L’actualité du conflit israélo-palestinien et la neutralité

Lundi 4 décembre 2023

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Patrick Hullebroeck, Directeur

Les crimes terroristes commis par le Hamas en Israël le 7 octobre dernier et la nature de la riposte israélienne à Gaza, qualifiée de crime de guerre par de nombreux·ses observateurs et observatrices, confronte les enseignant·es à une difficile équation: aborder un fait d’actualité dans toute son épaisseur historique sans trahir le principe de la neutralité de l’enseignement officiel, quand l’immédiateté des nouvelles diffusées en continu bouleverse et divise l’opinion publique.

L’attitude la plus sage ne consisterait-elle pas à s’abstenir d’aborder à chaud, dans le cadre scolaire, un sujet aussi brulant? Certaines raisons plaident en ce sens, à commencer par le fait que le conflit israélo-palestinien n’est pas repris de manière explicite dans les référentiels du tronc commun et qu’il est trop tôt pour savoir si le sujet sera repris dans les référentiels, encore en cours de rédaction, portant sur les compétences terminales de l’enseignement secondaire.

Une neutralité d’abstention?

L’exacerbation des sentiments n’est-elle pas, par ailleurs, à l’opposé de l’esprit de la neutralité et celle-ci n’empêche-t-elle pas de se saisir des questions qui divisent? C’est sans doute la définition de la neutralité scolaire qui prévalait immédiatement après la guerre scolaire de la fin des années 1950. Mais il est loin le temps où la neutralité interdisait «à l’enseignant de prendre parti dans les problèmes qui divisent l’opinion» et lui imposait «lorsqu’il aborde des questions qui touchent aux croyances et convictions, de le faire en des termes qui ne peuvent pas froisser les opinions et les sentiments d’autrui» (définition de la neutralité dans la résolution de la Commission permanente du Pacte scolaire du 8 mai 1963).
Comment, en effet, éduquer la jeunesse à des principes et des valeurs de citoyenneté démocratique, si c’est pour fuir les sujets de discussion qui provoquent de l’émotion et se traduisent par des convictions et de l’engagement. L’essence de la démocratie n’est-elle pas basée sur la reconnaissance du pluralisme, du dissensus ou du désaccord, qu’il convient de concilier avec la nécessité de s’accorder pour vivre ensemble?

Des supports pédagogiques sur l’histoire immédiate

L’époque ne somme-t-elle pas l’école de s’ajuster au temps accéléré auquel l’Internet et les réseaux sociaux soumettent la société, bien que l’apprentissage s’effectue dans le temps long? Encore faut-il que les enseignant·es disposent, dans le temps raccourci de l’histoire en train de se faire, de l’information factuelle, de la connaissance historique, d’un point de vue pertinent sur les évènements, voire une opinion personnelle. Il leur faut aussi des supports pédagogiques à utiliser en classe.
C’est à ce difficile exercice que se livre depuis quelques années le site de ressources pédagogiques «Questions vives»1 . Celui-ci a pour objet de proposer des ressources sur les questions qui suscitent la controverse. Le site entend par «question vive», celle qui «imprègne l’environnement social et médiatique au point que les élèves et enseignant·es ne peuvent y échapper; [qui] tient au cœur des élèves, attise leurs émotions, s’attache à eux par une forte adhésion intime; [qui] s’invite par conséquent parfois en classe de manière improvisée; [qui] peut, pour le coup, impliquer un traitement rapide, dans le vif du sujet; [qui] comporte une dimension transversale, ne s’appréhende pas par le moyen d’une seule discipline scolaire; [qui] porte en elle le germe d’une exploitation qui dépasse le registre de l’information, de la connaissance, pour aborder celui du sens, des valeurs.»
Le site, fruit de la collaboration d’acteurs publics et associatifs2 , rend accessibles des supports pédagogiques élaborés par les partenaires du projet et publie des fiches sur des «questions vives», des questions qui font débat et dont tout le monde parle (Chat GPT, l’incarcération d’Olivier Vandecasteele, la coupe du monde de football, le conflit russo-ukrainien, l’envahissement du Capitole à Washington, etc.).
Dernièrement, le site a rendu publique une fiche «Conflit Israël et Territoires palestiniens occupés»3 qui a suscité un début de polémique par voie de presse4 et provoqué un débat au Parlement de la FWB en Commission de l’enseignement5 , le 7 novembre dernier, à travers les questions posées par les parlementaires Mathilde Vandorpe (Les Engagés), Jean-Pierre Kerkhofs (PTB) et Jean-Philippe Florent (Ecolo). De son côté, Amnesty International mettait en propre, à disposition du public, une fiche plus nourrie sur le plan historique et adoptant un point de vue davantage humanitaire6 .
Face à ces critiques, la ministre de l’Éducation, Caroline Désir, eut soin de rappeler durant le débat parlementaire qu’il ne lui appartient pas «de déterminer ce que les enseignants doivent dire sur tel ou tel sujet», en conséquence directe «des principes de liberté d’enseignement et de liberté d’expression garantis par la Constitution» et des limites dans lesquelles ces libertés s’exercent, à savoir le respect de «la législation relative à la lutte contre les discriminations, contre le racisme et l’antisémitisme7

