Une expérience qui change les gens

Jeudi 29 avril 2021

François Chamaraux, docteur en sciences, enseignant en mathématiques et sciences

En lisant des livres d’histoire des sciences, on pourrait croire que la science ne progresse qu’avec des Marie Curie, des Darwin et des lauréats de prix Nobel. Mais la science avance aussi - et peut-être surtout - grâce à des millions de modestes acteurs et actrices de l’ombre: chercheur·se·s., bien sûr, mais aussi professeur·e·s, inventeur·trice·s, instituteur·trice·s, technicien·ne·s, amateur·trice·s, etc., qui mettent leur engagement et leurs convictions au service de la science et de sa diff usion. Au travers de quelques entretiens, nous voulons présenter diverses facettes vivantes de la science incarnée par des personnes passionnées. Ce mois-ci, rencontre avec une scientifi que de retour d’Antarctique, qui aime le froid, les oiseaux… et les gens.  

Éduquer: Sur quoi porte votre thèse?

Coline Marciau: Je m’appelle Coline Marciau, j’ai 30 ans. Après plusieurs séjours scientifiques en Antarctique, j’ai commencé une thèse mi-juin dernier, financée par l’université de Tasmanie (Australie), en collaboration avec le centre d’études biologique de Chizé (France). Ma thèse se déroule en partie sur la base Dumont d’Urville, en Terre Adélie[1], et porte sur les Manchots Adélie, l’une des quelques espèces de manchots vivant en Antarctique. Je fais de l’écologie, plus précisément de l’écophysiologie. Dans ma thèse, j’utilise le Manchot Adélie comme «éco-indicateur»: j’étudie comment se portent les individus et les populations, et ceci me permet d’obtenir des informations sur l’environnement biotique, c’està-dire les communautés marines sur lesquelles il repose. Comme le manchot pêche, notamment du krill[2] , on peut obtenir des informations sur l’écosystème marin en observant les manchots. Ensuite, en plus d’être éco-indicateur, le Manchot Adélie peut être considéré comme une espèce «sentinelle», c’est-àdire que, sensible à d’éventuels changements environnementaux, il sera un indicateur précoce de ces changements. Donc nous poursuivons un double but: l’étude des manchots en euxmêmes, mais aussi celle de leur environnement. Par ailleurs j’ai également une activité de vulgarisation, en tant que membre du bureau de l’APECS, l’association des jeunes chercheurs en milieu polaire. Nous organisons des actions de médiation scientifique, comme en mai prochain la «semaine polaire»[3], où des jeunes chercheurs vont proposer des présentations à des classes de primaire. Il s’agit de faire connaître aux enfants ces milieux, leurs problématiques propres, etc.

Éduquer: Observez-vous des manifestations du changement climatique sur les manchots?

C.M: Le changement climatique affecte l’Antarctique, mais cela dépend des zones. En Péninsule[4], par exemple, on observe un fort réchauffement. Là-bas, sur deux espèces de manchots, une espèce parvient à s’adapter aux modifications des stocks alimentaires, mais pas l’autre. À Dumont d’Urville, on observe moins de réchauffement, et même des effets contre-intuitifs. Par exemple, la banquise s’étend plus et fond plus difficilement, et on a plus de neige, pour des raisons encore mal connues. Mais vu la trajectoire globale de l’Antarctique, on va sans doute vers un réchauffement. Pour le moment nos Manchots Adélie tiennent bien le coup de ce côté-ci du continent blanc, mais nous surveillons.

© Coline Marciau

Éduquer: Comment se partage votre travail entre terrain et labo?

C.M: Sur le terrain, j’ai travaillé plusieurs mois sur un programme de suivi à long terme d’une colonie de manchots. On choisit une centaine de couples, on regarde quelle est leur condition physique et on suit leur reproduction: on fait des prises de sang, on mesure le poids, la taille, et d’autres indicateurs comme le temps d’alternance mâle-femelle, c’est-à-dire la fréquence à laquelle les deux parents alternent pour couver, puis nourrir, les petits. On note également combien de poussins survivent jusqu’à la mise à l’eau. Toutes ces mesures donnent des indications sur la façon dont les couples s’y prennent pour mener à bien la nidification. Le reste de l’année, en laboratoire, j’analyse les données (prises de sang par exemple), puis j’effectue des analyses statistiques sur l’ordinateur, et finalement je travaille à la rédaction d’articles scientifiques, et de ma thèse.

Éduquer: Que cherchez-vous avec les prises de sang?

C.M: Je cherche des marqueurs de condition physique. J’essaie d’établir des liens avec leur succès reproductif. Pour donner un exemple, je mesure le niveau d’une hormone de stress, la corticostérone. Selon ce que je regarde (le niveau d’hormone en réaction à un stress comme la capture, ou le niveau «de base»), je peux obtenir des informations sur la réaction à un stress présent mais aussi à de potentiels stress réguliers subis par le passé. S’ils ont vécu un certain stress, cela pourra avoir plus tard un impact sur leur succès de reproduction, voire leur survie. Cependant, on ne comprend pas encore tous les liens entre la vie des manchots et les marqueurs sanguins que l’on mesure.

