À quoi sert la musique?

Lundi 27 mars 2017

Imaginons ceci: des scientifiques d’une planète lointaine (appelons-la X) débarquent ce soir à Bruxelles pour étudier l’espèce humaine…

Qu’observent-ils? Des animaux bipèdes vivant en colonie, préoccupés par des tâches vitales: boire, manger, se soigner, dormir, se protéger du froid, parler, gagner de l’argent (activité en principe plus ou moins liée à la satisfaction des besoins vitaux), et pour certains, faire et élever des enfants. Jusqu’ici, sans doute rien de différent de ce qui se passe sur X, où les habitants sont également habités par ce désir de survivre, et faire survivre leur espèce. Les extra-terrestres constatent également que les bipèdes passent un peu de temps à des activités non vitales - lecture, dessin, jeux, etc. - et comprennent que les Terriens se projettent ainsi dans des fictions par le biais d’images ou de mots, une façon intéressante de partager des expériences. En revanche, quelque chose les intrigue: ces animaux étranges dépensent beaucoup de temps et d’argent pour écouter et produire des sons sans signification, et en retirent du plaisir. Renseignement pris, ils établissent que cet étrange champ d’activité, inconnu sur X, s’appelle «musique».

Questions de biomusicologues

Comme ces visiteurs font correctement leur travail de scientifiques, il se posent une foule de questions: «Pourquoi font-ils cela? Depuis combien de temps? Les différentes musiques audibles sur Terre ont-elles des points communs?». Ils tentent de mettre en lien la musique avec les besoins de l’espèce: «La musique donne du plaisir; mais peut-elle soigner? Aide-t-elle à faire ou à élever des enfants? Rend-elle plus intelligent, plus habile, plus sociable? En somme, à quoi leur sert-elle?». Il se trouve que des scientifiques terriens, les biomusicologues, se posent également ces questions, et tentent d’y ré- pondre. Nous allons ici explorer quelques-unes de ces fascinantes interrogations, à la frontière entre diverses sciences (entre autres, neurologie, génétique, ethnologie, psychologie, acoustique): la musique a-t-elle eu une importance vitale pour l’espèce humaine à un moment de son évolution? Aujourd’hui, à titre individuel, qu’apporte-t-elle?

Troublante universalité

Comment définir musique et musicalité? On appellera «musique» des sons organisés selon des structures rythmiques et tonales spécifiques: en particulier, des combinaisons de rythmes souvent répétitifs et l’usage de notes privilégiées. Une définition aussi générale comprend des phénomènes aussi variés que la prestation d’un groupe de percussions congolaises en plein air, la Symphonie inachevée de Schubert dans une grande salle de concert, ou encore une chanson des Pink Floyd sur un autoradio. On définira la «musicalité» de façon assez large: un intérêt pour la musique par rapport aux autres bruits, le sens de ce qui est consonant et dissonant, la reconnaissance de mélodies simples, l’aptitude à bouger avec la pulsation de la musique. Ainsi définie, on s’aperçoit que la musique est partagée par toutes les civilisations, et la musicalité par presque tous les humains dès l’enfance, mais pas par les grands singes. Contrairement à ce qu’on pense souvent, les «amusicaux» véritables sont très rares (certains autistes, par exemple, ou personnes dont le cerveau est lésé). Une telle universalité d’une phénomène partagé par tous les hommes et pas par nos cousins primates n’est-elle pas troublante?

La musique a-t-elle une valeur adaptative…

En tout cas, elle soulève la question essentielle du rôle de la musique dans l’évolution de l’espèce humaine. Puisque nos ancêtre lointains n’étaient pas musiciens, que s’est-il passé, et quand, pour que nous le soyons tous devenus? Premier scénario: au cours des dernières centaines de milliers d’années, la musique a présenté certains avantages pour la survie de l’Homme: faciliter les premières années de vie du bébé (les berceuses créent un lien parent-enfant); transmettre des informations (on mémorise mieux une chanson qu’un texte parlé, donc sans écriture, la musique permettait de se rappeler des faits importants pour la survie); favoriser l’apprentissage du langage (la musique éduque l’oreille de l’enfant) et de la motricité (sans même parler d’instrument, le chant coordonne les muscles du visage et les cordes vocales); réduire des conflits et faciliter le travail de groupe (la musique lie le groupe, diminue les risques de disputes); aider la maîtrise de l’humeur et des émotions. Ainsi, selon le schéma darwinien de sélection naturelle, les individus ou les groupes musiciens, mieux adaptés à l’environnement que les amusicaux, ont mieux survécu. Le caractère «musicien» s’est transmis génétiquement jusqu’à maintenant. Selon cette thèse, la musique a une valeur adaptative, c’est-à- dire qu’elle doit être considérée comme biologiquement fondamentale pour la survie de l’espèce, au même titre que, par exemple, le réflexe de fuite devant le danger. Certains éléments en faveur de ce scénario (mais pas des preuves!) peuvent être avancés1 : l’ancienneté de la musique (au moins 50 000 ans, peut-être 250 000) et son universalité sur Terre; le fait que les hommes y passent beaucoup de temps, depuis longtemps; l’existence probable de capacités musicales innées chez tous les bébés, qui suggère la transmission génétique de la musicalité.