La recherche de l’objectivité et les droits de l’homme

Le décret relatif à la neutralité de l’enseignement de la Communauté française du 31 mars 1994 définit de manière heuristique et éthique le caractère neutre. La neutralité renvoie d’abord à une attitude cognitive qui se construit à partir de la description des faits et vise la recherche de la vérité. Celle-ci s’effectue à travers le développement d’attitudes et de comportements: l’objectivité la plus grande, l’honnêteté intellectuelle, la diversité des idées, la tolérance. Ceci en préparation au rôle de citoyen·ne dans une société pluraliste: «Article 1er. - Dans les établissements d'enseignement organisés par la Communauté, les faits sont exposés et commentés, que ce soit oralement ou par écrit, avec la plus grande objectivité possible, la vérité est recherchée avec une constante honnêteté intellectuelle, la diversité des idées est acceptée, l'esprit de tolérance est développé et chacun est préparé à son rôle de citoyen responsable dans une société pluraliste.»
Cette démarche intellectuelle et affective s’exerce avec comme horizon de sens les libertés et droits fondamentaux: «Article 2. - L'école de la Communauté éduque les élèves qui lui sont confiés au respect des libertés et des droits fondamentaux tels que définis par la Constitution, la Déclaration universelle des droits de l'homme et les Conventions internationales relatives aux droits de l'homme et de l'enfant qui s'imposent à la Communauté.»
Quelle que soit la difficulté des enseignant·es à traiter les sujets complexes qui traversent la société et dont le caractère émotionnel tend à empêcher l’étude sereine, il faut bien considérer qu’ils entrent de plein droit dans la mission éducative de l’enseignement. Car, à défaut d’en parler, s’agit-il d’installer le silence autour de ces sujets et d’en faire des tabous?

La règle du jeu et la relation pédagogique

Certains sujets sont causés par des évènements traumatiques transmis de génération en génération et qui, ce faisant, dépassent l’existence individuelle. Mais ils plongent leurs racines dans des douleurs si profondément enfouies que celles-ci resurgissent dans la vie des individus, de manière parfois intempestive, à la faveur des évènements ou de l’actualité. Ainsi, dans l’histoire de la Belgique, le différend linguistique, la colonisation du Congo, le premier ou le second conflit mondial, la Shoah. Le conflit israélo-palestinien ou arabe réveille de semblables douleurs, qu’entretiennent, pour les uns, l’antisémitisme latent et, pour les autres, le racisme ordinaire.
Quelles que soient les précautions prises, faire cours sur ces sujets et ouvrir la discussion à leur propos expose inévitablement à des dérapages que la puissance des affects explique. Les aborder nous semble supposer, comme garde-fou, une double entente. Il faut d’abord qu’enseignant·es et élèves s’entendent sur la règle du jeu d’un enseignement neutre, à savoir les principes énoncés dans les articles 1er et 2 du décret sur la neutralité. Sans une compréhension et une adhésion minimale à cette règle du jeu par les élèves et les enseignant·es, il nous semble vain de vouloir traiter ces thèmes difficiles. Cela implique que les principes de l’enseignement neutre constituent une véritable culture d’école, partagée avec les élèves tout au long de la scolarité.
Il faut d’autre part une entente de nature psycho-affective entre les élèves et l’enseignant·e, c’est-à-dire une relation pédagogique nourrie par l’estime, la confiance et la reconnaissance réciproque. Celle-ci se construit jour après jour et est en lien direct avec le plaisir d’enseigner ou d’apprendre. Elle ne se trouvera jamais dans aucun support pédagogique, celui-ci fût-il bon ou mauvais, complet ou incomplet – ce que semblent avoir perdu de vue celles et ceux qui discutaient de la valeur pédagogique des supports récemment proposés pour aborder le conflit actuel et y voyaient la condition d’un apprentissage réussi. Cette double entente est, nous semble-t-il, la condition pour des apprentissages réussis dans un monde complexe, où les émotions, trop souvent, clivent et éloignent les individus, plutôt que de les rapprocher, dans un vécu commun.

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