À force de passer tous les jours les voir, on crée un lien particulier. Je finis par les connaître un par un. On prévoit leurs réactions. Les manchots n’ont pas de prédateur terrestre, donc souvent ils n’ont pas peur de nous

Éduquer: Parvenez-vous à créer un lien avec les animaux? Peut-on parler d’affection?

C.M: Oui. À force de passer tous les jours les voir, on crée un lien particulier. Je finis par les connaître un par un. On prévoit leurs réactions. Les manchots n’ont pas de prédateur terrestre, donc souvent ils n’ont pas peur de nous. En fait, la base se situe au milieu de la colonie: on vit avec eux, on est confrontés aux manchots toute la journée. Parfois, sur la passerelle, il faut les laisser circuler avant de passer. D’ailleurs, avec les collègues, on finit par les imiter (rires). Ce sont des animaux au caractère fort, on observe les interactions entre eux. Dans le cadre de ma thèse, je fais d’ailleurs des tests de personnalités sur les manchots. Clairement, certains se montrent agressifs et nous attaquent, d’autres ont peur et se mettent en retrait.

Éduquer: À quoi ressemble le paysage autour de la base?

C.M: La Terre Adélie appartient à la partie dite «ouest» de l’Antarctique, c’est-à-dire au Sud de l’Australie. Difficile d’être plus loin de l’Europe! La base est construite sur l’île des Pétrels, que l’on peut quitter à pied lorsque la banquise le permet, pour se promener sur d’autres îles ou sur le continent. A la débâcle d’été par contre, on se trouve «prisonnier» de cette île, dont on fait le tour en une demi-heure. Tout sur le continent est recouvert de glace, sauf en certains rares endroits où la roche affleure, mais sans végétation. Tous les animaux (quelques espèces d’oiseaux, mammifères marins) se nourrissent donc dans la mer, où se situe la base de la chaîne alimentaire. Nous avons des températures basses (environ 0°C en été, - 15°C l’hiver, avec des pointes à -35°C), mais moins extrêmes que dans certains points du Canada ou de Sibérie, ou encore qu’à Concordia[5]. Dans cette base, ils ont -50°C de moyenne, avec des pointes à -80°C! Ces températures empêchent les sorties. Nous, en revanche, nous pouvons sortir sans souci tous les jours. La région est soumise à ce qu’on appelle les «vents catabatiques», descendus de la calotte glaciaire (avec des pointes à 200 km/h), mais finalement cela présente moins de danger qu’une tempête en métropole, car on ne risque pas de se prendre un arbre ou une tuile! Il faut tout de même faire attention: une collègue a lâché la passerelle et s’est envolée, sans se faire mal heureusement! J’aime marcher autour de la base. Partir dans le blizzard (parfois on ne voit pas nos pieds), voir les Manchots empereurs[6] s’occupant de leur œuf sur leurs pattes en plein hiver, avec le soleil très bas, une lumière incroyable et changeante, la glace, les nuages, le vent, les couleurs inattendues, c’est magnifique. On voit également parfois des aurores australes…

© Coline Marciau

Éduquer: En quoi consiste la vie scientifique dans la base?

C.M: Les spécialités scientifiques représentées sont: glaciologie (on regarde par exemple l’avancement du glacier), étude de la couche d’ozone (LIDAR[7]), chimie de l’atmosphère, sismologie, magnétisme (le pôle sud magnétique est tout proche de la base). Et enfin la biologie marine et l’ornithologie.

Éduquer: Tu m’as dit que cette expérience d’isolement extrême t’attirait. Pourquoi?

C.M: Je fais allusion à l’hivernage que j’ai effectué avant ma thèse, c’est-à-dire un hiver complet passé là-bas, sans aucun moyen de rentrer en Europe, même en cas d’urgence. Internet et téléphone sont limités. On sort complètement de ce dont on a l’habitude, on vit isolé avec 23 personnes. Une routine se met en place, qui peut paraître effrayante, mais aussi apaisante. On est en dehors de tout souci matériel, on n’a pas de repas à préparer, de rendez-vous à prendre. On nous a dit: «Notez votre code de carte bleue pour ne pas l’oublier»! Ces conditions permettent de rencontrer les gens d’une autre manière, dont on n’a pas l’habitude: 12 mois enfermée avec 23 personnes inconnues, qui ne sont pas forcément de notre milieu, c’est une expérience qui m’a changée, qui change les gens. On apprend à connaître les autres lentement. On doit tous se supporter, on n’a pas le choix, on ne peut pas se dire «j’en ai marre, je vais voir mes amis». On devient une famille, dans la mesure où il s’agit de «faire avec» des gens qu’on n’a pas choisis. Des personnes avec qui, dans la vie normale, on n’aurait peut-être rien partagé de spécial.

Éduquer: Qui sont ces 23 personnes?