… ou est-elle un sous-produit du langage?

Deuxième scénario: au cours de l’évolution de l’homme, certains caractères adaptatifs (comme la production et la perception du langage, et les émotions liées à l’audition de la voix parlée) ont rendu possible la musique, laquelle n’a en ellemême pas de valeur adaptative. Dans ce scénario, la musique est un «sous-produit» fortuit du langage, pas inscrite dans nos gènes comme une stratégie de survie de l’espèce.2 En faveur de ce scénario: aucune zone du cerveau spé- cifique à la musique n’a été repérée. Les processus musicaux semblent utiliser des zones qui servent à d’autres choses (langage notamment): elle ne serait qu’une capacité «bricolée» par le cerveau avec d’autres aptitudes vraiment intéressantes pour la survie de l’espèce. En somme, nous ferions de la musique un peu par hasard et non par nécessité. D’autres enfin3 avancent une troisième idée intermédiaire: «autrefois, la musique avait une valeur adaptative, mais plus aujourd’hui». La musicalité serait donc un vestige d’adaptation ancienne. C’est l’idée de Darwin, qui avançait que les hommes chantaient avant de parler. Quelle que soit la réponse à la question de l’importance de la musique par le passé, la musique joue toujours un rôle essentiel dans plusieurs aspects des activités humaines (pensons aux berceuses, aux soirées dansantes où les couples se forment, aux chants lors de cérémonies, etc.). Il ne s’agit donc pas d’un «fossile évolutif» inutile comme par exemple le téton des mammifères mâles, mais d’une activité toujours utile quoique non essentielle à la survie de l’espèce.

Et aujourd’hui?

Faute de preuves suffisantes et d’expérimentation, aucun scénario n’a pu être définitivement écarté. En tant que musicien passionné pratiquant quotidiennement, je trouve la première thèse philosophiquement très forte! Ainsi, notre art aurait été nécessaire dans l’évolution de l’homme, comme la vision en couleurs ou la transpiration! La seconde hypothèse est également séduisante, après tout: la musique apparaît comme magnifiquement superflue; l’homme l’a inventée à partir d’autres capacités essentielles, un peu comme ces enfants qui détournent l’usage habituel d’un objet précis pour en faire un jeu passionnant. Sans parler de sélection darwinienne, que nous apporte la musique, à titre individuel? En plus du plaisir et de l’émotion musicale, tous les avantages exposés plus haut. Éducation de la perception auditive, de la motricité, de la mémorisation, entraînement à la persévérance, sociabilité, établissement du lien parent-enfant, régulation de l’humeur. Pour toutes ces raisons, et encore d’autres qu’on n’a pas la place de citer ici, il a été montré, à partir d’imagerie cérébrale et de tests cognitifs, que la musique (et en particulier la pratique) modifie le cerveau comme aucune autre activité ne le fait4 , dans un sens généralement très favorable à beaucoup d’autres activités humaines5 . «De la musique avant toute chose» (Verlaine) Quel que soit le rôle de la musique dans l’évolution de l’espèce humaine, il est aujourd’hui certain que la musique procure, pour celui qui la fréquente, une série d’avantages pour la maîtrise de très nombreuses capacités - sociales, intellectuelles, manuelles, émotionnelles. Autrement dit, celui qui s’adonne à la musique ne fait pas que produire des sons plaisants … mais modifie (et généralement améliore) ses aptitudes cérébrales, de même que la pratique d’un sport améliore la santé cardio-vasculaire et articulaire. Il est dommage que ce simple fait, scientifiquement prouvé, reste mal connu. La musique mérite mieux que de rester un aimable passe-temps «en plus» du reste, jugé plus essentiel. On devrait l’enseigner de façon efficace, gratuite et obligatoire à l’école, au même titre que la langue maternelle et le calcul.  

François Chamaraux, Docteur en physique  

1. D. Huron, Is Music An Evolutionary Adaptation?, Annals of the New York Academy of Sciences, 2001. 2. J McDermott, The evolution of music, Nature Vol 453, Mai 2008, p 287 3. W. T. Fitch, On the Biology and Evolution of Music, Music Perception, Vol 24, No 1, 2006, pp 85-88. 4. O. Sacks, Musicophilia, traduction française, Points Seuil, Paris, 2009, p 132. 5. «L’apprentissage actif d’un instrument peut être propice au développement de nombreuses aires cérébrales. Pour l’immense majorité des étudiants, la musique peut donc présenter autant d’importance éducative que la lecture ou l’écriture.» O. Sacks, op. cit. p 135.

Mar 2017

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