A TABLE !

Mercredi 26 février 2014

Il fut un temps où le journal télévisé avait pour mission de nous parler d’évènements que nous n’avions pas vécus nous-mêmes. On appelait ça des news. Depuis quelques temps, le JT se désintéresse des nouvelles et nous parle essentiellement des petites choses de notre vie quotidienne. La nourriture est ainsi devenue l’un de ses sujets favoris. Elle est, chaque soir, au sommaire des JT de France 2 et de la RTBF.

Du JT ….

Pendant les fêtes, ce fut carrément festival. Un jour, la bûche. Le lendemain, le cougnou. Le surlendemain, la galette des rois. Je ne vous dis pas le foie gras : un reportage sur le gavage industriel. Méchant, très méchant. Un autre sur le foie gras naturel sans gavage. Gentil, très gentil. Et tout aussi miam miam. D’ailleurs, un grand restaurant ne jure plus que par lui. Et un autre soir encore, un reportage sur une Française dont les canards français font du foie gras français aux Etats-Unis. Victoire ! Passons aux bières de Noël. Elles s’exportent jusqu’au Japon. Et deux jours après, champagne ! Dégustation à l’aveugle et bingo, c’est le petit prix d’une grande surface discount qui gagne la première place du podium. Et puisque les vacances de neige commencent, pourquoi pas un reportage sur la mode des nouveaux restos installés au sommet des pistes. Le lendemain, la vie sur un porte-avions. Décollage, atterrissage et visite des cuisines. Le boulanger explique : dans la marine, les baguettes sont hyper denses et beaucoup plus grandes qu’à terre. Que voit-on ? Les baguettes sortir du four. Woah ! Le lendemain, sociologie. Les hommes célibataires se font-ils à manger ? Oui, nous dit ce quadra récemment divorcé. Pas question de manger des plats préparés, nous confirme un jeune homme qui a récemment quitté ses parents. Le lendemain, qu’y a-t-il au juste dans les plats préparés ? De la viande, oui. Mais combien de pourcents ? Et pourquoi des conservateurs chimiques ? N’est–ce pas dangereux pour la santé ? Le directeur d’un supermarché explique gentiment que sans conservateurs, la viande ne se conserve pas, et que c’est ça qui est dangereux pour la santé. Le bon sens de cette réponse plonge la journaliste dans des abîmes de perplexité. Le lendemain, un pêcheur lève ses filets au petit matin dans le lac Léman. Puis livre toute sa pêche dans un resto trois étoiles. Le chef étoilé congratule le pêcheur: c’est du bon poisson ! La bonne cuisine commence par de bons produits. Le lendemain, séquence sur les jeunes et l’emploi. Une ado raconte qu’elle a quitté l’école trop tôt, mais, à présent, elle suit une formation en… cuisine. La voici qui prépare les repas pour les petits vieux dans un home. Elle passe entre les tables : c’est bon ? Vous aimez ? L’avenir lui sourit. Le lendemain, question métaphysique. Comment se fait-il qu’un dessert à la fraise goûte la fraise alors qu’il en contient à peine. Grâce aux exhausteurs de goût. Ils ont leurs créateurs qui travaillent le goût comme les nez peaufinent les parfums. En voici un dans son laboratoire. Mais la peur revient au galop : n’allons-nous pas perdre le goût naturel des choses ? Terminons avec l’escroquerie du siècle : les meilleurs restaurants nous servent aussi des plats surgelés. On apprend avec consternation que dans une société industrielle, rien n’échappe à l’industrie. Le pâtissier assemble plus qu’il ne pâtisse et le tiramisu n’est plus ce qu’il était. Ainsi, à chaque soir sa petite fable culinaire. Souvent sympa et bienheureuse mais insipide et monotone. Pétrie de clichés moralisateurs et de bons sentiments.