C.M: Un chef de district qui représente la loi, et qui représente le préfet. C’est un poste un peu difficile car évidemment, on a une certaine réticence à devenir son ami: il est censé faire respecter les règles! (rires). Ensuite, un médecin avec un petit hôpital, qui doit faire face à tout. Comme il a besoin d’assistants en cas extrême, il forme une équipe, et on se retrouve avec l’ornitho et le mécano à faire des prises de sang (rires). Il y a un chef central (pour gérer la centrale à fioul, qui produit l’électricité, l’eau potable, le chauffage), un mécano (pour s’occuper des véhicules, de la piste d’atterrissage), un mécanicien de précision, un menuisier, un plombier chauffagiste, un électrotechnicien, un spécialiste de l’instrumentation et de l’informatique, et les scientifiques. Et bien sûr, un cuisinier ET un pâtissier; c’est la France, il faut les deux! (rires). Toutes ces personnes ne sont pas nécessairement jeunes ou célibataires. Plusieurs ont des enfants en métropole.

Éduquer: Je suppose que ce milieu compte surtout des hommes?

C.M: Oui, pour mon hivernage, nous étions 2 femmes. Cette année elles sont 6, toujours sur un total de 23 ou 24.

Éduquer: Y a-t-il beaucoup de tensions?

C.M: Le chef de district fait médiateur, il fait en sorte de désamorcer les situations tendues. Mais je trouve que toutes les personnes qui hivernent deviennent empathiques, prennent du recul. D’une certaine façon, nous sentons que nous devons prendre soin les uns des autres. Nous n’avons pas le choix, car nous devons compter les uns sur les autres. Les personnes qui hivernent ont subi des tests psychologiques. Ces tests permettent en principe de mettre en évidence des pathologies graves, mais on ne peut jamais être à l’abri d’un «pétage de plombs». Tout le monde le sait, tout le monde fait avec. Et cela peut être très compliqué. Et en cas d’événement grave, mine de rien, on est bien entouré… On mange tout le temps ensemble, matin midi et soir; parfois on a envie de s’isoler, ce qui n’est pas facile. En fait, il faut se montrer sociable, et en même temps aimer l’isolement.

Éduquer: Tes projets pour l’avenir?

C.M: Déjà, finir ma thèse (rires). J’en ai encore pour trois ans. Le milieu de la recherche est compliqué, je ne sais pas si j’ai la force et l’envie de tout sacrifier pour, au bout, peutêtre ne pas obtenir de poste. Donc je ne suis pas sûre de continuer, je verrai. Je continuerai peut-être en périphérie de la recherche, pour rester sur ce type de terrain, peut-être en logistique, coordination.

Éduquer: Qu’est-ce qui est difficile dans ces expériences d’hivernage?

C.M: Revenir. Là-bas, on vit intensément, on travaille énormément sur ce qui nous passionne, en s’engageant physiquement. Quand on rentre, on se sent un peu perdu, on retrouve les amis, mais ils ne peuvent pas vraiment comprendre ce qu’on a vécu. On ne partage pas facilement une telle expérience. Chacun de la mission retourne à sa vie, on ne garde le contact que difficilement. J’écris justement un livre sur l’hivernage avec différents témoignages, et beaucoup de personnes ayant hiverné disent que c’est une expérience qui a marqué leur vie; et je sens que cela représente quelque chose de fabuleux mais aussi une sorte de blessure. Car, très généralement, quand on quitte ces lieux, on sait qu’on n’y retournera plus jamais.

Éduquer: Et les voitures, le bruit, la vie urbaine?

C.M: Oui, quand je rentre, la vitesse des voitures m’impressionne - pourtant, je suis motarde! Mais ce qui me fatigue le plus, c’est d’organiser le jour suivant: que va-t-on manger, avec qui? En métropole, on prend beaucoup de temps à organiser sa vie, on a tellement de possibilités de choix, qui veut faire quoi, où, avec qui, ça m’épuise! Là-bas on ne se pose jamais ces questions: on ne doit rien organiser; les choses sont faciles en un sens, le travail, les mêmes personnes pour tous les repas.

Éduquer: Qu’est-ce qui est gai dans ton métier actuel?

C.M: J’aime la recherche; évidemment j’aime le terrain, mais j’aime aussi le côté excitant d’analyser les données, sur quoi débouche tout ce qu’on a vu sur le terrain. Et surtout, j’aime la richesse des rencontres, et les échanges avec des personnes de milieux différents. Sur le terrain ou dans les associations dont je fais partie, rien que de parler de ce qui me passionne, cela fait rencontrer du monde. Il y a des choses difficiles dans la recherche mais les bénéfices dépassent les inconvénients! J’ai beaucoup de chance.

François Chamaraux, Docteur en physique, enseignant en sciences et mathématique

Illustrations: © Coline Marciau

[1] Petite région de l’Antarctique située au Sud de l’Australie [2] Une sorte de petite crevette, à la base de l’écosystème marin antarctique. [3] https://apecsfrance.wixsite.com/apecsfrance/ semaine-polaire [4] La partie la moins australe de l’Antarctique, grande presqu’île face au sud de l’Amérique [5] Une base scientifique située plus loin dans l’intérieur de l’Antarctique. [6] Le héros du fameux film «La marche de l’Empereur», tourné justement Dumont d’Urville [7] Dispositif laser.    

Avr 2021

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