14-18 : la guerre impensée

Mercredi 23 avril 2014

Isabelle Clarke et Daniel Costelle avaient déjà écrit et réalisé "Apocalypse, la 2e Guerre mondiale". Les revoici aux commandes d’Apocalypse 14-18. En quatre épisodes dantesques, c’est le choc. On reste tétanisés. Des batailles mobilisant des centaines de milliers d’hommes, des millions d’obus, des mois de combats, avec pour résultat quelques kilomètres à peine d’avancée ou de recul, cela heurte à la fois toute rationalité et tout sentiment d’humanisme. Cette guerre, plus folle que les autres, nous reste incompréhensible.

Penser la guerre

En 1869, Tolstoï termine Guerre et Paix, le grand roman de 1812. Mille six cents pages sur la campagne napoléonienne en Russie. A la lecture des scènes de bataille, de nombreux lecteurs pensent encore que Tolstoï romançait son expérience personnelle de la guerre. En réalité, il était né en 1828, plus de quinze ans après la défaite russe de Borodino. C’est sans doute le plus grand roman de guerre du XIXe siècle. Le ressort de Guerre et Paix est tout entier dans ce paradoxe : en Russie, Napoléon a gagné toutes les batailles mais perdu la guerre. Il a gagné les batailles contre l’armée du Tsar dirigée par la noblesse. Mais il a perdu la guerre parce que le peuple des moujiks a pratiqué la terre brûlée qui a privé son armée de ravitaillement et mené contre lui une harcelante guerrilla. Napoléon entra dans Moscou en vainqueur, mais Moscou était déserte et brûlait. Il en sortit vaincu, commençant une longue et pénible retraite dont son empire ne se releva pas. On trouve donc dans Guerre et Paix la description de la guerre, ses combats, ses ravages. Mais aussi le travail de compréhension de l’importance historique de cette guerre et des conditions sociales, qui avaient privé la noblesse de la capacité de résister à l’invasion et de défendre la patrie, alors que les forces de gagner existaient et qu’elles purent se mobiliser malgré elle.

La pensée de la guerre enlisée dans les tranchées

Très curieusement, la littérature de 14-18 n’atteignit jamais ce niveau d’analyse. Elle resta, pour l’essentiel, confinée dans les tranchées où les fronts s’immobilisèrent pendant la plus grande partie de la guerre. La messe littéraire fut dite dès 1915 quand Barbusse publia Le Feu, qui fut aussitôt couronné par le prix Goncourt. Son héros était le soldat d’infanterie, surnommé le Poilu. Son univers était la tranchée, seul lieu de vie dans une campagne déserte et dévastée : mares, entonnoirs, ornières, amas de boue, piquets, barbelés, vase, flaques… Les hommes venaient de partout, étaient de tous les âges, de toutes les professions, mais désormais tous les mêmes, réunis par une vie misérable, les rats, la vermine, l’eau sale, les attentes interminables et la présence constante de la mutilation, de la mort et de la peur. La Peur, titre choisi par Gabriel Chevallier pour le récit de sa guerre, publié, lui, en 1930. Ses poilus ne parlaient pas la langue patoisante des poilus de Barbusse, mais vivaient la même vie et mouraient de la même mort : sans gloire. De cette vie misérable, le médecin ixellois, Max Deauville (de son vrai nom Maurice Duwez), tenta une sorte de sémiologie, publiée elle aussi en 1930 : La Boue des Flandres. De courts chapitres sur le blessé qui attend les brancardiers, la soupe, le baraquement, la différence entre médecin civil et médecin militaire, l’art de se planquer, les mœurs des officiers, l’aumônier, dormir dans un abri inondé, un défilé militaire à la Panne, l’éloquence militaire, la tranchée pensée comme un village, le café, les aérostiers… une vie dans la boue.