… aux magazines

Mais l’aventure ne se limite pas aux journaux télévisés. Elle continue en grand format dans les magazines et reportages. En voici un qui tombe à pic : Coca Cola, la formule secrète. Sa réalisatrice, la jolie Olivia Mokiejewski, y joue la consommatrice de Coca qui prend au pied de la lettre la stratégie marketing de la marque selon laquelle la composition de la célèbre boisson de John Styth Pemberton est un secret jalousement gardé au fond d’un coffre-fort. Elle enquête donc pour retrouver les ingrédients du Coca et, un par un, en mesurer l’éventuelle nocivité. Agréable et efficace. Sauf que la liste des ingrédients du Coca est un secret de polichinelle. A quoi bon consacrer une grande partie du film à des rumeurs sur la présence de cocaïne dans le Coca ? Il n’y en a plus depuis 1903 et on serait bien étonné si la Drug and Food Administration laissait passer ça aujourd’hui, sans parler des multiples institutions chargées de la prohibition des stupéfiants. Il suffit, par exemple, de voir comment, en Belgique, l’Afsca a récemment réagi à quelques informations sur la présence de traces de cocaïne dans des canettes de Red Bull en Allemagne. Encore faudrait-il consulter les agences de sécurité alimentaires ! Le film critique aussi longuement l'exploitation d'une nappe phréatique au Mexique. Mais fait l’impasse sur la politique de l'eau dont le PDG de Coca s'est encore fait l'avocat récemment à Davos : recyclage de toutes les eaux utilisées avant 2020, centaines de partenariats pour la protection de l’eau avec des communautés rurales, projets menés avec WWF pour « la récupération de l'eau de pluie, le reboisement et une utilisation plus efficace de l'eau dans les activités agricoles ». Vrai ou faux ? Nous n’en saurons rien. Une fois de plus, le journalisme d’investigation n’était que du journalisme à sensation. Mais autre chaîne, autre magazine. Qu’en est-il du poisson ? Elevage en eaux troubles, nous disent Nicolas Daniel et Louis de Barbeyrac. L’alimentation des saumons de Norvège contiendrait des pesticides et autres produits toxiques pour notre santé. Et ce n’est pas tout. Sur une autre chaîne, l’industrie des déchets de poisson : comment les têtes, les queues et les arêtes finissent en farines, voire en fish sticks !

Et aux téléréalités

A ce stade, si vous avez perdu l’appétit, il est temps de vous distraire avec une télé réalité culinaire, Master Chef, Top chef ou leurs innombrables déclinaisons et imitations : Chef, la recette !, Vive la cantine, Un dîner presque parfait, Le Chef contre-attaque, M.I.A.M, ou Cauchemar en cuisine. Ma préférée cette année fut Le Meilleur Pâtissier. Epreuves techniques, épreuves signature, épreuves créatives : la finale fut torride entre un camionneur qui aime cuisiner gourmand pour ses enfants, et Mounir, jeune immigré qui conjugue la pâtisserie classique française avec les saveurs orientales et les parfums exotiques. Sous l’œil ravi du chef étoilé Cyril Lignac et de la bloggeuse culinaire "Mercotte" commentant les fondants, les croquants, les couleurs de la meringue et les variantes de chocolat dans des décors de rêve, parcs de châteaux et méga cuisines suréquipées. Ainsi se dessine peut-être une cartographie : l’anti-modèle de la cuisine industrielle que tout le monde achète, mais dont tout le monde se méfie parce que les aliments y perdent progressivement leurs formes traditionnelles. Et le modèle de la cuisine des chefs, censée incarner la tradition, les produits d’origine et de qualité, le fait main, le bon goût. La défense des consommateurs au service du patrimoine contre le monde de l’argent et de la junk food. Le souvenir de la ruralité contre l’industrie. Sans qu’on puisse dire déjà s’il s’agit d’une nostalgie ou des prémisses d’un nouvel art de vivre.  Michel Gheude

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