achats de cette clientèle: sol antidérapant, marchepieds pour accéder aux produits les plus hauts, des loupes sont à disposition, l’éclairage est adapté, les allées sont larges, une sonnette permet d’appeler un assistant, les chariots peuvent servir de chaises et les portions sont souvent proposées en individuel…». www.senioractu.com, 07/04/2015
Jean-Jacques Amyot est psychosociologue et directeur de l’Oareil, chargé de cours à l’université de Bordeaux. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages de gérontologie dont «Mettre en œuvre le projet de vie dans les établissements pour personnes âgées» (Dunod, 2017 ou - «Travailler auprès des personnes âgées» (4e édition, Dunod, 2016).
À la recherche de liens entre les générations, 2016, EHESP
Amyot Jean-Jacques Jean-Jacques Amyot analyse la multiplicité des liens matériels et symboliques entre les générations et met en évidence les stéréotypes qui s’attachent à la notion de génération (guerre des âges, incommunicabilité entre générations…). Prendre conscience de ces préjugés devrait constituer la première mission des actions intergénérationnelles. Peut-on créer de l’intergénérationnel ex nihilo? Comment relier des individus qui sont avant tout des personnes avant d’être des membres de telle ou telle génération? Une réflexion salutaire qui s’adresse aux professionnel·le·s comme aux personnes soucieuses du «vivre ensemble».