L’avant contre l’arrière

Chez les uns comme chez les autres, le témoignage semble une impérieuse urgence. Il ne s’agit pas de faire comprendre à l’arrière ce qui s’est vraiment passé. Il s’agit plutôt de lutter contre l’arrière. De contrecarrer tout à la fois les discours patriotiques et fanfarons que la propagande militariste a déversés, durant quatre ans, sur les populations civiles, et la vision romantique et romanesque de la guerre entretenue, envers et contre tout, par ces mêmes populations. Les Allemands ne font pas autre chose. En 1930, Edlef Köppen publie un roman particulièrement terrible, L’Ordre du Jour, récit largement autobiographique qui raconte comment un jeune volontaire, partant pour la guerre avec enthousiasme, finit pacifiste convaincu après avoir traversé l’enfer sur tous les fronts. Comme Köppen lui-même, son héros est même interné à la fin de la guerre. Ernst Jünger commence son Orages d’acier par le même élan romantique : « Elevés dans une ère de sécurité, nous avions tous la nostalgie de l’inhabituel, des grands périls. La guerre nous avait donc saisis comme une ivresse. C’est sous une pluie de fleurs que nous étions partis, grisés de roses et de sang. » Avant de découvrir que les roses sont aussi peu nombreuses que le sang est abondant. Pour souligner l’abîme entre l’avant et l’arrière, Köppen glisse dans son récit quelques articles de journaux et communiqués officiels qui semblent rédigés sur une autre planète. Dans le même esprit, Chevallier note à l’occasion d’une permission : « Les gens de l’arrière aiment à se représenter la guerre comme une fameuse aventure, propre à distraire les jeunes hommes, une aventure qui comporte bien quelques risques, mais compensés par des joies : la gloire, des bonnes fortunes, l’absence de soucis.» Dans le célèbre A l’ouest rien de nouveau (1929), Erich Maria Remarque fait la même expérience : « Je ne me trouve plus ici à mon aise. C’est pour moi un monde étranger (…) Comment cela peut-il être ainsi, pendant que là-bas les obus sifflent au-dessus des entonnoirs et que les fusées montent au ciel (…) Ici ce sont d’autres créatures, des créatures que je ne comprends pas très bien, qu’à la fois j’envie et je méprise. » Ce divorce entre l’avant et l’arrière prépare les extrêmes qui vont se déchaîner avant même la paix revenue : révolutions russes et allemandes, émergence des fascismes. Rêves de revanches ou, au contraire, pacifismes aveugles aux nouveaux périls. Barbusse deviendra compagnon de route des communistes. Jünger fera partie de la révolution conservatrice allemande. Céline sera la voix de l’amertume des anciens combattants, d’abord dans Voyage au bout de la nuit (1932), puis dans ses pamphlets antisémites. Giono sera celle du pacifisme, dans un roman d’abord, Le Grand Troupeau, publié en 1931, puis dans son essai, Refus d’Obéissance, paru en 1937.

Loin des tranchées

Si l’épopée est rare, elle existe pourtant. Chez Kessel, par exemple, dans L’Equipage, paru en 1923. Jean Norton Cru, un Américain qui fit la critique de 251 témoignages sur la Grande Guerre parus entre 1915 et 1928, reprochait au Feu de Barbusse et aux Croix de Bois de Dorgelès, d’être du Zola. Mais saluait la capacité de Kessel à raconter la vie quotidienne d’une escadrille. L’aviation était à ses débuts. Elle était une épopée par elle-même, dont Joseph Kessel fut l’un des passionnés, lui qui écrivit plus tard la biographie de Mermoz. Apocalypse 14-18 suit un mouvement semblable. Elle est à la fois la continuation de la littérature des tranchées, enlisée, répétitive, mortifiée, incapable de comprendre le mouvement qui, malgré son apparente immobilité, l’anime. Mais elle est aussi son survol. En passant d’une bataille à l’autre, du front ouest à celui de Salonique, des fraternisations de Noël à la Révolution russe, des poilus se rasant dans leurs trous à rats aux stratégies des généraux, des sous-marins de l’Atlantique aux premiers as de l’aviation, elle échappe à l’immobilité de la pensée consubstantielle à celle du front. Il y a, dans ce film, la même fascination que dans la littérature d’époque pour les millions d’hommes enterrés pendant trois ans de part et d’autre des lignes de front, mais, en même temps, son rythme accéléré libère de cette pesanteur et ouvre la possibilité de penser enfin la Grande Guerre. Nous en sommes là. Michel Gheude

Du même numéro

Articles similaires